Chapitre 1

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2 février 1993 Alain Souchon, J'ai 10 ans

 A la seconde même où mes orteils pénètrent dans l’eau glacée, je regrette déjà ce pari ridicule qui m’a fait plonger. Tout mon corps est comme paralysé désormais et je peine pour remonter à la surface. Je reprends mon souffle, mais entendre leurs rires dix mètres plus haut m’oblige à m’enfoncer de nouveau au milieu des algues pour étouffer leur écho. Je tente de nager malgré mes jambes engourdies pour m’éloigner le plus loin possible, dans l’espoir sans doute de disparaître. J’aperçois alors une brèche qui semble mener vers une cavité d’une luminescence azurée, caractéristique des grottes sous-marines de la région, comme j’ai lu un jour dans un Astrapi[1]. J’y pénètre et parviens dans un dernier effort à repousser le sol pour enfin émerger, au bord de l’asphyxie. La mélodie rythmée de gouttes d’eau berce mon esprit le temps que ma respiration s’apaise et que ma vision parvienne à voir se dessiner les courbes de la grotte dans laquelle j’ai trouvé refuge. Je rejoins le bord et m’extrais pour m’étendre sur le dos, las, pas tant de l’effort qu’il m’a fallu pour arriver jusqu’ici mais plutôt épuisé de cette journée, de cette année, des dix dernières même…enfin de mes dix premières.

 J’ai 10 ans aujourd’hui et si mon karma se poursuit sur la même lancée, je suis pas certain d’en sortir indemne. A quoi bon ? Mes parents n’ont pas voulu de moi et à ce qu’on dit c’est moi qui ai préféré fuir les familles qui m’ont accueilli depuis. Accueillir est peut-être excessif d’ailleurs. Mais il parait que je suis un rebelle, un p’tit con même apparemment. C’est donc sans doute moi qui exagère. Un matelas à même le sol et un bol de lait périmé pour le p’tit dej’ à cinq ans auraient dû me satisfaire. Après tout, les bâtards à quatre pattes que je croisais lors de mes fugues se contentaient souvent d’un coin de ruelle à l’abri de la pluie et de restes de pizza de chez Marco.

 J’espérais juste que cet anniversaire allait marquer un tournant. Faut croire qu’il est peut-être temps que je cesse d’être naïf. A défaut de souffler les bougies sur un gâteau fait maison, je me suis retrouvé collé contre un mur par cinq CM2 à la sortie de l’école. Alors oui, je leur ai volé leurs goûters la semaine dernière, mais ils sont quand même sacrément rancuniers. Ça m’apprendra à détrousser les cartables des plus grands. La prochaine fois, je m’attaquerai aux CP. Au lieu de déballer des cadeaux imaginaires, je me suis retrouvé face à un dilemme entre deux coups de poings dans le bide. Mes courageux adversaires m’ont laissé le choix entre crever les pneus de Mlle Blanc ou sauter depuis le rocher de la mort, comme on le surnomme, au bout de la presqu’île de Giens.

 Vous vous doutez donc que je n’ai pas pu me résoudre au premier choix. Mais elle est chouette cette maîtresse aussi. C’est la seule adulte qui me regarde pas avec pitié, la seule qui sait quand ma colère est aussi forte que l’est ma détresse. C’est elle qui m’a montré que des mots posés sur le papier permettent parfois de ne pas en venir aux mains. Elle m’a donné un p’tit cahier dans lequel je note tout ce qui me passe par la tête quand je sens que ça monte. J’ai le droit d’aller m’assoir au fond de la classe quand la lave du volcan de la colère, posé sur mon bureau, est déjà bien dans le rouge. Je sors alors mon cahier vert, vert comme le p’tit bonhomme de la sérénité dans le livre des émotions qu’on a lu en maternelle, et qui déjà m’avait permis à l’époque de mettre des mots sur ce que je pouvais ressentir.

 Je reste souvent tout le temps de l’accueil le matin entre 8h20 et 8h30 face au poster accroché au mur de la classe sur lequel sont répertoriés tous les adjectifs possibles en fonction de chacune des émotions. On peut choisir une étiquette correspondant à notre état en arrivant à l’école et l’aimanter à côté de notre prénom. J’observe alors mes camarades choisir joyeux, de bonne humeur, motivé ou serein et détendu quand je suis plutôt attiré par dépité, seul, mal à l’aise ou envieux et plein de haine. Autant dire que lorsque j’ai posé plein d’espoir ce matin, toute la classe m’a regardé l’air ahuri. Ça n’a pas duré bien longtemps. Au retour de la récré, j’avais déjà changé pour décu quand je me suis aperçu que personne ne s’était souvenu de mon anniversaire, pas même Thomas, mon supposé meilleur copain. Seule Mlle Blanc me l’a souhaité à 11h30 en me demandant si j’allais le fêter cet après-midi.

