2 - le lien de sang

13 minutes de lecture

La lueur argentée de la pleine lune filtrait à travers les rideaux de soie, baignant ma modeste chambre d'une aura mystique. Au cœur de cet espace exigu, ma paillasse était posée à côté d’un tabouret en bois usé qui servait de commode rudimentaire, ses coins érodés racontant les histoires passées. Sur son sommet, reposait un petit amas de vêtements confectionnés par la couturière du village en échange de nourriture. C'était ainsi que fonctionnait notre communauté, dans un système de troc où chacun apportait sa contribution pour subsister. Malgré la fatigue qui pesait sur mon corps, mon esprit était agité par les remords de mon acte, enfreignant les règles du village. Persuadé que personne ne découvrirait ma transgression, je m'efforçai de me rassurer. La bête était attachée avec plus de précaution qu’à l'ordinaire, écartant tout risque de malheur. Pourtant, une anxiété persistait, me tourmentant tandis que je tentais en vain de trouver le sommeil. Les heures s'étiraient interminablement, malgré la quiétude de la nuit. Allongé, les yeux fixés sur les planches de mon plafond, je me sentais prisonnier de mes propres actions. Soudain, des cris de panique rompirent le calme ambiant. Mon corps se mit en mouvement instinctivement, malgré la fatigue persistante qui l'accablait. Combien de temps avais-je réussi à dormir ? Cette question me hantait, mais rester immobile n'était plus une option alors que le village s'embrasait dans l'agitation.

Les Prancks, armés de lances et de cordes, arrivèrent et se mirent en position, encerclant la bête, tous les autres villageois s'emparèrent de projectiles afin d’aider au mieux leurs valeureux combattants si nécessaire. Le regard de la bête trahissait une angoisse bien plus profonde que la nôtre, mais nul ne s’en souciait. Pour nous, les humains, ce n’étaient que des démons que l’on devait soit exterminer, soit asservir pour nos propres besoins, ce n’étaient que des êtres sans émotion semant le carnage et le chaos. Le temps s’arrêta et se figea pour tout le monde, on attendait le hennissement de la bête aux aguets de toute attaque, prête à donner tout son possible pour sa survie dans ses derniers retranchements. Leurs regards, pleins de rage et de férocité, montraient que la lutte allait bientôt commencer. Les Prancks, ainsi que la bête, guettaient, attendant que l’un ou l'autre fasse le premier pas pour riposter. Chaque seconde qui s'écoulait semblait étirer le temps jusqu'à l'agonie. C’est alors qu’un groupe de trois guerriers se précipita sur la bête. Un des guerriers arriva en face d’elle. Cette dernière, d'une masse imposante de muscles, malgré sa fatigue se dressa devant lui, émettant un grondement sinistre qui ébranla les arbres alentour. Prêt à l'attaque, le guerrier sentit son cœur battre avec une intensité sauvage, ses sens aiguisés par l'adrénaline de la bataille imminente. Alors que la créature se préparait à charger, le guerrier prit une profonde inspiration, se concentrant sur le moment présent. D'un mouvement fluide et puissant, il avança, déterminé. À l'instant où la bête se lança vers lui, il bondit enfonçant sa lance dans le sol et s'élança vers le ciel comme un faucon s'envolant vers la liberté. La créature, prise par son élan, fracassa la lance de sa tête massive, la brisant en deux avec un grondement assourdissant. Tel un acrobate intrépide, le guerrier retomba en selle sur la bête, luttant pour maintenir son équilibre dans cette danse chaotique de force et de danger. Deux de ses compagnons d'armes agirent incroyablement vite, déployant une corde avec une précision chirurgicale. Dans un ballet coordonné, ils se jetèrent de chaque côté de la créature, entourant sa tête de la corde. Avec une synchronisation parfaite, ils lancèrent les extrémités de la corde au guerrier, lui offrant l'arme ultime pour neutraliser la bête. Dans un dernier effort, le guerrier tira sur la corde avec une force implacable, resserrant le lien autour du cou de la créature avec une détermination inébranlable. Et alors que le silence tombait sur le champ de bataille, le combat prit fin. Les villageois n’en revenaient pas de voir les exploits de leur protecteur en tant normal, ils se battent en dehors du villages, le combat fut terminé aussi vite qu’il commença. Laissant derrière lui une victoire acquise avec bravoure et ingéniosité. Après avoir neutralisé la bête avec habileté, le guerrier se tint devant Damce, notre chef.

