Chapitre 3. ANTHONY
C’est un lundi d’octobre tout à fait déprimant. Le ciel de plomb se délite en une bruine froide, recouvrant Strasbourg d’un léger brouillard. L’atmosphère est saturée d’humidité. Elle se condense sur les fenêtres de mon bureau et s’écoule lentement en longues trainées ruisselantes le long des immenses baies vitrées. Il est presque 10h et la lumière de mon bureau est toujours allumée. Je doute que le soleil perce aujourd’hui à travers l’épaisse couche nuageuse.
Il a fait un temps superbe ce week-end. Et même chaud. J’ai pu profiter d’un peu de calme pour travailler dans le jardin familial, sur la terrasse ombragée. La matinée n’est pas encore achevée que déjà je regrette de ne pas avoir concentré mon temps libre sur la relecture des diapos de notre service de communication. A mes côtés, Maëva, l’assistante de Direction qui partage son temps de travail entre mes requêtes et celles de mon père, a bien senti mon agacement au fur et à mesure que le diaporama défile sous mes yeux.
— Cette présentation est illisible. Trop de chiffres, trop de graphiques, trop de données. C’est la dernière version que Charles vous a envoyée ?
— Laissez-moi regarder.
Elle fait le tour de mon bureau pour se mettre à côté de moi. Elle se penche vers l’écran. Ce faisant, elle envahit mon espace vital de façon flagrante, mais je ne bronche pas. Elle pose sa main sur la souris sans attendre que j’aie enlevé la mienne. Je la retire brusquement. Je veux croire qu’elle ne l’a pas fait exprès. Mais je suis certain du contraire.
— Oh excusez-moi ! s’exclame-t-elle. Ça vous dérange si je… ?
— Je vous en prie, lui dis-je en l’invitant d’un geste à consulter le fichier.
Maëva se concentre sur l’écran. Son autre main s’appuie sur le dossier de mon fauteuil. Ses cheveux frôlent mon épaule. Le parfum de lessive et déodorant de son chemisier est très agréable. Du coin de l’œil, je pourrais facilement lorgner l’échancrure de son décolleté, présenté là, de façon faussement innocente. J’imagine que je verrais le début de la dentelle d’une lingerie soigneusement choisie pour ce genre de situation. J’imagine une vue arrière d’elle, penchée ainsi sur mon bureau, sa jupe tailleur soulignant ses courbes. Je ne doute pas que de nombreux hommes auraient ce fantasme du patron et la secrétaire coquine.
Mais pas moi. En réalité, Maëva fait partie des femmes que j’abhorre. Je peux même dire que sa proximité pollue mon espace de travail. Si mon père ne l’avait pas engagée pour nous deux en remplacement de Chloé partie en congé maternité, je me serais bien gardé d’accepter sa candidature. Je n’apprécie pas la féminité poussée à l’excès, dans le seul but de séduire.
Maëva est bien du genre à savoir ce qu’elle veut : jouer de son corps et ses charmes pour faire tourner les têtes. Elle veut qu’on la regarde. Elle veut qu’on la désire. Mais attention, elle ne veut pas seulement séduire celui qui lui plait. Elle veut rendre fous tous les hommes auxquels elle ne cèdera jamais. C’est une allumeuse, ni plus ni moins. Même la dernière des putes m’inspire plus de respect que ce genre de créature.
Cent fois j’aurais pu la baiser sur ce bureau, à même le sol ou bien contre la baie vitrée. Je suis certain qu’elle aurait aimé ça. Ce qui me dégoute le plus, c’est que, bien qu’elle soit très discrète, je l’ai déjà surprise à avoir le même comportement avec mon père.
Le vieux n’est pas con, dans sa carrière et dans sa vie, il a déjà eu affaire aux femmes qui profitent de la faiblesse des hommes pour leur soutirer de l’argent après une escapade. Il m’a toujours mis en garde à ce sujet. « No zob in job », a-t-il coutume de dire. Et il a raison.
Malgré cela, Maëva a d’excellentes références professionnelles – sans doute obtenues à la force du poignet, et je n’ai rien à redire sur son travail depuis trois mois. Elle sent toujours bon, ce qui n’est pas forcément le cas de tous mes collaborateurs. Bien que je déteste ses minauderies, je suis bien obligé de faire avec.
— Malheureusement, oui c’est bien la dernière version.
Eh bien, c’est de la merde. Charles m’a habitué à beaucoup mieux que ça. Hors de question de se pointer ce soir à la commission d’urbanisme avec un brouillon pareil.
— Appelez-le. Dites-lui qu’il a jusqu’à 13h pour me renvoyer un diaporama présentable.
— Je ne sais pas s’il est disponible ce matin, je vais regarder son…
— 13h, la coupé-je sèchement. Je me fous qu’il soit en réunion ce matin. Vous l’en sortez s’il le faut.
Maëva rougit et acquiesce d’un signe de tête.
— Bien, Monsieur.
Etrangement, elle m’apparait un peu plus sympathique quand elle baisse les yeux et obéit à mes ordres sur le champ. Elle tourne les talons et je m’efforce de ne pas lorgner sur le cul d’enfer de cette démone alors qu’elle traverse la moquette, perchée sur ses talons de dix centimètres. La porte du bureau se referme derrière elle dans un chuintement.