 J’avoue que j’y pensais quand Adrien, Bilel et les trois autres crétins ont décidé que c’était le bon jour pour se venger. Je me disais que comme on est mercredi, je pouvais peut-être préparer un gâteau au yaourt en cachette, et proposer à Thomas, Enguerrand et Charlie de me rejoindre au parc. J’essayais de me souvenir de la recette qu’on avait justement cuisinée avec la maîtresse pour expérimenter la notion de fraction, quand ma tête a heurté le mur et que les Dalton m’ont asséné de coups tout en me lançant ce défi débile.

 Me voilà donc, trempé et gelé, à attendre que les voix que j’entends encore à travers la roche s’éloignent pour que je puisse rentrer chez moi, expliquer à ma 5ème fausse-mère pourquoi je suis dans cet état et prétendre que c’était mon idée de faire un p’tit plongeon dans la Méditerranée un 2 février. J’essaie d’imaginer quelle excuse je vais bien pouvoir encore baratiner : chute accidentelle après une balade avec les copains, sauvetage d’un oiseau blessé en train de se noyer, rite de passage pour mes 10 ans ? Je soupire d’avance de la punition qui m’attend…

— Nico ? Nicolas t’es où ?

Je crois reconnaître la voix de Thomas et me relève. Je m’aperçois que j’ai perdu une chaussure.

— Nico… ?

Cette fois c’est Charlie qui hurle mon prénom là-haut. Je souris malgré moi et cherche dans la paroi une faille qui expliquerait comment leur voix peuvent parvenir jusqu’à moi. Je fais le tour de la cavité et aperçois enfin un trait de lumière qui sembler percer vers l’extérieur.

— Je suis là les gars, je suis en bas dans une grotte.

— Contente de savoir que tu es toujours en vie me crie-t-elle à son tour. Mais sors vite de là et tu vas voir ce qui t’attend de m’avoir traitée de gars.

— Ils sont partis ?

— Ouais, on a suivi en vélo le bus que vous avez pris dans le centre jusqu’à la Tour Fondue et on a attendu qu’ils repartent m’explique Thomas.

— Et vous pouviez pas m’aider avant que je sois obligé de sauter dans une eau à 10° ?

— Désolé mec, ajoute Enguerrand.

— Tu parles d’un chevalier courageux. Ils auraient mieux fait de t’appeler Gaston tes parents.

 J’entends leurs rires mais cette fois-ci je n’ai pas envie de les fuir. C’est fou comme cet enchaînement de petites expirations saccadées peut parfois être effrayant de sadisme et parfois réconfortant de complicité. Je ris à mon tour et repense tout à coup à l’affiche de la classe. Je pourrais changer d’étiquette et opter pour reconnaissant ou régénéré. Heureusement que j’ai ces trois-là dans ma vie. Thomas, je le connais depuis qu’on s’est pris la tête au parc à 4 ans pour savoir qui allait descendre le premier du toboggan. Comme d’habitude, j’étais persuadé que tous les gamins allaient se moquer de mes vêtements trop p’tits, j’étais jaloux de les voir s’envoler en l’air sur les balançoires, poussés par des parents qui accouraient dès qu’ils tombaient et s’écorchaient le genou. Alors j’agressais toujours en premier parce que je savais que personne ne voudrait jouer avec moi. Et ce jour-là, c’est Thomas qui en fit les frais. Je le bousculais à la tyrolienne puis le menaçais s’il ne me laissait pas descendre en premier au toboggan. Mais au lieu de s’enfuir en jurant d’aller tout dire à sa nounou, il m’avait simplement proposé qu’on descende tous les deux en même temps. Je me suis d’abord méfié. J’ai continué de lui jeter des regards noirs dès que je le croisais sur le petit pont en bois et puis à force de le voir m’attendre et me faire signe à chaque fois qu’il s’apprêtait à glisser dans le « serpent rouge », comme on l’appelait, je l’ai finalement rejoint. « T’es prêt ? » m’avait-il demandé avant d’attraper mes jambes et de commencer la descente. Nous avions recommencé des dizaines de fois, riant plus fort à chaque fois. Je me souviens que l’assistante sociale qui m’accompagnait ce jour-là, parce que ma 4ème fausse-mère avait mieux à faire sans doute, avait dû ruser pour me faire partir du parc.

