Chapitre 3
2 février 2001 Dire Strait, Romeo and Juliet
Sept !
J’aurais mieux fait de tourner sept fois ma langue avant de parler. Quel con ! Et encore c’est un euphémisme. C’est Mr David qui serait content de savoir que j’ai retenu ce mot. C’est bien le seul prof qui arrive encore à capter mon attention au lycée, le seul que je n’essaie pas de provoquer en tout cas. Je suis allongé à regarder les étoiles en espérant juste que l’une d’elles m’aspirera pour me ramener cinq heures plus tôt et me permettre d’effacer les larmes de Charlie que j’ai fait couler et qui sont comme figées dans ma rétine.
— Tu regardes quoi ?
— Rien.
— Tu regardes bien intensément ce rien…
Il était midi et j’observais l’horizon en me demandant si, au-delà, il y avait peut-être un autre monde, le monde réel. Je suis peut-être comme Truman(1) finalement. Il faut peut-être que je nage loin pour me heurter au mur construit autour de la bulle dans laquelle je vis pour retrouver mes vrais parents qui m’observent depuis le début après m’avoir vendu pour me transformer en cobaye de télé-réalité. Ce serait tellement plus simple si cela pouvait expliquer pourquoi je continue d’abimer tout ce qui m’arrive de bien. Certains jours pourtant, j’y crois. J’ai tout de même réussi à accepter d’apprendre, me persuadant sans doute que le théorème de Pythagore, les figures de style ou les évènements majeurs des guerres mondiales allaient nourrir mon cerveau et qu’il ne ressentirait bientôt plus le besoin de rugir. J’apprends par cœur les sonnets de Rimbaud, dévore Maupassant, Stevenson ou Pouchkine, en espérant que la passion qui anime Mr David chaque jour lorsqu’il nous parle de ces œuvres, va éclairer mes zones d’ombres. « C’est la beauté qui sauvera le monde»(2) ne cesse-t-il de nous répéter, lorsqu’il nous présente des tableaux de Delacroix, Le Caravage ou Basquiat, des sculptures de Rodin ou des photographies de Cartier-Bresson. L’ambition qu’il a pour nos esprits embués par la rage me touche profondément. Je suis désespéré de voir voler des boulettes de papier pendant ses cours quand ce ne sont pas les paires de ciseaux ou des chaises. Je suis démoralisé d’entendre des ricanements à la moindre évocation d’amour dans un extrait lu ou à l’apparition d’un corps nu peint projeté au tableau. Si seulement « l’art, la beauté véritable pouvait apaiser, guérir et restaurer l’harmonie, fût-ce en dérangeant et en secouant.»(3)
L’harmonie, je l’ai longtemps ressentie en moi uniquement quand je rentrais chaque weekend et rejoignais Thomas dans son garage pour jouer de la batterie tandis qu’il m’accompagnait à la guitare. Je crois qu’il ne se rend toujours pas vraiment compte du cadeau qu’il m’a fait il y a huit ans. La première fois que je me suis assis sur le tabouret, que j’ai appuyé sur la pédale de la grosse caisse et que j’ai donné le premier coup de baguette sur une cymbale, ce fut comme une évidence. J’ai passé des heures avec son père à apprendre les bases. Je me suis faufilé tous les jours chez eux pendant des années, même en leur absence, pour retrouver cette sensation de plénitude après avoir fait trembler le bois des toms et de la grosse caisse, suant d’apaisement. Mais depuis quelques temps, on joue moins. Thomas commence à bosser pour s’assurer une mention au Bac avant d’intégrer la fac de médecine. Enguerrand est en sport étude au centre de formation de l’OM et on ne le voit qu’à de rares occasions. Charlie, elle, passe tout son temps libre à peaufiner ses articles pour le journal du lycée dans l’espoir d’intégrer un cursus à Paris Dauhine qui pourrait ensuite lui ouvrir les portes d’une excellente école de journalisme. Et moi je ne sais toujours pas ce que je vais faire si j’obtiens mon Bac pro. Tous les profs disent que j’ai le potentiel pour viser une mention complémentaire en sommellerie. Mais je n’arrive pas à me projeter, à me dire qu’il va bientôt falloir que je me débrouille tout seul. Les Kleiner ont promis de continuer à m’aider mais rien ne les y oblige et par provocation et par peur aussi, je ne cesse de les défier ces derniers temps, comme pour les tester. Mais Eve, celle qui est finalement devenue ma demi-mère dans mon cœur a bien saisi mon manège et me rassure. Et je fais la même chose avec les copains. C’est plus fort que moi. La soirée déguisée organisée à l’automne a mal tourné quand j’en ai eu assez de les entendre discuter de leur avenir. Alors je me suis moqué de Thomas en lui disant que la pédiatrie n’était pas vraiment de la médecine mais seulement un diplôme de mouchage de morve et de cacas débordants. J’ai vanné Enguerrand que j’avais hâte de le voir jouer au Sporting club de Toulon avec ses deux pieds gauches. Et j’ai félicité par avance Charlie pour ses futurs papiers pour Voici ou Pêche magazine.
