Interlude : Harry et Hermione
Perdue dans la boutique des pompes funèbres, Hermione ignore ce qu'elle fait là. Elle se tient debout au milieu d'une salle remplie de cercueils. Un homme poli vêtu de noir lui a tendu un catalogue, dont elle fait défiler les pages sans vraiment savoir pourquoi. On lui a demandé de choisir un cercueil, une pierre tombale, des fleurs. Pourquoi ? Pour qui ces derniers hommages qu'on lui glisse de force entre les mains ?
Il n'y a rien de plus absurde que de préparer l'enterrement d'une personne disparue. Car sans corps, tous les espoirs restent possibles. Sans réponses, sans certitudes, la personne disparue reste en vie, dans l'esprit de ses proches, dans l'immensité du peut-être. Pour Hermione, Ron n'est pas mort, il a seulement été avalé par le monde. Avalé par la vie, comme des milliers de personnes avant lui. Elle voudrait hurler à tous ces gens autour d'elle de remuer ciel et terre pour le retrouver, au lieu de chercher à l'enterrer...
Perdue dans la boutique des pompes funèbres, Hermione sent ses mains trembler, et une larme s'écrase sur la photo du modèle de cercueil en chêne n°47. Une pression légère sur son épaule vient la ramener au présent :
– Tu n'es pas obligée de faire ça maintenant, murmure la voix de Harry derrière elle. Je vais m'en occuper si tu veux.
Elle se retourne vers lui :
– Il n'y a rien à s'occuper ! s'écrie-t-elle. Ron n'est pas mort, tu entends ! Ça fait seulement deux mois ! Comment peut-on le déclarer mort après seulement deux mois ?
L'absurdité de cette réalité la frappe à nouveau à mesure qu'elle l'énonce. Ron ne peut pas être mort. C'est impossible... Il est tout son monde...
En face d'elle, Hermione voit les traits de Harry se brouiller, et elle sait qu'une part de lui partage son incompréhension. Ils n'ont pas encore franchi toutes les étapes du deuil, tous les deux. Hermione le sait : elle est psychiatre. Harry et elle sont encore dans le déni et la colère brute. Mais Harry a derrière lui son expérience d'Auror, et la connaissance des ténèbres où Ron s'est enfoncé :
– Il menait une mission très dangereuse, énonce-t-il lentement, comme s'il s'adressait à un très jeune enfant. Il... Il n'est pas le premier à ne plus donner signe de vie. Les autres n'ont jamais été retrouvés. Il est vrai que nous ne pouvons avoir aucune certitude, et c'est terrible, mais... Nous n'avons pas le choix : il faut nous résigner au pire.
– Non ! proteste Hermione. Il faut mener une enquête ! Lancer des hommes à sa recherche, tenter de l'aider !
– Nous avons déjà investigué, objecte doucement Harry, du mieux que nous l'avons pu. C'est un milieu trouble et les Aurors ne peuvent pas opérer à découvert. J'ai fait tout ce que j'ai pu, crois-moi.
Harry se détourne soudain, et Hermione comprend brusquement que son ami a honte de lui-même. Plus que du chagrin, il éprouve des remords à l'idée de son échec, à l'idée d'avoir abandonné Ron à des ténèbres sans nom qui ne leur livreront jamais la vérité. Et qu'il a honte de se présenter devant elle aujourd'hui, les mains vides, et de contempler son chagrin... Sa filleule Rose inscrit cet échec au fer rouge dans son cœur.
Alors, sans dire un mot, Hermione répond à son étreinte et tous les deux pleurent en silence. Ce jour-là, ils ont fait le premier pas vers l'acceptation, peut-être. Le premier pas vers un deuil qu'ils savaient ne pouvoir surmonter qu'ensemble.
La cérémonie en l'honneur de Ron a lieu deux jours plus tard. Toute la famille Weasley est présente, partagée entre le chagrin et le déni, comme beaucoup. Ils ne se sont pas encore remis de la mort de George. Alors, perdre Ron si vite... C'en est trop pour Molly Weasley, qui n'est plus qu'une créature sanglotante confrontée à la plus grande crainte de son existence : voir mourir ses proches les uns après les autres...
Ce jour-là, Ginny est venue partager la peine de Harry et Hermione. Mais dans sa compassion sincère, son chagrin authentique, Hermione n'a pu s'empêcher de remarquer une réserve froide, involontaire, sans doute inconsciente. Le reproche inavoué que Ron s'est jeté dans cette situation à cause d'eux. A cause de leurs conflits d'opinion et de ce qu'ils ont entraîné... Cette rancœur, Hermione en conçoit comme une morsure venimeuse au creux de son esprit, et plus que jamais, elle se cramponne à Harry, désormais sa dernière bouée sur cette Terre, le seul à l'avoir soutenue, le seul à la comprendre entièrement.