 C’est mon premier souvenir joyeux et la plupart de ceux qui ont suivi le sont avec lui. Il ne m’a jamais laissé tomber. C’est lui à 6 ans qui a dit à sa mère qu’il ne fallait pas que je change d’école même si j’allais encore une fois être envoyé dans une autre famille d’accueil. Et miraculeusement, le Juge et les services sociaux ont pour une fois étaient à l’écoute de cette proposition et ont trouvé une autre famille proche du groupe scolaire. Ça fait plus de trois ans désormais que j’habite chez les Kleiner et même si la rigidité « allemande » vient parfois se heurter à mon caractère sauvage et que je tente encore de temps en temps de leur échapper pour trouver un peu de liberté, ils ont la patience de m’accepter et de me reprendre à chaque fois. Je me doute toutefois qu’ils le font surtout pour l’argent et pas par pure générosité. Peu de jouets trainent sur le sol de ma chambre et j’ai pu constater au fil des années que les pâtes ont toutes quasiment le même goût quelque soit leur forme. Mais au moins ils ne me frappent pas comme l’espèce d’ivrogne qui faisait office de chef de famille dans la maison avant celle-ci. J’ai le minimum vital désormais et je m’en contente.

 Ma famille est ailleurs. Ma famille, mon frère, c’est Thomas. On est même frère de sang depuis l’année dernière. Juste avant la rentrée, on s’est très solennellement entaillé chacun le pouce de la main droite, comme symbole de loyauté et fidélité, et on a mélangé la gouttelette rougeâtre qui peinait à couler, trop peu braves pour oser agrandir l’entaille. Mais parfois, même lui ne sait pas comment me retenir quand je déconne. Quand c’est plus fort que moi et que je provoque Mme Redon, la directrice de l’école, quand j’envoie tout valser dans son bureau parce que j’ai pas supporté une remarque d’un autre élève au match de basket après la cantine, je ne contrôle plus rien. Je me déteste quand je suis dans cet état et je supporte pas qu’on s’approche de moi ou qu’on me dise de me calmer. Comme s’il suffisait que j’appuie sur un bouton pour y arriver. Tout se joue avant six ans[2] il parait. Enfin, c’est le titre d’un bouquin que j’ai trouvé dans la bibliothèque des Kleiner un jour. Autant dire que je suis foutu à priori. Quatre foyers différents en moins de cinq ans après six mois en pouponnière, pas l’idéal pour se sentir en sécurité et grandir. Je pleurais beaucoup et dormais peu il parait, donc les premières familles finissaient par lâcher l’affaire, épuisées sans doute malgré leur bonne volonté. Aujourd’hui je ne pleure plus, jamais. A la place, c’est une colère froide qui m’envahit, et malgré mes rendez-vous quotidiens au CMP[3] avec un pédopsychiatre et un traitement à la Ritaline pour traiter mon hyperactivité et agressivité, je n’arrive pas toujours à la contenir. J’explose quand le bruit ambiant dans la classe me fait l’effet d’un moteur d’avion dans les oreilles, quand le regard d’un élève se fait trop insistant et vient me percer comme s’il pouvait me tuer, quand une remarque me fait me sentir encore plus nul que d’habitude. Dans ces moment-là, dont je garde peu de souvenirs une fois la crise passée, ma force est démultipliée, mes cris sont stridents et je peux agresser enfants et adultes avec le premier objet qui me tombe sous la main. Je m’en veux tellement après, mais je suis souvent bien incapable d’expliquer l’élément déclencheur. Mlle Blanc essaie de me proposer beaucoup d’outils comme le cahier à émotions dont j’ai déjà rempli au moins trois exemplaires depuis qu’elle me l’a proposé au retour des vacances d’automne. J’ai le droit d’aller boire de l’eau quand j’ai besoin de bouger un peu, ne pouvant plus rester assis. Elle m’a proposé aussi un casque anti-bruit qui me permet de m’isoler un peu. C’est la première maîtresse qui essaie autant de m’aider et globalement, c’est la première année que j’arrive enfin un peu à me mettre au travail.