Je regardais donc ce rien, ce vide, dans lequel je risque de me perdre si jamais ils décident de lâcher l’affaire, de ne plus me supporter dans leur vie. Je sais bien que je leur en demande beaucoup, trop très certainement. Je n’ai pas le droit sans doute de compter sur les autres pour avoir le sentiment d’être vivant. C’est une force qui devrait venir de l’intérieur. Mais là, j’avoue que je suis un peu à bout de souffle. J’en veux à mon cœur de battre à contretemps. J’en veux à mon âme de ne pas trouver la sortie du tunnel. J’en veux surtout à mon aire de Broca de se laisser contrôler par mon cerveau reptilien et de balancer tout ce qui lui vient à l’esprit, sans filtre, même si cela veut dire blesser les gens que j’aime et m’amputer chaque jour un peu plus de l’espoir de les garder à mes côtés. Et pourtant, eux seuls sont ma bouée de sauvetage. S’ils ne sont plus là, qui m’empêchera de me noyer si jamais je décide de partir vérifier mon hypothèse ?
Je jetai un coup d’œil à ma droite et manquai une respiration : elle était tellement belle. J’avais presque oublié à quel point, ou alors je m’étais moi-même imposé cette sorte d’amnésie. Depuis toutes ces années, je n’ai jamais osé lui révéler mes sentiments. Je n’arrive pas vraiment à savoir si c’est pour me protéger moi d’un éventuel rejet ou lui éviter à elle de se perdre dans mes ténèbres. Mais sentir son regard sur moi me troubla et mes hormones adolescentes firent la java dans tout mon corps, plus spécialement dans mon entrejambe. Pour faire retomber la pression, je me suis levé et me suis rapproché de l’eau pour notre rituel.
— Tu penses que tu vas y arriver cette année? je l’ai défiée en ramassant un galet bien plat.
— Prépare toi mon ami, c’est aujourd’hui que tu vas devoir honorer ton dû, me répondit-elle avec une assurance dans la voix qui me déstabilisa.
Au troisième essai, elle réussit à faire rebondir le galet trois fois dans l’eau et c’est par des applaudissements que Thomas et Enguerrand nous rejoignirent.
— C’est moi qui t’ai entrainé aux dernières vacances et tu ne m’attends même pas pour me remercier de mon abnégation ? râla ce dernier.
— Mon maître tu resteras, je te le promets, rit Charlie en se jetant à son cou.
Je ne sus quoi penser de ce rapprochement mais n’eus pas le temps d’y réfléchir que Thomas m’avait déjà rejoint pour me prendre dans ses bras :
— C’est le grand jour mec ! Aujourd’hui tu deviens un adulte. C’est cool de te revoir. Tu avais un peu disparu depuis la soirée d’Halloween.
— Je suis vraiment désolé de vous avoir un peu zappés ces derniers temps. Et je m’en veux tellement de ne pas avoir répondu à tes lettres Charlie, m’excusais-je.
— Des lettres ? interrogèrent d’une voix les deux autres.
