Chapitre I. L'esprit du faucon venu se pencher sur le berceau.
Aujourd’hui le soleil est enfin de la partie après des semaines de pluie. Face à moi, la baie de Howe se pare d’un jade hypnotisant, la même couleur qui irise mes yeux d’après mon père Tadi. À cette heure matinale, les voiliers, petites taches blanches sur la surface du miroir, surfent entre les îles Gambier, Bowen, Anvil et Keats. Un vent puissant les pousse peu à peu aux pieds des majestueuses montagnes. À mon tour, je me sens pousser des ailes. Mon grand-père Tyee me répétait sans cesse que l’esprit d’un faucon est venu se poser sur mon berceau, une jolie façon de décrire mon caractère tempétueux et libre. Et s’il avait raison.
Dans quelques jours, je vais écrire une nouvelle page de mon histoire. Tout est enfin prêt pour que je puisse accueillir les amoureux de la nature. Le gîte et les petites cabanes qui l’entourent sont accessibles et parées. En me lançant dans ce projet, je me reconnecte à mes racines. Fille de la “mère du vent” je vais me laisser porter et partager mon univers. Le long des sentiers, je conterai aux plus téméraires les légendes qui ont bercé mon enfance et les guiderai au pied du Mont Murchison. Ils pourront tester leur capacité de grimpeur en escaladant le Stawamus Chief et sa paroi de granit imposante. Les plus courageux découvriront le mont Garibaldi et son glacier qui lutte pour sa survie après des étés de plus en plus caniculaires.
Des fourmis envahissent mes jambes, les mêmes que celles des guerriers qui ont protégé ce sol. Je suis une aventurière et mon immense terrain de jeu borde la route qui mène à Squamish, judicieusement baptisée “Sea to Sky”, de la mer vers le ciel à mi-chemin entre Vancouver et Whistler. Je me souviens encore très bien, ma mère Aponi enceinte de ma sœur Miala m'emmenait de l’autre côté de l’autoroute. Âgée de cinq ans, je souriais à l’idée de la suivre sur les sentiers de la tribu Squohomish, elle était si fière de me parler de ces descendants, les premiers à avoir occupé ces lieux d’exceptions. Je ne lâchais pas sa main et nous nous promenions le long de la tumultueuse rivière de Squamish.
Puis un soir de novembre, elle s’est envolée avec les feuilles d’automne, une bourrasque plus forte que les autres l’a emporté loin de mes yeux. En donnant la vie, la sienne s’éteignait. Je n’oublierai jamais, mon père a déposé Miala dans mes bras, j’ai senti son corps tout chaud contre le mien. Nous étions unies pour toujours. Grand-Père s’approcha et me murmura avec beaucoup de douceur : “soyez l’une à l’autre comme les arbres sont liés à la terre, ainsi votre amour portera le fruit de belles et de nombreuses saisons”. À l'époque, les mots n’avaient eu que peu de sens face à la douleur qui me transperçait le cœur. Mais l’homme avec son sourire pansa toutes mes cicatrices. Il était bien plus sage que je ne le serais jamais aussi je me suis nourri de ces paroles et j’ai grandi à ses côtés avec mon père et ma petite sœur. Nous sommes comme Squamish, une fusion unique de paysages accidentés, de panoramas époustouflants, nous avons en nous la force du vent, la douceur d’une pluie fine et la fougue de l’océan.
Milia est partie pour ses études en France, une opportunité s’est offerte à elle et sans hésiter je lui ai conseillé de la saisir. De mon côté, je viens de fêter mes ving-sept ans et j'ai pris une décision tout aussi radicale. Je ne regrette absolument pas mon choix.
- Amarok, vient c’est l’heure pour notre excursion.
Mon quimmiq, un chien esquimau à la fourrure épaisse gris foncé, marche dans mes traces depuis dix ans. Nos chemins se sont croisés par un pur hasard un matin d’été. Comme souvent je filais, en douce au lever du soleil. Je laissais derrière moi la cabane où nous vivions depuis le décès de ma mère. Mon père et mon grand-père avaient choisi cette option pour nous élever au plus près de la nature. Tyee avait convaincu son fils que tout serait plus simple. Ces années furent de vrais moments de bonheur, nous étions soudés les uns aux autres. Nous apprenions à apprivoiser le monde qui nous entourait. Avec Milia, nous adorons courir au travers des forêts, nous l’avons fait tant de fois et par tous les temps. Mon père Tadi s'inquiétait, mon grand-père lui souriait et le rassurait. Il lui répétait sans cesse que nous étions les dignes filles de notre mère.
Ce jour-là, au cours de mon excursion dans ces zones retranchées que j’arpentais avec facilité, je me suis retrouvée nez-à-nez avec une chienne. Allongée dans la mousse, elle mettait bas. Elle semblait si faible et fragile. Mes cauchemars me revinrent de plein fouet en mémoire. Je voyais dans les yeux de l’animal, les prunelles de ma mère comme si elle me suppliait de l’aider. Alors je me suis assise à ses côtés et l’ai caressé longtemps,des heures pour la soulager. Quand le premier chiot montra sa truffe, l'obscurité s'installa. Je ne pus retenir mes larmes. La nature donnait naissance à un nouvel être et la reprenait aussitôt. Je pris le petit être et le déposa à ses côtés avant de m’occuper du deuxième qui arrivait. Lui, plus vigoureux, respirait et s'agitait, cherchant à têter. J’observais avec bonheur l’un et l’autre apprenant à faire connaissance. La nuit nous enveloppait, je m’endormis à leur côté. Le matin suivant, la chienne avait rejoint à son tour les esprits, avant de s’endormir pour l’éternité, elle avait eu la force de pousser son petit contre moi au chaud.
A.R
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