 Alors je ne regrette pas d’avoir vaincu ma peur du vide aujourd’hui. J’ai envie de changer pour lui prouver que je peux y arriver. C’est ma dernière chance de toute façon si je veux pouvoir rester avec les copains à l’école. A la dernière réunion, Mme Kleiner m’a dit qu’on lui avait parlé de l’ITEP[4] où je pourrais être scolarisé en internat. J’ai regardé un peu sur Internet et c’est vrai que j’ai clairement le profil. « Les ITEP accueillent des enfants, adolescents ou jeunes adultes qui présentent des difficultés psychologiques dont l’expression et notamment l’intensité des troubles du comportement perturbent gravement la socialisation et l’accès aux apprentissages. Ils se trouvent malgré des potentialités intellectuelles et cognitives préservées, engagés dans un processus handicapant qui nécessite le recours à des actions conjuguées et à un accompagnement personnalisé. » Mais ça me fait un peu peur de penser qu’il faudrait encore que je change mes habitudes. C’est un peu dur aussi de me considérer comme un handicapé. On peut pas lui mettre de plâtre à mon cœur et mon cerveau qui bouillonne parfois ne peut pas être soigné avec une poche de glace. Mais, si j’arrive pas à tenir en classe, comment je vais faire au Collège ? Y’a pas de conseils de discipline en primaire mais dès que je vais arriver en 6ème, ils me garderont pas longtemps si je fais encore des crises. « Tu veux finir en prison quand tu seras grand » ? me disait souvent mon maître l’année dernière à chaque fois que je m’en prenais à un élève. Et s’il avait raison ? Est-ce que tous les criminels qui sont en prison aujourd’hui me ressemblaient quand ils avaient dix ans ? Est-ce que ma volonté de changer va suffire ? Quand tous mes camarades ont déjà des idées de métiers qu’ils aimeraient faire plus tard, rien ne me vient moi. Alors pourquoi pas prisonnier…

— Tu fais gaffe pour ressortir, prend beaucoup d’air. On essaie de descendre un peu vers la plage à gauche du rocher.

 Cette grotte qui m’avait attiré tel un refuge m’angoisse maintenant. J’ai l’impression d’étouffer. Je retourne dans l’eau et nage jusqu’à l’entrée. Je prends alors une grande inspiration et plonge vers la sortie. Dès que je sens les algues m’effleurer, je sais que je suis à l’extérieur et remonte à la surface. Je suis ébloui par le soleil et me tourne vers la plage pour la rejoindre. Après quelques brasses, j’aperçois les copains qui se fraient un chemin dans les rochers.

— Il est là, crie Charlie en sautant enfin sur le sable.

— Allez, sors vite Nico, tu vas finir en glaçon, m’encourage Enguerrand.

Thomas n’hésite pas une seconde lui. Il pénètre dans l’eau jusqu’aux genoux après avoir remonté son jean et me tend la main. Je l’attrape et parviens enfin sur la plage. Je m’effondre et peine à retrouver ma respiration tant j’ai froid.

— Enlève ton gilet et ton tee-shirt, m’ordonne Thomas en me tendant son pull. Il faut que tu bouges. Allez Nico, lève-toi et saute.

 Il ne me laisse pas le choix et me soulève pendant que Charlie m’aide à retirer mes vêtements et qu’Enguerrand me tend son jogging de foot qu’il avait dans son sac à dos. J’enfile le pull et Charlie se cache les yeux lorsque j’enlève mon caleçon pour finir de me changer. Puis je me mets à sautiller sur place. Ils commencent à m’accompagner et nous voilà tous les quatre dans une drôle de danse tels des p’tits sioux.

— Merci les gars…et merci Charlie, j’ajoute, alors que son visage s’assombrit.

— Qu’est-ce que t’as fait pour qu’Adrien soit si furax qu’il te force à sauter de là-haut ? me demande Thomas.

Je leur explique toute l’histoire et il me donne une tape dans le dos :

— Je suis fier de toi tu sais. On aurait encore Mr Gravier comme l’année dernière, c’est sûr, tu lui crevais les roues de sa voiture mais bien joué.

— Ouais, t’es trop courageux. Moi je me serais pissé dessus là-haut c’est sûr, ajoute Enguerrand.

— Demande-moi un Pépito la prochaine fois que t’as faim pour le goûter, conclue Charlie.

