Chapitre 2. WILL

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— Tu te magnes, Cylia ? crié-je, en tambourinant du plat de la main contre la porte de la salle de bains.

— J’en ai pour une minute !

Je consulte ma montre à mon poignet. Geste inutile, puisque je sais déjà précisément l’heure qu’il est.

— On ouvre dans moins d’une heure ! m’impatienté-je.

— Je suis bientôt prête !

— Oui, mais pas moi !

— Ah tu vois, c’est toi qui es en retard ! me nargue-t-elle en ouvrant la porte avec un air moqueur.

Cylia est pimpante. Fraîche comme la rosée du matin, en cette fin d’après-midi. Elle a dormi comme un loir après une soirée franchement réussie, et malgré un léger incident. Il a été convenu avec Thierry et Maxence qu’il n’était pas utile de relater à Hervé cet événement qui a mis Cylia très mal à l’aise.

Elle s’efface pour me laisser passer alors que je me rue devant le miroir du lavabo. A côté d’elle, j’ai l’air frais comme la bouteille de rosé de la veille. Et ça me met de mauvais poil. Dilemme. Est-ce que je prends le temps de me raser, ou bien est-ce que je garde cette repousse de quelques jours ? Je n’ai pas le temps, en fait. Hervé nous attend déjà pour débriefer de la soirée. Je suis presque sûr de me couper si je me rase à toute vitesse. Fait chier. Au lieu de faire une sieste, j’aurais mieux fait de me préparer.

— Tu te magnes, Will ? me crie Cylia depuis le salon. Je te signale que je t’attends, là !

Quelle peste.

— J’en ai pour une minute !

— Remarquable retournement de situation, ironise-t-elle en apparaissant dans l’encadrement de la porte.

Elle a déjà mis ses sandales plates et enfilé sa veste en jeans.

— Lâche-moi deux secondes, s’il te plait, répliqué-je en tentant de discipliner mes cheveux ébouriffés.

J’applique à la hâte sur mon visage une noisette de crème hydratante, censée combattre les dix-huit signes de la fatigue masculine, ou un truc de ce genre. Mes yeux bleus sont toujours finement cerclés de rouge, comme si je sortais d’une gueule de bois.

— Je peux t’emprunter ton anticerne ?

— Tu sais où il est, me répond-elle en haussant le sourcil. Mais tu as conscience que personne ne remarquera tes cernes dans la pénombre ce soir ?

J’applique une couche généreuse sous mes yeux que je tamponne ensuite avec mon doigt.

— Au bar, mademoiselle, il y a plus de lumière. Je suis sous les feux des projecteurs.

Cylia pouffe de rire.

— Quoi ?

— Bon allez dis-moi : c’est quoi son petit nom ? me demande-t-elle, espiègle.

Démasqué. Si tant est que je me cache de quoi que ce soit avec elle.

— Et bien… c’est une bonne question. Je n’en ai aucune idée ! Mais il a un truc. Et quand je lui ai demandé si l’endroit lui plaisait, il m’a dit qu’il reviendrait très prochainement. On est samedi soir, tout est permis !

Elle fronce les sourcils.

— C’est quelqu’un qui était présent hier ? Tu fais gaffe, hein… Hervé n’aime pas trop quand ça fricote avec les clients.

— Rassure-toi, je n’ai pas prévu de le sucer dans les toilettes de notre pub.

­ — Mais par contre dans les toilettes d’un autre bar, ça ne te dérangerait pas, conclut-elle.

Je me tourne vers elle, avec un air choqué.

— Mais enfin, Cylia ! Un peu de romantisme !

* * * * *

Lorsque nous arrivons enfin au travail, Cylia et moi, il est 16h passés. Le store banne est déployé pour ombrager la devanture. Les lettres d’or « MACLEOD » sur fond bleu nuit brillent sous le soleil étonnement chaud de cette journée d’octobre.

Maxence a déjà fini de balayer le trottoir devant la porte d’entrée – une exigence d’Hervé, inutile selon moi, puisque notre terrasse est située au calme, dans l’arrière-cour. Notre jeune aide de cuisine est en train de sortir la grande ardoise sur laquelle Thierry a déjà tracé de sa belle écriture arrondie les horaires de l’happy hours et la suggestion du chef pour un petit-en-cas à l’heure du goûter – gaufre sucrée, Nutella ou confiture, ou salée au cheddar et bacon.

Tout semble indiquer que nous ne sommes pas en avance pour la préparation de l’ouverture. Maxence me le confirme d’ailleurs rapidement :

— Hervé vous attend depuis un moment, il n’a pas arrêté de me poser des questions sur la soirée.

— Je lui ai envoyé un SMS cette nuit pour lui dire que tout allait bien, indique Cylia.