Les jours passent. Hermione ne croit toujours pas à la mort de Ron. Elle a coupé court au soutien et à l'insistance de ses proches, qui tous s'obstinent à défiler devant sa porte pour lui apporter de la nourriture et un réconfort dont elle ne veut pas. Seul Harry est autorisé à entrer. Parce que Harry comprend. Parce qu'il ressent la même chose qu'elle, qu'ils ont vécu la même épreuve, et parce qu'inconsciemment ou non, tous deux sont dévorés par la même culpabilité, le même dilemme : Ron s'est enfui à cause de son chagrin pour George. Parce qu'il n'a pas pu se confier à eux. Parce qu'il s'est senti entouré d'ennemis incapables de partager son point de vue. Alors oui, en un sens... Ce qui lui est arrivé est de leur faute. Harry et Hermione vivent tous les deux dans l'angoisse et l'espoir d'attendre, parce qu'il faut que Ron soit en vie, parce qu'ils l'aiment, bien sûr, mais aussi car ils ne veulent pas porter cette culpabilité sur leurs épaules...
Hermione est désespérée, déchirée par son chagrin bien sûr, mais aussi par le conflit moral qui se débat en elle : malgré tout l'amour qu'elle éprouve pour Ron, jamais elle n'aurait pu renier ses convictions, jamais... Jamais elle n'aurait pu changer d'avis et condamner Malefoy à mort, même en sachant les conséquences que cela aurait sur le destin de Ron...
Lorsqu'elle se fait ces réflexions, Hermione se fait l'effet d'être une femme terrible et dure, une femme sans cœur qui ne mériterait pas de vivre. Et elle se hait, elle se hait de tout son être. Mais elle ne change pas d'avis.
Harry aussi se hait, parfois, elle le voit. Son ami souffre peut-être encore plus qu'elle, car il est seul et que sa vie lui renvoie le reflet perpétuel de son échec. Tout ce qu'il a sacrifié et perdu au nom d'une cause que personne d'autre ne défend. Harry a préféré ses convictions, ses idées, à la chair tendre de Ginny sous ses doigts ou au bonheur de son meilleur ami. Il a préféré défendre un ennemi perdu à des kilomètres de lui, inconscient de sa lutte, plutôt que de guérir les blessures de ses proches. Et si ces choix étaient à refaire, il les referait, il en est sûr. Hermione le comprend. Ces choix aussi, elle les a faits. C'est pourquoi elle laisse Harry venir chez elle presque tous les jours, presque toutes les nuits, pour le distraire de sa solitude et pour que peut-être, ensemble, ils apprennent à se haïr un peu moins.
Harry est un parrain aimant pour Rose. Hermione sait que la seule vision de ce bébé si jeune, et dont ils viennent d'enterrer le père, lui brise le cœur. Se dire que Rose ne connaîtra jamais son père à cause de lui... Ce chagrin a encore du mal à trouver son chemin dans l'esprit d'Hermione. Car ce serait reconnaître que Ron ne rentrera jamais à la maison, et pour l'instant... Hermione l'attend toujours.
Elle n'a pas rangé ses affaires. Ses chemises sont toutes soigneusement alignées dans la penderie. Son odeur l'accueille toujours lorsqu'elle rentre des courses ou qu'elle s'allonge dans leur lit. Son shampoing à moitié vide demeure ouvert sur le rebord de la douche. Autant de petits détails surréalistes qui lui crient que Ron est toujours en vie, qu'il va forcément rentrer, forcément...
Mais petit à petit, les semaines succèdent aux jours, et les mois aux semaines. L'évidence, terrible, inéluctable, se creuse un chemin dans sa résolution. Harry semble l'avoir accepté plus vite qu'elle. Un matin, Hermione se réveille face à un paysage couvert de neige, et elle réalise brusquement, le cœur étreint, que Ron ne rentrera pas. Qu'il a déserté leur vie depuis trop longtemps et que s'il respirait encore, il aurait dû leur envoyer un signe, trouver un moyen, n'importe lequel, pour leur signifier qu'il était toujours là... Elle ne sent plus son odeur sur son oreiller.
Ce jour-là, Hermione s'est effondrée en larmes. Harry était là : il a recueilli ses pleurs sans un mot, sans qu'ils aient besoin de parler. Alors seulement, un quotidien sans Ron s'est installé. Et dans ce quotidien, il y avait Harry.
Il était tout le temps là, soutien infaillible, incommensurable, jusque dans les plus petits détails. Il faisait les courses, passait parfois chercher Rose à la crèche – Hermione avait repris le travail depuis quelques semaines – préparait à manger avant qu'elle ne rentre. Les week-ends, ils faisaient des sorties ensemble pour distraire Rose. La petite venait de fêter ses un an. Elle commençait peu à peu à marcher, à parler... Elle était un monde en soi. Un univers de rires et de découvertes qui leur rappelait douloureusement Ron, mais qui, en même temps, mettait du baume à leur cœur et les forçait à entrevoir l'avenir. Petit à petit, malgré eux, Harry et Hermione tournaient la page. Parce qu'ils étaient ensemble. Parce qu'ils partageaient cette union étrange, cette chaleur mutuelle, ce réconfort qui leur permettait de tenir debout. Qui leur donnait la force de se lever le matin. Sans aucun doute, ni l'un ni l'autre n'avait prévu que cette petite étincelle se transformerait un jour en quelque chose d'autre.