— Ah ben justement. Ferme les yeux Nico.

 Je le regarde sans trop comprendre mais m’exécute quand il me répète l’ordre d’un ton plus autoritaire. Quand je les rouvre, il tient dans ses mains une madeleine aux pépites de chocolat avec une bougie allumée.

— Vous avez pas oublié alors ?

— On allait te proposer de passer au parc après l’entraînement pour te faire la surprise…

— Mais c’est bien ici aussi me sourit Charlie.

— Allez souffle frérot, fais un vœu !

Je ferme les yeux de nouveau et sais exactement ce que je souhaite.

— Je veux bien me jeter dans le vide tous les ans si c’est pour qu’on se retrouve tous les quatre sur cette plage à fêter mon anniversaire, dis-je, avant de souffler la bougie.

— Faut pas le dire à voix haute si tu veux que ça se réalise, me répond Charlie presque dépitée.

— Je prends le risque.

— Et je sauterai avec toi, ajoute Thomas.

— Heu ouais, et moi je vous encouragerai de là-haut, bégaie Enguerrand.

 Je croque à pleines dents dans la madeleine avec le sentiment qu’aucun gâteau n’a jamais eu une telle saveur et je souris, heureux d’être avec les seules personnes qui comptent vraiment pour moi. Je me remets à sautiller attrapant les garçons par les épaules dans une sorte de mêlée à laquelle se joint Charlie.

— Alors, ça fait quoi d’avoir 10 ans ? T’est le premier à y passer me taquine Thomas alors qu’on est assis sur le sable pendant qu’Enguerrand essaie d’apprendre à Charlie à faire rebondir des galets sur l’eau.

— Je sais pas trop.

— Tu te souviens de ce qu’on se disait quand on est arrivé au CP ?

— Que quand on aurait dix ans, on serait les rois de l’école ?

— Exactement.

— Je pense qu’aujourd’hui a prouvé que je suis surtout le roi des conneries.

— T’es dur. Moi je trouve que t’es plus le même cette année. Bon ok, il t’arrive encore de te transformer en Nigozilla, m’explique-t-il après que je l’ai regardé peu convaincu. Mais franchement, tu fais des efforts et ça se voit. Enfin je veux dire, t’arrives à trouver des trucs pour te calmer avant que ça explose la plupart du temps.

— C’est surtout grâce à la maîtresse. Elle est super. Mais j’ai un peu peur de replonger l’année prochaine.

— C’est vrai qu’elle est pas mal…pour une maîtresse. Stresse pas pour le CM2. On a encore le temps.

Blasé par l’incompétence de Charlie, Enguerrand nous rejoint.

— Faut vraiment que je file les mecs, je vais être à la bourre à mon entraînement.

— Attends je te rends ton survet.

— T’inquiète, je mettrai le short, sourit-il avant de remonter à travers le chemin rocheux. On se retrouve après au parc quand même ? A la cabane ?

— Carrément.

— Bon je suis vraiment nulle, avoue tristement Charlie en s’asseyant à côté de nous.

— Je te promets un truc, je lui réponds. Le jour où t’arrives à faire deux rebonds, t’auras le droit de me demander ce que tu veux.

— Marché conclu valide-t-elle en me serrant la main.

Nous restons encore quelques minutes à observer la mer en silence avant que Thomas ne se relève.

— Allez faut qu’on y aille Graine-de-Bison et Arc-en-Ciel[5]. Ma mère va commencer à s’inquiéter.

— La mienne aussi Yakari, t’as raison, s’amuse Charlie.

— La mienne pourrait remarque, enfin si elle est encore en vie quelque part.

Ils me regardent tous les deux un peu gênés, ne sachant pas trop quoi répondre.

— Heureusement qu’Engué est déjà parti parce que tu l’aurais appelé comment sinon ? Petit Tonnerre[6] ? finis-je par dire pour rompre le silence et détendre l’atmosphère.

 Nous remontons le sentier mais je suis un peu à la traîne sur les rochers saillants avec mon pied nu. J’avais presque oublié ce détail et je ne vois pas comment je vais pouvoir cacher la perte de l’unique moitié de paire de chaussure que j’ai jusqu’à l’été normalement. Nous attrapons le bus 67 qui nous ramène au centre-ville de Hyères, après avoir négocié avec le chauffeur de rentrer avec les vélos de Thomas et Charlie. Arrivés à l’arrêt Victoria, elle prend la direction de chez elle et je m’apprête aussi à rejoindre l’appartement où personne ne m’attend c’est sûr. Ma fausse-mère a dû partir à l’hôpital commencer sa garde d’aide-soignante à l’heure qu’il est. Au moins, j’ai échappé à l’interrogatoire concernant l’état de mes habits, mais il me reste encore un problème à résoudre.

