1 - l'ombre de la compassion
Exténuée, au seuil de la mort, sa transpiration mêlée à la poussière des champs et des années de servitude rendait son pelage encrassé, lui donnant un aspect pitoyable. Affamée mais téméraire, la bête continuait corps et âme à donner le meilleur d'elle-même pour récolter l’aumône. Chaque jour, elle sculptait ses muscles puissants dans l'effort. Ses yeux, d'un vert éclatant, émergeaient comme des joyaux au milieu de la saleté qui les entourait, un contraste saisissant entre leur éclat et la déchéance. Deux petites cornes, légèrement abîmées, ornaient son front. Sur son cou, des veines saillantes témoignaient de ses efforts incessants, tandis que ses côtes démontraient la maigreur de son corps affaibli par les privations. Malgré tout, sa stature imposante lui aurait permis de tirer la charrue avec aisance si ses sabots détériorés ne l'avaient pas fait souffrir atrocement sur ce sol brûlant. Chaque nuit, une chaîne lui enlaçait la chair, symbole d'une vie de miséricorde, pour ensuite retourner à son ouvrage au petit matin, comme un destin inéluctable auquel elle était liée. Condamnée à une vie d’obéissance sous nos ordres pour espérer une maigre pitance, abandonnée à son triste sort, martyrisée auprès des autres, nul ne ressentait de sympathie pour ces créatures de l’enfer. On les surnommait les « entités damnées ».
Je tirai avec force sur la corde, solidement fixée à ses cornes, cherchant à soutenir l'effort de la bête pour avancer. Attachée à son poitrail, la charrue semblait peser lourdement sur elle, et les signes de fatigue étaient évidents. Chaque avancée était un véritable combat, ses muscles tremblants luttant contre la résistance du sol. Ses pas laborieux et son souffle haletant révélaient les défis qu'elle devait surmonter. Chaque pas martelait la terre, transformant la plaine en un vaste tambour résonnant. Mes mains, écorchées par l'effort, étaient témoins de cette lutte constante. Malgré mes propres douleurs, je me sentais coupable de me plaindre. En voyant la détermination farouche de l'animal, ma liberté semblait presque indécente. Une brise légère vint caresser mon visage, puis se dirigea doucement vers la bête. Dans ce moment éphémère, il semblait que même la nature reconnaissait la force de cette créature, lui offrant un répit bienvenu sous le poids accablant du soleil ardent.
La matinée passa rapidement, comme chaque jour, entre la préparation du sol, le contrôle des mauvaises herbes, l’incorporation du fumier et les réparations du matériel. Nous ne pouvions nous permettre de nous reposer une seule journée. Une dizaine d’hectares furent divisés pour les diverses plantations. Le soleil atteignait son zénith et mon estomac, criant famine, me poussa à me précipiter vers l'atelier de ma mère. Niché près du ruisseau qui traversait le village, un moulin à eau était relié à cette petite cabane rustique. On entendait un bruit sourd à chaque rotation des roues à aubes, écrasant les grains de blé entre les meules de pierre pour produire de la farine. À travers les interstices des planches, une lumière tamisée s’infiltrait, procurant une sensation de chaleur et de convivialité à l'intérieur de la cabane. On pouvait y déceler tout un tas d’épices et d'outils, révélant le savoir-faire de ma mère. À mesure que je m'approchais, le grondement des meules me fournissait une couverture sonore idéale pour la surprendre. J'avançai prudemment, savourant l'anticipation de ce moment. Soudain, je bondis en avant, espérant la surprendre en lui sautant dessus.
— Oh, par les saints, mon cœur bat la chamade tel un tambour de guerre ! Je crains que je ne fasse un évanouissement digne des légendes si cela continue, énonça-t-elle d'une voix assurée.
— Maman, je t'ai effrayée, pardon. Avec tout ce vacarme, tu ne m'as pas entendu. On dîne bientôt ?
Mon sourire au coin des lèvres trahissait la joie intérieure que j'avais à réussir mon coup.
— Va donc, mon fils, prends un temps de repos bien mérité pendant que je termine ces tâches. Je m'occuperai de tout, car cet après-midi, nous devons veiller à achever le champ de tomates et de maïs. Tes efforts seront récompensés, sois-en sûr.
— Maman, j'ai les mains pleines d'égratignures, j'ai vraiment l'impression que c'est moi qui tire la bête plus qu'elle ne tire la charrue elle-même. Ne pourrions-nous pas lui donner plus de nourriture pour qu'elle nous aide davantage ?
— Par les farfadets espiègles des montagnes, mon fils ! Aurais-tu confondu ton bon sens avec une pomme de pin ?