Revêtu d'une longue robe de nuit en soie, qui tombait tel un voile lunaire jusqu'à ses mollets, Damce, le sage chef du village, arborait des cernes profondes, témoins des nombreuses épreuves qu'il avait traversées. Son visage, sculpté par le temps et marqué par la sagesse, reflétait la résilience d'un homme qui avait dédié sa vie à la protection de son peuple. Malgré son âge avancé, sa voix résonnait toujours avec une puissance indéniable, portant la décision qu'il s'apprêtait à annoncer devant son peuple fidèle.

- Dans deux jours, la bête sera exécutée. En attendant les préparatifs, elle sera enchaînée à l'abri de tous.

Le guerrier avança avec assurance, guidant la bête capturée dans une cage. Ses mouvements étaient empreints d'une certaine grâce, témoignant de la noblesse de son caractère. La scène qui se déroulait sous les yeux ébahis des villageois était d'une solennité rare, marquée par la prestance des Prancks, ces valeureux protecteurs de la cité. Cependant, malgré la magnificence de cette mise en scène, une lueur de tristesse envahissait mes pensées. Dans le regard de la bête, je discernais un océan de désespoir et d'incompréhension. Elle semblait vouloir prouver sa valeur, réclamer sa liberté, mais ses efforts se heurtaient aux barrières de la captivité et de l'oppression. Face à la puissance écrasante des hommes, sa détresse paraissait insurmontable. Et pourtant, si elle n'avait pas été aussi fragilisée, le dénouement de cette histoire aurait peut-être été différent.

Au faîte de l'aube hésitante, quand la lumière dorée bataillait contre les ombres de la nuit, s'efforçant de chasser la rosée perlant sur les pavés du chemin de retour, ma mère me demanda d’un ton froid :

- As-tu accompli quelque chose d'inhabituel?

- Non, mère. lui répondis-je d’un air naturel.

Je ne pouvais dire si elle avait été dupée par mon mensonge, mais elle ne laissa rien paraître. Mentir à ma mère me pesait. En fait, je ne l’avais fait qu’une seule fois, juste après la mort de mon père.

Elle me regarda fixement.

- Qu'importe, le champ devra être semé. Par chance, le labour est achevé avant cet accident. Sans quoi, tu aurais été contraint à la pénible besogne de la pioche.

Étendu dans l'herbe, je contemplais le soleil s'élever dans le ciel. La matinée avait débuté tumultueusement. Un sentiment de déception et de colère m'envahit en repensant à mon geste. En offrant cette maigre ration à la pauvre créature, je n'avais fait que perpétuer son malheur. Elle n'était pas responsable de ses actes, juste guidée par son instinct. À travers la paroi défoncée de la hutte voisine, les habitants n'avaient vu que vandalisme et terreur, ignorant la véritable détresse qui animait cette bête désespérée.

Avant de débuter ma journée de semences, un souvenir me revint en mémoire, celui de mon dernier moment avec mon père. C'était il y a trois ans, après un affrontement éprouvant contre le fameux Minotaure. À son retour, il était dans un état lamentable, tandis que ma mère, aidée du soigneur du village, préparait une potion pour le soulager. J'étais là, à ses côtés, tandis qu'elle me mettait en garde de ne pas le toucher, craignant que je lui fasse mal. Transporté par deux Prancks à son arrivée au village, il était plongé dans une léthargie de plus en plus profonde. Je le contemplais, immobile, les yeux clos. Dans mon esprit, les questions fusaient, cherchant désespérément des réponses à cette situation incompréhensible. Avec précaution, je m'approchai de lui, murmurant à son oreille d'une voix tremblante.

- Papa, je t'en prie, ne m'abandonne pas. J'ai tellement besoin de ta...

Je ne pus finir ma phrase qu'il m’attrapa par le bras, ouvrit les yeux et me dit :

- Fils, un fardeau, pèse lourdement, sur notre famille.

Je sentais ses paroles peiner à franchir ses lèvres, mais elles devaient être dites, quoi qu'il en coûte. Je l'écoutais, le cœur serré, incapable de lui demander de se ménager. J'étais là, immobile, accroché à ses paroles comme à un précieux héritage.

- Ta mère, nourrit, une aversion profonde, envers les bêtes. Trouve, les mots, que je n’ai, jamais, réussi à lui dire. Nous détenons, cette malédiction, ou don exceptionnel, de communiquer, avec elles. Bois, de leur sang, ensuite, pars à la reconquête, de la paix. J'ai attendu, avec une patience infinie, que tu atteignes, ta destinée de Prancks. Pour que l’on parte, tous les trois. Pardonne-moi, mon fils. Prends soin, de ta mère.