Maxence hausse les épaules, ce qui, au vu de sa carrure, semble toujours être un déplacement exagéré et incongru de son corps.

— Ben il veut des détails. Il est excité comme une puce.

J’adresse un clin d’œil à Cylia.

— On y va, ma grande. C’est ton heure de gloire !

Elle est toute guillerette lorsqu’elle franchit la porte. Je lui emboite le pas, non sans avoir au préalable indiqué à Maxence qu’il y a une faute sur l’ardoise. C’est faux, évidemment, mais ça fera râler un coup Thierry, et je ne conçois pas de travailler sans le faire chier au moins une fois dans la soirée.

A l’intérieur du pub, il fait plus sombre qu’à l’accoutumée et mes yeux mettent quelques secondes à s’habituer à ce changement de luminosité. Les spots ne sont pas encore allumés à cette heure de la journée. Je retrouve aussitôt l’odeur familière de mon boulot, un parfum de cuir, de bois ciré, de houblon et d’orge malté. C’est comme si je m’étais aussitôt téléporté outre-manche. Et paradoxalement, je ne me suis jamais senti plus chez moi qu’en cet endroit.

Lorsque je rejoins le reste de l’équipe, Hervé est au bar et il dévisage Cylia d’un air interrogateur. A ses côtés, Thierry fixe le bout de ses chaussures, mais je vois qu’il a un petit sourire en coin. Mon amie, quant à elle, s’est figée devant le comptoir.

— Salut ! J’ai manqué quelque chose ? demandé-je avec curiosité.

— Tu es en retard, me répond Hervé plutôt sèchement. Et Cylia aussi.

Parfois, j’ai tendance à oublier qu’au-delà de l’affection que nous nous portons mutuellement, c’est aussi mon patron. Mais heureusement, il n’hésite pas à me le rappeler chaque fois que c’est nécessaire. J’affiche un air contrit. Je suis un peu déçu. Plutôt que de nous montrer son mécontentement pour quelques minutes – OK, pour une bonne demi-heure de retard – j’espérais plutôt qu’il serait impatient de nous féliciter d’avoir si bien géré la première grosse soirée de l’automne. Surtout Cylia qui a relevé haut la main le défi en son absence.

— Vous pouvez me raconter ce qu’il s’est passé, tous les deux ? C’est quoi cet incident dont Thierry m’a parlé ?

Devant moi, Cylia ne dit toujours rien. Je secoue la tête vers Thierry en levant les yeux au ciel. On s’était mis d’accord. C’est le seul point noir qui vient entacher le succès de Cylia. Et en plus, ce n’est pas sa faute. Devant ma tête agacée, Thierry se défend aussitôt.

— Mais qu’est-ce que vous vouliez que je dise ? s’écrie-t-il en montrant la table devant laquelle se tient Cylia.

Je la contourne et comprends enfin. Dans une bulle d’eau de papier cristal fermée par un ruban en lin beige, quinze tulipes à la corolle blanche se dressent gracieusement. C’est un joli bouquet, simple, épuré, élégant. Entre les tiges trône une petite enveloppe en papier bristol. Cylia n’a pas bougé. J’ai l’impression qu’elle n’ose pas y toucher.

— Un coursier a livré ça il y a vingt minutes.

Cylia finit par avouer :

­ — La soirée s’est parfaitement déroulée, comme je te l’ai indiqué par texto cette nuit. Mais l’open bar a été un tel succès que beaucoup étaient bien alcoolisés. Le seul incident s’est produit juste après t’avoir eu au téléphone. Quelqu’un a fait tomber une pile de verres que j’avais mis sur le buffet.

— Oui, j’ai entendu le bruit au téléphone, acquiesce Hervé.

— Quand je me suis baissée pour ramasser les morceaux, poursuit Cylia, un homme m’a saisie par la nuque et…

Sa voix se brise. Le souvenir doit être très désagréable. Pour moi qui ai vu la scène depuis le bar, c’était vraiment choquant.

— L’homme lui a foutu la tête dans son entrejambe à plusieurs reprises, comme si elle lui taillait une pipe, expliqué-je.

Cylia fait le dos rond et je vois un frisson la parcourir. Je pose une main rassurante sur son épaule. Hervé nous dévisage, hébété. Maxence et Thierry qui n’ont pas eu le détail de l’histoire hier ont l’air passablement choqués aussi. Je poursuis :

— Avant qu’on ait eu le temps de réagir, un collègue à lui l’a chopé et l’a emmené. Cylia est restée très professionnelle. Mais si ce deuxième homme n’était pas intervenu, je peux te garantir que c’est moi-même qui aurais foutu le premier dehors. Et tant pis pour l’ambiance de la soirée.

Hervé inspire profondément.

— Cylia, à l’avenir je tiens à ce que tu m’informes de ce genre de situation. C’est grave.