℘
Il fait froid ce jour-là. Harry a allumé un feu dans la cheminée. Rose s'est endormie sur le canapé, avec l'insouciance qu'ont les enfants de son âge : étendue sur le ventre, un ours en peluche au creux de ses bras. Hermione la prend tendrement contre elle sans la réveiller et part la mettre au lit. Alors, les deux amis se retrouvent seuls, comme ils l'ont été tant de fois ces derniers mois. A priori, rien ne semble différent. Pourtant, tandis qu'ils restent là à regarder le feu, assis à même le sol comme des enfants, Harry saisit la main d'Hermione dans un geste naturel et caresse tendrement le dos de sa paume. Hermione le laisse faire, sans que rien ne vienne troubler son regard hypnotisé par les flammes, sans même s'en rendre compte, en vérité. C'est tellement naturel.
Ils restent silencieux, perdus dans leurs pensées et dans la consolation qu'ils s'apportent l'un à l'autre. Hermione finit par lever les yeux sur l'homme à côté d'elle, et c'est comme si elle revenait au présent tout à coup. Ou plutôt, c'est comme si elle réalisait sa présence pour la toute première fois. Sans briser la bulle dans laquelle ils se sont réfugiés. Elle dessine le visage de Harry à la lueur des flammes : elle voit ses traits, ressent son odeur, leur passé, sa voix, et tout ce qu'il représente pour elle, la place qu'il a prise dans sa vie. Elle a mal ; elle devine en lui une blessure semblable, et c'est peut-être pour combler cette blessure que leurs visages se rapprochent tout à coup et que leurs lèvres se frôlent, une fois, deux fois, à peine une demi-seconde...
Hermione se fige ; Harry aussi. Il se recule. Dans ses yeux, elle lit une totale incompréhension : il est perdu, tout comme elle. Et il souffre. Il se sent déchiré, coupable : toutes ces émotions, elle les ressent en même temps que lui, à la seconde près. Mais elle perçoit son cœur battre très vite sous ses doigts. Sa main a agrippé son pull sans qu'elle ne s'en rende compte, et rien au monde ne pourrait la faire lâcher à cet instant. Pas Harry. Elle ne peut pas perdre Harry.
Elle se sent attirée vers lui comme par un aimant : attirée par sa dernière bouée de sauvetage sur Terre, par son soutien, sa compréhension sans bornes qui les unit naturellement, leur complicité au-delà des mots... Harry a rendu sa douleur un peu moins vive. Il a partiellement obturé le vide que la disparition de Ron avait creusé dans sa vie. Ils ont traversé cette épreuve ensemble, et cela les a liés l'un à l'autre, comme s'ils avaient été chauffés, refondus puis soudés ensemble, incapable de se défaire l'un de l'autre désormais.
Hermione a besoin de Harry. Et elle lit dans ses yeux un même désir. C'est mal : ils s'aiment mais pour les mauvaises raisons, les mauvais choix. Tant pis. Ils s'aimeront du mieux qu'ils pourront.
Laissant tomber ses barrières, Hermione embrasse à nouveau Harry, à peu près au moment où Harry lui-même abandonne les armes. Ils s'enlacent et échangent un baiser infiniment plus passionné que le premier, un baiser conscient et pourtant tout aussi surréel, étrange, déroutant, pour elle comme pour lui. Ils ont toujours été amis. Ils ont toujours été presque comme frère et sœur...
Et pourtant ce soir-là, le chagrin les a brisés pour former autre chose. Ils ne voient plus en l'autre qu'un puits d'amour dont ils ont désespérément besoin de s'abreuver. Alors ils se déshabillent sans bruit, ignorant les quelques larmes qui glissent de leurs yeux, et ils se serrent l'un contre l'autre sur les coussins, devant le feu, comme s'ils voulaient aspirer toute la chaleur de leur peau, comme s'ils voulaient se fondre et ne plus jamais se séparer, ne plus jamais être seuls. Ils souffrent toujours, mais c'est une souffrance bienfaisante, apaisée, car frottée au sel du réconfort et des baisers.
Lorsqu'ils arrivent au terme de cette nuit étrange, Harry et Hermione se regardent, et ils savent que cet instant sera décisif. Ils peuvent choisir ou non de renier ce qu'ils ont fait. Ils se contemplent, laissant distraitement leurs doigts s'entremêler par jeu. Le feu meurt dans la cheminée au rythme de leurs respirations tranquilles. Harry caresse le visage d'Hermione.
Ils ne renieront pas.
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