— Viens à la maison, j’ai un truc pour toi, me propose Thomas.

 Je grimpe sur le porte-bagages et il pédale jusqu’au numéro 8 de la rue Ernest Reyer, le paradis pour moi. Cette maison est tout ce dont je rêve un jour, à la fois pour l’extérieur que pour ce qui se trouve à l’intérieur : une vraie famille. On passe à peine le portail que Mme Gautier sort en courant de la maison. Moi qui pensais échapper à l’engueulade du siècle…

— Mais vous étiez où les garçons ? j’étais morte d’inquiétude. Nicolas, j’ai été obligée de mentir à Eve pour éviter la panique générale. Je lui ai dit que vous aviez décidé de faire un pique-nique d’anniversaire.

Je m’apprête à recevoir une bonne raclée mais au lieu de ça, la mère de Thomas nous prend dans ses bras et nous sert aussi fort qu’elle le peut.

— C’est exactement ça maman. On est allé à la plage du Bouvet à vélo. Désolé, on voulait faire une surprise à Nico mais j’aurais dû passer te prévenir.

— Allez, rentrez tous les deux, vous allez bien c’est le principal.

 Je reste prostré quelques secondes, pas bien sûr que la scène qui vient de se dérouler soit réelle. Je vois Thomas s’avancer presque au ralenti dans les bras réconfortants de sa mère, comme une scène de film trop parfaite pour être réaliste. Et pourtant, c’est sans doute ça qui est normal. C’est toute ma vie qui l’est moins. Je les rejoins à l’intérieur et nous grimpons l’escalier jusqu’à sa chambre.

— Rassure-moi. Ta mère attend que je sois parti pour t’engueuler ?

— Ben non, me répond-il en riant. Elle était inquiète mais ça passe pour cette fois.

— T’as vraiment gagné le gros lot toi.

— Comment-ça ? me demande-t-il tout en fouillant dans son placard.

— T’as bien choisi ta famille je veux dire. Je comprends pas trop comment j’ai pu me planter à ce point-là au départ moi.

— Tu t’es bien rattrapé. Tu m’as choisi moi : le meilleur des meilleurs copains, me dit-il un grand sourire sur son visage tandis qu’il me tend une basket identique à celle que j’ai perdue. Heureusement que nos mères prennent toutes le même modèle à Décath et qu’on a la même pointure, ajoute-t-il.

— T’es sérieux mec ? Mais tu vas dire quoi à ta mère mardi prochain quand on aura sport à l’école ?

— T’inquiète, je gère. Je vais laisser décanter un peu après notre exploit d’aujourd’hui mais elle aura oublié d’ici ce weekend et j’accuserai Camille. Elle m’en doit une en plus depuis qu’elle m’a rayé mon CD de Nirvana.

Je lace rapidement la basket juste à temps avant que Mme Gautier ne frappe à la porte :

— Vous venez ? Je vous ai préparé un chocolat chaud. On a même des chamallows. Et si vous voulez on met la K7 de Maman j’ai raté l’avion. Ça te va comme goûter d’anniversaire Nicolas ?

— Le très gros lot même, me lance Thomas avec un clin d’œil en sortant. Mais on partage tout avec son meilleur ami, ajoute-t-il en levant la main pour un check.

 Il est 17h quand nous rejoignons Enguerrand et Charlie au parc Olbius Riquier. On passe l’aire de jeux pour bifurquer dans un petit chemin à droite qui longe l’étang en direction du jardin botanique. Un peu cachée derrière les bambous, une cabane posée sur quatre poteaux en bois, plutôt destinée à servir de nid aux oiseaux, est devenu notre repère. Je fais la courte-échelle pour aider Charlie et monte enfin à mon tour. A l’intérieur, des ballons et une banderole sur laquelle je peux lire « Bon aniversaire » sont accrochés à une ficelle.

— Bon anniversaire, chantent-ils en chœur tout en brandissant chacun un cadeau dans ma direction, avant que j’ai le temps de les chambrer sur la faute d’orthographe.