Je me renfonce dans mon fauteuil avec un soupir. Je regarde mon téléphone pour la énième fois. Une liste à rallonge de mails et de messages professionnels. Rien de personnel. Rien d’inhabituel. Rien de surprenant. Enfin, si. Je suis surpris que la petite brune de vendredi dernier au bar ne m’ait pas recontacté après les fleurs que je lui ai fait livrer. J’avais pourtant laissé un mot avec mon numéro de téléphone.
Je ne dirais pas que cela m’ennuie, mais plutôt que cela m’intrigue. En principe, avec ou sans fleurs, les femmes ne mettent pas longtemps à m’appeler. D’ordinaire, je tape dans la bourgeoise des beaux quartiers. J’aime les femmes avec une certaine élégance vestimentaire. Ce sont souvent les plus salopes. La position sociale, l’argent, ça les attire toujours. Elles viennent me rejoindre, me racontent leurs vies inintéressantes alors que je fais semblant d’écouter, jouent les timides effarouchées pendant que je les déshabille, et gloussent comme des dindes quand elles se retrouvent à califourchon sur mes couilles.
« Appelle-moi », me dit chacune d’elle en partant. Pour quoi faire ? Je sais déjà tout de toi. En une heure, tu m’as raconté et tu m’as montré tout ce qu’il y a à savoir de toi. Il n’y a plus aucun mystère. Et je n’ai rien vu qui me donne envie d’y revenir. Ces femmes, dont je m’accommode tout à fait pour quelques heures, me deviennent très vite insupportables à la longue. Gérer leur déception et tout le protocole de politesse qui est censé accompagner la fin d’une aventure me fatigue.
La petite brune de vendredi était différente. Clairement pas mon style habituel de femmes. Une serveuse, dans un bar, habituée à se faire tripoter par des clients avinés, non merci. Je suis intervenu parce que c’était mon rôle en tant que patron de gérer un collaborateur indélicat. Mais j’aurais donné cher pour voir sa réaction. Est-ce qu’elle aurait fait un scandale et fait jeter dehors ce gros beauf de Martin ? Ou est-ce qu’elle aurait encaissé sans broncher pour ne pas faire d’esclandre ?
Bien que le geste fût odieux et complètement déplacé, je n’ai pas pu m’empêcher, en la voyant à genoux dans cette position, d’imaginer qu’elle pourrait se tenir comme ça devant moi, vibrante de colère, mais se soumettant malgré tout à ma volonté. Rien qu’à cette idée, je sens ma queue gonfler lentement dans mon pantalon. Ce n’est pas tant l’incident qui a attiré mon attention sur elle, que notre court échange par la suite, sur la mezzanine.
Elle était un peu plus petite que moi et un poil plus jeune aussi. Pas encore la trentaine, je pense. Juste ce qu’il faut pour me donner un ascendant sur elle. Brune, des cheveux longs attachés en queue de cheval – et je préfère taire ce que cela m’évoque, des grands yeux noisette peu maquillés et des sourcils bien dessinés, un nez étroit et des lèvres charnues mais aussi pâles que son teint délicat. Son t-shirt à col en V au nom du pub laissait deviner une poitrine généreuse – un 90C à vue de nez. Son jean montrait quelques rondeurs au niveau des hanches et des cuisses, ce qui était plutôt harmonieux avec ses fesses rebondies. Elle n’avait pas un physique renversant, mais une beauté naturelle, sans trop d’additifs.
J’ai volontairement fait un sous-entendu explicite, et elle a rougi comme une pucelle. Elle n’avait pas l’air de jouer les fausses saintes. J’ai senti qu’elle était intimidée en ma présence, troublée. Elle n’a pas cherché à rentrer dans mon jeu. Elle m’a juste fui. Et ça, ça me plait. Je dirais même que c’est bien plus excitant que tout ce qu’il m’est donné de croiser d’habitude. Je me suis branlé deux fois, vendredi soir et samedi matin, en pensant à ses lèvres pâles maquillées de mon foutre.
Le bip de mon téléphone me tire de mes pensées. C’est à nouveau Maëva.
— Mr Laplagne, Charles souhaiterait une entrevue avec vous afin de passer en revue vos exigences pour la présentation de ce soir.
J’inspire à fond avant d’appuyer sur le bouton de l’interphone.
— Dites à Charles que si, au bout de cinq ans d’ancienneté chez nous, il n’est ni en mesure de savoir ce qu’on attend de lui pour la commission annuelle d’urbanisme, ni capable d’ouvrir le diaporama de l’année précédente pour « pomper » le format de base, alors il peut déjà songer à sa reconversion. Qu’on ne me dérange plus avant le déjeuner.
Je relâche le bouton et me concentre sur la préparation de la réunion de 14h avec le Comité de Direction. Charles ne va pas apprécier, c’est certain. Mais il se débrouillera et même s’il transpire un peu, je suis certain d’avoir ce que j’ai demandé en temps et en heure. Dans le pro comme dans le privé, j’ai la réputation d’être un homme exigeant, voire intransigeant. Et ça me réussit depuis pas mal d’années.
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