— Je pensais qu’on pouvait juste faire comme s’il ne s’était rien passé. Tout s’est très bien passé, à part ça.

— « A part ça », rétorque Hervé. Et « ça », ce n’est pas rien. Et ce n’est pas ce qui m’inquiète, en fait. Si Will n’avait pas été au bar à ce moment-là, tu aurais réagi comment ?

— Je ne voulais pas faire d’esclandre, murmure-t-elle. Et comme l’autre homme est intervenu…

— Tant mieux si quelqu’un a réglé le problème. Mais si ça n’avait pas été le cas ?

Mon amie se décompose de plus en plus. Je sais que sur le moment elle était partagée entre colère et peur de tout foirer.

— On était à la cuisine, rappelle Thierry.

— Voilà, tu vas directement voir Thierry et Maxence. Sans hésitation. Ne te méprends pas, reprend Hervé, tu n’as rien fait de mal. Par contre, je t’ai déjà dit que client ou pas client, nul n’a le droit de se permettre de te manquer de respect. On a déjà eu des comportements de ce genre, mains baladeuses et j’en passe, la seule réaction c’est… ?

— La porte, souffle Cylia.

— Exactement. La porte. Peu m’importe que ce soit une soirée privée. Personne, tu m’entends bien, personne n’a le droit de te traiter de cette façon. D’ailleurs, j’informerai personnellement Mr Laplagne de ce qu’il s’est passé. C’est inadmissible.

Cylia hoche la tête en silence.

— Et à part « ça », conclut Hervé, je voudrais tous vous féliciter. Il semblerait que vous soyez capables de vous débrouiller sans moi. Je suis fier de vous. Vraiment.

Voilà qui fait plaisir. Cylia a l’air rasséréné. Toute l’équipe se congratule mutuellement.

­— Et du coup, les fleurs ? demande Thierry.

— C’est peut-être l’autre gros con qui présente ses excuses ? hasardé-je.

Cylia écarte les tiges des tulipes pour prendre l’enveloppe. Elle l’ouvre et en sort un petit carton beige. Elle le parcourt en silence. Lorsqu’elle a fini de lire, un mince sourire se profile sur ses lèvres.

— Je ne m’attendais pas à ça. Ce n’est pas le gros lourd d’hier, annonce-t-elle d’un ton léger.

­— Un admirateur secret ? questionne Thierry.

Il a l’air tout excité pour Cylia. Sous ses airs bourrus, notre cuisinier a l’âme d’un vrai lover. Combien de fois l’ai-je entendu soupirer qu’elle devrait vraiment se trouver quelqu’un. Mais Cylia n’a pas besoin de quelqu’un. Elle a besoin de quelqu’un de bien. Et ça, par les temps qui courent, c’est nettement plus difficile à trouver.

— Mr Laplagne me remercie pour la soirée et espère que je me suis remise de l’offense.

— Il est déjà au courant ? s’étonne Hervé.

— Il a vraiment écrit « offense » ? demande Thierry.

— Je crois que ce n’est pas Amaury Laplagne, mais son fils, précise Cylia. C’est lui qui a mis mon agresseur dehors. Et ensuite ce dernier est revenu me voir pour me présenter des excuses. Contraint et forcé par Mr Laplagne fils, apparemment. Du moins, c’est ce que j’ai compris quand je suis allée le voir pour le remercier.

Je suis surpris, elle ne m’a pas parlé de ça hier, ni dans la journée d’aujourd’hui. Merde… Ainsi l’homme qui m’a tapé dans l’œil hier par son attitude bien virile est non seulement le fils de notre client – donc chasse totalement interdite sur le lieu de travail, mais il a envoyé des fleurs à mon amie. S’il revient au bar, il y a fort à parier que ce sera pour elle, et uniquement pour elle.

— C’est une délicate attention, remarque Thierry. Sûrement un romantique.

— Ça fait un peu pédé, surtout, fait Maxence.

Je hausse le sourcil. Aussitôt, ses oreilles se colorent d’une délicate teinte écarlate.

— Pardon, Will, bafouille-t-il, je ne voulais pas dire…

­— Sache que les pédés ne demandent jamais pardon avec des fleurs, le coupé-je, mais avec une bonne fellation.

C’est tout le visage de Maxence qui devient rouge carmin avant qu’Hervé et Thierry n’éclatent de rire. Satisfait d’avoir mis Max mal à l’aise et d’avoir placé une petite vulgarité dans la conversation, je me tourne à nouveau vers Cylia.

— Alors petite cachotière ? Est-ce que ton sauveur t’a laissé son numéro ?

Elle se contente de m’adresser un sourire énigmatique.

­­— Lever du rideau ! lance soudain Hervé. Au boulot, tas de fainéants !

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