— Il répondait plus au téléphone. Je me suis dit qu’il n’allait pas oser jeter à la poubelle un courrier sans l’avoir lu, essaya-t-elle de se justifier.
Elle sortit rapidement une bouteille de soda de son sac pour éviter que les garçons aient le temps de s’étendre plus sur cette révélation et personne ne s’étonna du liquide que nous nous apprêtions à déguster. Il nous est arrivé de boire de l’alcool depuis cette fameuse nuit d’il y a trois ans. Mais jamais le jour de mon anniversaire.
— A Nico, notre ainé ! clama Thomas d’un ton très sérieux en me tendant un verre.
— Mais pas forcément le plus sage, ne pus-je m’empêcher d’ajouter.
— Sois pas si dur avec toi-même. « La route de l’excès mène au palais de la sagesse. » , affirma Charlie si naturellement que j’en fus d’autant plus estomaqué.
— « Le rugissement des lions, le hurlement des loups, la fureur de la mer en tempête et le glaive destructeur sont des portions d’éternité trop grandes pour l’œil humain.»(4), complétais-je en ne cessant de la fixer, ne parvenant pas à réaliser qu’elle venait de citer mon poème préféré.
— T’as de la chance qu’on ne soit pas des humains ordinaires, me taquina Enguerrand. Parce que nous quatre c’est pour la vie, va falloir t’y faire.
— Pour l’éternité même, conclut Thomas levant son verre avant que nous trinquions tous ensemble.
Pendant que Thomas et Enguerrand s’éclipsèrent, prétextant une envie pressante, je restai avec Charlie au bord de l’eau et regrettai d’avoir seulement dix-huit ans et tout le manque d’assurance qui va avec.
— J’ai répondu, ai-je fini par articuler. J’ai rédigé des dizaines de lettres que je n’ai jamais envoyées, continuai-je, lisant l’incompréhension dans son regard. Je t’ai même écrit un poème, que j’ai raturé et brûlé finalement tellement il était naze.
— Je suis certaine qu’il était très chouette, souffla-t-elle. On ne peut pas citer Blake avec autant de justesse dans la voix et avoir une plume médiocre.
— Mes stylos sont un peu pourris à force de les bouffer, je t’assure que c’était pas beau à voir.
— Alors dis le moi…
— Quoi ? je l’interrogeai, craignant cependant déjà d’avoir très bien compris ce qu’elle me demandait.
— A défaut de me l’avoir envoyé, déclame le.
¬— Je m’en souviens pas ! mentis-je.
¬— Un, je ne te crois pas et Deux, tu n’as pas le choix. J’ai le droit de te demander ce que je veux aujourd’hui.
¬— Les ricochets…
— Exactement. Un marché est un marché Nico.
Je commençai à paniquer un peu à l’idée de devoir autant me dévoiler quand les garçons hurlèrent derrière nous :
— Souffle vite ! c’est une vraie galère ce vent, m’ordonna Thomas, tenant un cookie géant agrémenté de dix-huit bougies.
— Attends, n’oublie pas ton vœu, m’arrêta Enguerrand, me stoppant dans mon élan.
Du courage, fis-je comme requête silencieuse avant d’éteindre les quelques bougies qui scintillaient encore. Puis Charlie me tendit un petit paquet que j’empressai d’ouvrir pour y découvrir un dictionnaire français-espagnol.
— Gracias, remerciai-je en cherchant à comprendre la raison de ce cadeau.
— Il te sera utile cet été, m’expliqua-t-elle.
— Juste après les résultats du Bac, on part tous ensemble pour des vacances sur la Costa Brava. On a trouvé un appart super tout près d’une plage magnifique, précisa Thomas.
— A nous le chorizo, la sangria…
— Avec modération…
— Et les chicas, sans modération, plaisanta Enguerrand.
— Merci à tous les trois d’exister. Je sais pas ce que je ferai sans vous.
Cela fait deux ans qu’on évoque ce voyage sans avoir pu encore le réaliser. Encore une fois, ils ont su trouver le cadeau idéal. C’est pile ce dont j’avais besoin pour me motiver à finir l’année et réussir mon bac. Pendant une heure, chacun à notre tour, on a complété la to do list des vacances avec des défis à relever pour pimenter le séjour avant qu’Engué ne jette un œil à sa montre.