 Bon ok, je reviens un peu sur ce que j’ai pu penser dans la grotte à propos de mes dix premières années. Clairement, la plupart du temps, c’est pas terrible et je me sens un peu comme Gavroche. Mais ces trois-là sont assez doués pour me transformer en Mick, bien entouré de François, Annie et Dagobert[7] bien sûr même si Engué se vexe à chaque fois qu’on décide de jouer « au club des Quatre ».

— Allez fais pas ton timide, Ouvre ! se moque Charlie en me tendant son paquet.

 Je la remercie en l’embrassant sur la joue pour la première fois depuis qu’on se connait, ce qui n’arrange rien à mon trouble. C’est la fille de la bande depuis trois ans mais elle commence vraiment à y ressembler. Elle qui était si garçon manqué il y a encore peu de temps ne l’est plus autant désormais. Ses cheveux châtains ondulent sur ses épaules alors que jusqu’alors elle avait toujours une queue de cheval qui s’échappait d’une casquette. Et elle a changé son jean brut habituel pour une robe vert foncé qui fait d’autant plus ressortir ses yeux de la même teinte. Si on m’avait demandé avant aujourd’hui, je ne suis même pas sûr que j’aurais été capable d’en décrire la couleur exacte. Je sais qu’à partir de ce moment, je ne l’oublierai jamais. Je déchire le papier pour tenter de détourner l’attention et découvre un petit singe mécanique qui joue du tambour. Je tourne la petite clé dans son dos et le pose sur le sol pour l’observer avancer tout en battant avec ses baguettes.

— Je te présente Mitch[8].

— T’as conscience que Mitch Mitchell joue de la batterie et pas du tambour ?

— Je le reprends alors puisque c’est comme ça, ronchonne-t-elle en tentant de le récupérer.

— Je plaisante, j’adore. Ce sera mon nouveau porte bonheur.

 Enguerrand m’offre une bande dessinée des Avengers dont je passe mon temps à dessiner les héros en classe et je suis touché qu’il ait lui aussi su choisir un cadeau qui me corresponde tant. Pourtant, on est tellement différent que je me demande parfois comment il peut être amis avec nous. Il ne vit que pour le foot, rien d’autre ne l’intéresse, alors que Thomas et moi n’avons jamais touché un ballon de notre vie. Mais on l’a défendu une fois en récréation face à des plus grands qui voulaient justement lui piquer le sien et depuis on ne se quitte plus.

Thomas me tend un drôle de paquet allongé. J’essaie de deviner de quoi il peut bien s’agir mais il répond par la négative quand je propose un rouleau à pâtisserie. Alors je l’ouvre et je reste le regard figé sur les deux baguettes que je découvre sans savoir quoi dire.

— Mon père est d’accord pour que tu t’entraines sur sa batterie. Elle traîne au garage depuis bien trop longtemps et il est temps que tu t’y mettes si tu veux être le nouveau Mitch. Je commence à m’ennuyer en plus tout seul avec ma guitare.

— Tom, c’est incroyable.

 Je sens couler sur ma joue un liquide un peu salé quand ma langue en effleure la goutte qui s’est collée à ma lèvre. Je lève la tête par réflexe pour vérifier qu’il ne pleut pas à travers le toit de la cabane. Mais je dois me rendre à l’évidence : ce sont des larmes qui embrument mes yeux et glissent sur mes joues. Les copains ne semblent pas savoir comment réagir, eux qui ne m’ont jamais vu pleurer. Charlie pose sa main sur la mienne tandis que les garçons posent tous les deux la leur sur mes épaules.

— T’as le droit à un vœu bonus comme tu l’as dit à haute voix tout à l’heure me propose-t-elle en chuchotant.

 Je ferme les yeux et pense très fort à ce que j’espère pour l’année qui vient. Quand je les ouvre à nouveau, je me rends compte que mon vœu est déjà en train de s’exaucer.

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[1] magazine documentaire pour enfants

[2] Tout se joue avant 6 ans Livre de Fitzhugh Dodson

[3] Centre Médico Psychologique

[4] Institut Thérapeutique Educatif et Pédagogique

[5] Personnages, amis de Yakari le petit indien.

[6] Cheval de Yakari

[7] Personnages des romans du « Club des Cinq ».

[8] Mitch Mitchell, batteur de Jimmy Hendrix.

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