Je fus bouleversé, figé sur place, le regard rivé sur son départ, sa main toujours dans la mienne, alors qu'il s'en allait. Lorsque ma mère entra dans la pièce, elle vit qu’il me tenait encore le poignet, malgré son corps sans vie. Mes pleurs envahirent la pièce entière, ma tristesse se répandit tout autour, comme une onde de chagrin. Ma mère se mit alors à m’accompagner dans cette tristesse mutuelle, tel le poids insoutenable d’un deuil. Jusqu'à présent, j'ai gardé le silence sur les événements de cette journée, craignant sa réaction si je lui en parlais. Je n’avais jamais osé franchir le pas. Mais je me sentais responsable de l'état de cette pauvre bête. La sentence aura lieu dans deux jours, il me faut la retrouver avant la date butoir. Mon seul espoir, si je compte réussir à appliquer mon plan, c'est cette nuit. J’avais peur que cela ne soit qu’un délire d’un homme mourant, sénile au bord de la mort. Même si j’étais convaincu que ce n’était pas de la folie, il fallait que j’essaie. J’étais plus motivé que jamais.

Pendant trois années, ses paroles pesèrent dans mon cœur. Je n'avais pas le courage de les mettre à l'épreuve, ne voulant pas être déçu. Mais ce soir, je devais agir. Mon esprit était immergé dans des pensées profondes comme les racines d'un vieux chêne. Ma mère, croisant mon chemin à plusieurs reprises, me réprimanda :

- Par les barbes des anciens, mon fils ! Si tu crois que les carottes vont germer d'elles-mêmes comme par magie, tu es plus perdu qu'un gobelin dans une forêt d’orcs.

Mon esprit était envahi par la bête, m'empêchant de répondre à ma mère. Ses paroles résonnaient comme des échos lointains. Travailler me semblait impossible, et écouter ma mère me semblait être un défi insurmontable. Plus je méditais sur la situation, plus je me persuadais de passer à l'action dès ce soir. La journée passa vite malgré mon travail peu assuré.

- Mon fils, quel tourment te ronge l'esprit ?

- Rien, répondis-je d'une mélancolie diffuse.

Elle désigna mon assiette, où je n'avais rien touché. Habituellement, après une dure journée de labeur, je remplissais ma panse deux fois plutôt qu'une.

- J’espère que ce n'est pas à cause de cette vile créature. Ce qui lui adviendra aurait dû être le sien depuis longtemps.

- Tu ne peux pas comprendre.

D'un ton sec et froid, je quittai la pièce, la laissant seule pour la première fois. Je n'osais même pas imaginer la tristesse que je lui avais prodiguée par mon insolence, mais il était trop tard pour m’excuser. Quoi qu’il en soit, je lui raconterai tout à mon retour.