Je me tus et partis me reposer dehors en attendant qu'elle m'appelle pour manger. Je ne pouvais lui en tenir rigueur pour son refus catégorique ; ce sont ces bêtes qui lui ont enlevé l'amour de sa vie et de sa famille. Je n'avais rien à lui dire, mais malgré tout, cela me faisait de la peine. Je suis sûr que cette pauvre bête éprouve des sentiments au fond d'elle ; elle n'a jamais voulu se retrouver coincée ici. Je m'allongeai et contemplai le ciel d'un bleu vif, parsemé de petits nuages. Je me demandais s'il existait d'autres survivants sur cette terre... Mon esprit vagabonda à la vitesse des nuages, et je me remémorai alors les aventures de mon père. Mes paupières de plus en plus lourdes m'emmenèrent au seuil des rêves. Alors que je commençais à m’assoupir, ma mère me fit sursauter à son tour, ramenant mes pensées à la réalité. Mes yeux, émus par ces souvenirs.
— Sangfugol, le repas est servi !
Je la rejoignis en marchant lentement, mon corps alourdi par la fatigue. En entrant dans la pièce à manger, l’odeur qui s’en dégageait me parcourut l’échine.
— Sensationnel, tu as fait ton ragoût spécial, c’est délicieux.
C'étaient les restes qu'elle avait laissés mijoter la veille, agrémentés d'une sauce transmise de génération en génération. Elle ne voulait pas encore me révéler la recette, arguant qu'elle ne la donnait que lorsque l'on pouvait identifier presque la totalité des ingrédients. À ce qu'il paraissait, j'en étais presque à la moitié, mais cela m'importait peu. Je n'aimais pas la cuisine, préférant m'entraîner au combat. Quoi qu'il en soit, j'adorais ce repas.
— Allez, prends des forces, il faut que tu tires cette saleté de bête. Si elle ne nous aidait pas autant, je l'aurais déjà cuisinée.
Je regardai son regard empli de haine.
— Ma très chère mère, n'oserais-tu pas laisser ton fils bien-aimé accomplir cette tâche pénible seul ? Et je doute fort qu'elle soit aussi méchante que l'on le prétend !
— Par les lunes changeantes et les échos des vieilles légendes, mon fils ! Es-tu sérieux pour proférer de telles inepties ? Les villageois pourraient te bannir si de telles balivernes venaient à leurs oreilles !
Moi qui espérais toucher le cœur de ma mère, je redoutais d'avoir échoué. Silencieux, je m'attablai et dégustai ce qui se trouvait dans mon assiette, évitant son regard. Je savais combien elle méprisait ces créatures, mais entre sa rage envers elles et son amour pour moi, je me demandais lequel l'emportait réellement. Son silence était aussi lourd que l'ombre des bêtes maudites qui rôdaient autour de nous, et je me sentais comme pris au piège entre ces deux sentiments antagonistes.
— Merci, mère, pour le repas. Je vais m'employer à mes devoirs.
Sans me retourner, je me levai et partis. Je ne voulais rien entendre d'autre. Souvent, je me perds dans mes pensées et je parle à voix haute, sans mesurer le poids de mes paroles. Je retournai chercher la bête que j’avais attachée à un poteau à l’ombre avec un bol d’eau. Je ne ressentais que de la peine à son égard. Je la détachai, lui remis la charrue et entamai l’après-midi pour achever le labour du champ de tomates et de maïs, une tâche qui nous avait pris une semaine, elle et moi. Nous étions épuisés. Quand mes yeux se posèrent sur cette pauvre créature, mon cœur se serra. Je voulais lui offrir davantage, car elle avait travaillé sans relâche. La journée passa à une allure folle, le soleil commençait à se coucher, teintant le ciel de nuances dorées. Il me restait encore quelques mètres à labourer pour finir. Je poursuivis ma tâche plus tard que d'habitude. Ma mère, épuisée elle aussi, vint me dire qu'elle allait se coucher et que le repas était prêt. Le crépuscule était d'une beauté sans égale. Ses nuages teintés d’une couleur rosée, étincelaient les cieux. En contemplant ce paysage, je me demandais comment des actes aussi barbares avaient pu se produire dans ce monde aussi merveilleux. Une fois le travail terminé, je partis m'hydrater, et sur le chemin du retour, je vis la bête étendue. Mon cœur se brisa en voyant cette pauvre créature qui avait lutté pour une maigre pitance et un peu d'eau. Je ramenai la créature dans son enclos à l’ombre, lui déversai un filet d’eau sur elle. À ce moment-là, elle hennit, comme pour me remercier de ce geste. Je courus chercher la nourriture que ma mère m'avait préparée pour lui donner. En lui versant devant elle, dans ses yeux pleins de tristesse et de fatigue, j'ai cru y entrevoir une fine lueur de remerciement. Même si cet acte était strictement interdit, personne ne s'en rendrait compte. Je terminai de laver les outils, la fourche, avant d'attacher solidement la bête à son enclos. Je ne voulais pas qu'elle trouve la force de s'échapper. Puis, je me frictionnais avec du son de blé et de l'avoine mélangés à de l'eau, et je me couchai sur ma paillasse. Demain, il me faudrait planter les graines en terre pour assurer la moisson à venir.
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