— Désolé de casser un peu l’ambiance mais il faut vraiment que j’y aille. Mon train part dans une heure.
— Et moi j’ai cours de physique à 14h, ajouta Thomas.
— Je reprends qu’à 15h moi, précisa Charlie. On peut rester un peu plus si tu veux, me proposa-t-elle.
On les regarda remonter le sentier et nous faire un dernier signe avant qu’ils ne disparaissent avec leur vélo pour rejoindre le centre ville.. J’espérai un instant qu’elle ait oublié notre dernière discussion.
¬— Je t’écoute.
— Charlie…soupirai-je en suppliant.
— Tu sais très bien que je lâcherai pas l’affaire Nico. Ça sert à rien de me faire cet air de chien battu, aussi charmant soit-il.
— Charmant hein ?
— Change pas de sujet ! Tu peux pas m’annoncer que tu m’as écrit un poème et espérer t’en tirer comme ça.
— T’es pénible. Tu le sais ça ?
— Oui, mais c’est pour ça que tu m’adores, rit-elle en me bousculant d’un coup d’épaule.
— T’es foutue !
Elle tenta de s’enfuir mais je l’ai alors attrapée par la taille et l’ai menacée de la jeter dans l’eau glacée. Elle tenta de contrer mon attaque par des chatouilles dans le bas du dos et cela me fit perdre l’équilibre jusqu’à ce que je m’effondre sur elle sur le sable. Nos rires résonnèrent jusqu’à ce qu’on se rende compte de la position dans laquelle nous étions désormais. J’ai rêvé des milliers de fois de me retrouver aussi proche d’elle et à chaque fois, le Nico fantasmé savait trouver les mots justes, avait des gestes sûrs et osait l’embrasser. Autant dire que la réalité me fit rendre compte de l’écart avec mon vrai Moi. Je n’osais plus bouger dans un premier temps, de peur d’être maladroit. Mais l’excitation physique qui se mêla à mon malaise fut comme un signal d’alarme. Je tentai de me relever quand je sentis son souffle se rapprocher puis ses lèvres se coller aux miennes. Elle avait saisi le col de mon manteau et m’avait attiré vers elle.
Les heures qui ont passé depuis n’ont pas altéré le souvenir du parfum vanillé légèrement sucré sur son cou ni le goût de ses lèvres, saveur cookie, tellement doux et gourmand à la fois. C’était tellement parfait. Avant que je gâche tout comme d’habitude.
Notre baiser s’était intensifié et je sentis tout à coup sa main gelée se glisser sous mon pull. La mienne osa malgré moi rejoindre sa cuisse avant qu’elle ne se fige à peine Charlie eut- elle prononcée ces mots à mon oreille :
— J’ai envie que ça soit toi !
— Tu veux quoi ? parvins-je à peine à formuler en me dégageant sur le côté.
— Nico, fais pas semblant de pas comprendre. Tu sais très bien de quoi je parle. Je suis prête et c’est avec toi que je veux le faire, se rapprochant de nouveau.
— Attends, attends Charlie. Qu’est-ce que tu fais ? On s’embrasse pour la première fois et toi tu me parles de…
— Tu veux pas de moi c’est ça ?
— J’ai pas dit ça ! Mais avoue que c’est un peu dingue. Comment tu peux me demander un truc pareil ?
— Parce que j’ai presque 18 ans Nico et que si ça continue, je vais être la seule du lycée à ne pas l’avoir fait. Mais surtout parce que…
— Parce que quoi Charlie ? Parce que tu pensais que j’allais te sauter comme j’ai aucune morale ? Pourquoi tu t’offres pas à Enguerrand plutôt ? Vous m’avez l’air bien proches en ce moment, la coupai-je en le regrettant instantanément.