La demi-lune brillait avec éclat dans les cieux, ourlée de quelques nuages qui rehaussaient sa splendeur. Le vent caressait ma peau avec une tendresse infinie. Immobilisé, je me laissai envahir par ce spectacle enivrant. "Allons, Sangfugol, courage, c'est ce soir que tout va se jouer." Même s’il me restait deux nuits, il fallait que je tente ma chance ce soir. Je m'appropriai des rations de nourriture, de quoi m'abreuver, une cape pour me protéger du froid, et le couteau finement aiguisé de mon père, prêt à faire saigner la bête le plus délicatement possible et à en boire. Je me suis mis à couvert à une quinzaine de mètres de l'endroit où la bête était enfermée. J’observais le tour de garde : deux hommes se tenaient en faction devant. Après une longue attente, un troisième est sorti de la pièce où cette créature était enchaînée. Je remarquai que des villageois ordinaires, au devant de la porte. Les Prancks étaient occupés à des tâches plus importantes, et les breuvages qu’ils consommaient en abondance ne pouvaient que m’aider. Je considérais cela comme une aubaine si leur surveillance se montrait moins attentive. J'attendis et ouvris grand mes oreilles pour essayer de déceler le moindre indice. Il suffisait juste qu'ils partent tous se soulager pour que le passage soit dégagé. Le moment tant attendu arriva, je vis les gardes se lever et vaciller. Je courus et mis tous mes sens en éveil. Je parcourus les endroits les plus ombragés possibles, afin de camoufler au mieux ma présence, puis rentrai dans la pièce. Dans un silence oppressant, brisé seulement par le sinistre murmure du vent qui passait à travers le mur de planches, le sol était marbré de rouge, une mare épaisse et sombre qui semblait absorber la lumière même de la lune. La bête gisait là, ses flancs haletants soulevant péniblement sa poitrine ensanglantée, ses yeux ternis par la mort imminente. Un frisson d'horreur parcourut mon échine en observant les ravages des villageois sur cette bête. Une odeur nauséabonde, mélange de chair putréfiée et de fer, emplissait mes narines, menaçant de me submerger. Malgré le peu de temps écoulé depuis son enchaînement, ils avaient déjà semé suffisamment de torture pour emplir cette bicoque de l'essence même de la mort. Je sentis un mélange de colère et de répulsion monter en moi face à cette scène macabre. Comment une créature pouvait-elle être si dépourvue de compassion ? Mon indignation se mêlait à une terreur croissante alors que je réalisais que le danger n'était pas écarté. Les villageois surveillaient cet endroit, ils pouvaient me reconnaître ou, pire, alerter les Prancks à tout moment. Dans un silence glaçant, je me sentis seul, vulnérable, confronté à l'horreur brute dans toute sa cruauté. Et dans ce moment de désespoir, je sus que la lutte pour sa survie serait incroyable. Dans un geste de compassion instinctive, je glissai ma main sur le pelage de la bête, appréciant sa chaleur, sa texture sale et ensanglantée. Comme si sous sa carapace se cachait une âme autrefois libre, maintenant emprisonnée dans les chaînes de la captivité. Le son de son hennissement résonnait dans l'air, un mélange de douleur et de détresse qui me transperçait le cœur. Je me sentais impuissant face à sa souffrance, désireux de lui offrir un peu de réconfort. Le poids de la culpabilité m'étreignait alors que je réalisais que cette bête, bien que monstrueuse dans sa puissance, était également une victime de circonstances cruelles. Un regard furtif jeté à l'entrée révéla un vide inquiétant où les gardes auraient dû se tenir. Une sensation de danger imminent m'envahit alors que je réalisais que nous étions seuls, abandonnés à notre sort dans les entrailles sombres de cet endroit maudit. Prenant une profonde inspiration, je me résolus à agir. Avec précaution, je rassemblai les derniers restes de nourriture que j'avais et les offris à la bête, espérant apaiser ne serait-ce qu'un instant sa faim. Mais au fond de moi, je savais que ces maigres provisions ne suffiraient pas à prolonger sa vie pour bien longtemps. Dans cet instant de proximité avec la bête, je réalisai que malgré c'est cinq années de captivité, nous n'avions jamais pris le temps de nous comprendre réellement. À mes yeux, elle ne représentait pas un monstre assoiffé de sang, mais une créature vivante qui se bat pour sa propre survie, douée de sensibilité et de conscience, emprisonnée dans un cycle de violence dont elle ne pouvait s'échapper. Avec un soupçon de regret et une lueur d'empathie dans le regard, je posai ma main sur sa tête une dernière fois, voyant mes mains pleines de son sang. Mon corps réagit instantanément et je portai mon index à mes lèvres, puis avalai. Je me maudis pour cet acte barbare et priai mon père pour qu'il ne soit pas devenu sénile avant de mourir. Le goût amer et l'odeur âcre qui se répandaient partout autour me donnèrent un haut-le-cœur. Soudain, mon bras me picota, je le fixai et vis une inscription d’une noirceur sans égale. J'étais stupéfait par ce motif qui me prenait la moitié du bras. Des symboles dont je n'avais pas connaissance. Je contemplai ce dessin, mais soudain je vacillai et tombai par terre, ma tête allait exploser, des échos lointains et incompréhensibles résonnaient en moi. Je voulais que ce sentiment cesse, je m’empêchais de crier afin de ne pas alerter l’extérieur, je me mordis aussi fort que possible la lèvre inférieure, mes yeux tombèrent sur ceux de la bête, et elle, que ressentait-elle ? En repensant à ce sentiment, je recouvris plus de sérénité et de force, alors que les échos résonnaient encore et encore, devenant de plus en plus nets et précis, jusqu’à ce que j’entende une voix fluide :

- Libère-moi de cette souffrance, accorde-moi la rédemption.

Les larmes m'envahirent à l'écoute des mots de la bête. À travers son chagrin, j'ai réalisé que mon père n'avait jamais cédé à la folie. Ses dernières réserves de force, il les avait préservées pour moi, son fils. C'était à la fois poignant et réconfortant. J'ai doucement posé mes paumes sur sa tête, sentant nos destins entrelacés par les chaînes d'un destin impitoyable. Ne sachant comment exprimer mes intentions à la bête, j'ai chuchoté silencieusement en la fixant, espérant qu'elle comprenne.

- Je vais t'arracher à ce lieu. Ensemble, nous voguerons vers des contrées lointaines. Je te demande pardon pour toute douleur que j'aurais pu t'infliger. S'il te plaît, tiens bon.

Mes larmes ont perlé sur le pelage de la bête. Avec un effort surhumain, elle m'a regardé et a acquiescé, signifiant qu'elle ferait de son mieux. Je suis devenu son ultime espoir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Alan Corsaletti ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0