— Tu préfères les pétasses comme Vanessa c’est ça ? me lança-t-elle après m’avoir jeté un regard noir. Tu t’es pas fait prier l’été dernier. Moi qui croyais qu’il y avait quelque chose entre nous…
— Vanessa ? Mais il s’est jamais rien passé avec Vanessa à part un smack ridicule au jeu de la bouteille. Charlie, c’est justement parce que je te respecte que…
— Ah oui, la fameuse tirade du respect. Epargne moi tes arguments de pseudo gentleman tu veux bien. Pourquoi tu n’avoues pas simplement que c’est moi le problème ? Ce serait plus honnête.
— Ben ouais c’est toi le problème Charlie, m’entendis-je riposter après quelques secondes. C’est ça que tu veux entendre ? J’ai pas du tout envie de coucher avec toi. Ça me dégoûte rien que d’y penser, c’est plus clair là? balançai-je en criant d’un ton froid.
Je pris ma tête dans mes mains, honteux d’avoir pu être aussi dur, et surtout d’avoir menti avec autant de conviction. Quand mon regard se posa de nouveau sur elle, elle tentait désespérément de refouler ses larmes en vain et je l’observai sans vraiment comprendre comment on avait pu en arriver là. Elle renifla, s’essuya le visage avec sa manche et plongea une dernière fois ses yeux dans les miens avec une colère que je n’y avais jamais vue auparavant.
— Très clair, se contenta-t-elle de me répondre avant d’aller attraper son sac à dos et de partir en courant en direction du sentier.
— Charlie, hurlai-je une dernière fois, bien conscient que ça n’allait pas l’arrêter.
Ces derniers échanges tournent en boucle dans ma tête depuis. Je suis resté sur la plage avec la mer comme seule témoin de mon introspection bien inutile. A quoi bon ? Ce n’est pas comme si je pouvais retirer tout ce que j’ai dit. Aucun scénario d’excuse ne suffira à rattraper l’horreur des mots que j’ai prononcés. Maintenant que la nuit est tombée, fuir loin sans jamais revenir me semble la seule option sensée. Charlie ne m’adressera plus jamais la parole. Les mecs non plus quand ils l’apprendront.
— Du courage. J’avais demandé du courage. Pourquoi tu m’a pas aidé un peu pour une fois ? Ben répond. Pourquoi t’as rien à dire ?
J’ai interpellé le ciel, comme si seul un pouvoir divin ou surnaturel pouvait être responsable de tout ce merdier. Je me dis souvent que je ne suis qu’un pantin, que jamais je ne serai vraiment maître de ce corps et de cette âme qui me servent de costume. A chaque fois que je reprends espoir, que j’ai le sentiment que la roue va tourner, c’est comme si j’étais frappé par un sort démoniaque qui me prive de tout contrôle. D’habitude, j’encaisse, je relativise en me disant que la personne que j’ai blessée n’est que de passage dans ma journée, que dans quelques temps, elle m’aura oublié et que ce n’est pas si grave. Mais pas cette fois. Aujourd’hui, j’ai tiré à bout portant sur quelqu’un qui compte pour moi et que je ne peux pas imaginer en dehors de ma vie. J’ai demandé un peu de courage pour oser enfin lui dire ce que je ressens et c’est en lâche que je me suis comporté.
— Parce que tu peux pas attendre du vide qu’il vienne excuser tes conneries.
Thomas me rejoint au bord de l’eau et s’assoit à côté de moi.
— Tu t’es surpassé sur ce coup-là mec, commence-t-il. Charlie ! On parle de Charlie là Nico.
— Je sais.
— Tu sais rien du tout. Tu vas m’écouter et tu vas faire exactement ce que je vais te dire.
— Y’a rien à faire Tom. C’est mort.
— Ça c’est que tu seras pour nous tous si tu continues à jouer au con. Je te promets que je pensais vraiment pas qu’il pouvait y avoir une date limite à notre amitié mais là t’as dépassé les bornes. Alors tu la fermes et tu me laisses parler.
J’opine de la tête pour simple réponse, bien conscient qu’il a raison et que je peux déjà m’estimer chanceux qu’il soit venu jusqu’ici pour me parler. Il prend le temps de réfléchir et espère juste qu’il saura comment me sortir de ce chaos.
— Bon. Il va falloir croire en la magie parce que seul un miracle peut te sauver là. Tu vas aller chercher en toi une autre baguette que celle que tu as l’habitude de tenir dans les mains et tu vas aller la voir en espérant trouver la bonne formule. Tu savais que le terme Abracadabra pourrait venir de l’expression araméenne évra kedebra qui signifierait « Je créerai d’après mes paroles. » ? Tu lui as balancé le pire truc qu’on puisse dire à une fille, alors tu vas te débrouiller pour trouver l’antidote. Mais c’est pas moi qui vais pouvoir t’aider. On ne va pas se la jouer Cyrano. Charlie mérite que tu arrêtes de défoncer tout sur ton passage parce que t’as peur que ce soit les autres qui te détruisent. Je sais que c’est dur Nico. Je me doute que ce qui s’est passé cet aprem entre vous deux t’as paru tellement inconcevable que tes mécanismes de défense ont tout fait foirer. Mais le courage, c’est pas au néant qu’il faut le réclamer, c’est à toi-même. Encore faut-il que tu acceptes un jour que t’es pas une merde. Tu crois vraiment que j’aurais choisi une grosse bouse comme meilleur ami ? Tu crois vraiment que Charlie serait tombée amoureuse du pire des excréments ?
— C’est bon arrête avec les métaphores, j’ai saisi. Mais elle ne l’est pas…
— Parce que tu crois qu’il n’y a que toi qui peux être maladroit quand il s’agit d’exprimer ses sentiments. Elle s’y est pris comme une quiche, là on est d’accord. Elle a été hyper maladroite, sans aucun doute. Mais est-ce que tu lui as laissé le temps de s’expliquer au moins?
— Non. J’ai vidé le chargeur direct.
— La seule lueur d’espoir, c’est que je pense qu’elle a une capacité d’écoute supérieure à la tienne. Tu vas aller la voir et cette fois, tu t’assures que les mots qui sortent de ta bouche correspondent à ce qui se trame dans ce cerveau.
— Et si j’arrive pas à lui parler ?
— C’est pas une option ça.
— Et si ça ne suffit pas ?
— Tu auras tenté.
Il est 20h quand j’arrive devant la maison de Charlie. La lumière de sa chambre est allumée. Je reste quelques minutes dans le jardin, puis je l’aperçois. C’est sans doute cela qu’a ressenti Roméo, observant sa Juliette avant qu’elle ne le découvre. Je ne peux pas reculer. Je ne veux pas attendre de mourir comme Cyrano pour enfin oser lui dévoiler mes sentiments. J’attrape un caillou et vise sa fenêtre. Le premier lancer passe trop haut, le deuxième cogne le volet, le troisième enfin fait vibrer les carreaux. Elle jette un œil à l’extérieur et le vert de ses yeux est encore inondé de tristesse. La scène semble avoir été mise sur pause et je prie une dernière fois les cieux d’appuyer sur une touche qui lancera enfin le bon programme. Dans un dernier effort, je tente le tout pour le tout et me concentre sur la poignée de la fenêtre pour essayer de l’ouvrir par ma pensée. Je ferme les yeux, implorant de disparaitre si elle refuse de me parler.
— Qu’est-ce que tu veux ? Tu m’as tout dit non ?
Sans attendre plus longtemps au risque de la perdre à jamais, j’abandonne mes mots à sa merci :
J’ai le cœur qui boite,
Qui palpite en crissant.
J’ai l’âme qui erre,
Qui cherche son étoile.
Mon corps est un amas de cendres,
Noyé sous tes larmes.
Je n’ai qu’un espoir,
Que mon regard parle pour moi.
Pour qu'il cesse d’être orphelin,
Toi seule peux adopter mon pardon.
Elle referme la fenêtre et m’offre la plus belle des réponses : son sourire.
______________________________
[1] Truman Burbank, dans « The Truman show », 1998
[2] F. Dostoïevski, L’Idiot, 1868-1869
[3] Article de Fiodor sur le blog un idiot attentif.
[4] William Blake, Proverbes de l’enfer, Le mariage du ciel et de l’enfer,1790
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