Chapitre 1 : Myst-air (1)
Dans ma vie, j’ai toujours couru. Petite, je courais en riant, jusqu’à ce que ma mère m’attrape et que je rie encore plus. Et j’ai encore couru enfant, dès que l’occasion y était : rattraper le bus scolaire, fendre la foule d’élèves comme si ma journée allait passer plus vite, vider mon esprit tourmenté par mes nombreuses questions sur la vie qui se noircit sans arrêt. Sans arrêt. Sans arrêt courir, pour ne pas risquer de se poser et de contempler le désastre autour de soi. Ma mère qui ne se remet pas de mon putain de géniteur lâche. Le manque d’amis. Les notes moyennes. Le désintérêt pour ce qui branche mes camarades. Les trois caïds du coin qui m’emmerdent à la moindre occasion. Je les fuis avec le professionnalisme d’une acharnée de la course. Car quand je cours, je suis moins seule. J’ai le vent qui m’offre ses caresses et me détend. J’aime le vent. J’aime courir. Et j’aime pas les choses qui s’arrêtent.
Aujourd’hui est un jour de merde comme un autre. Le repas de midi en solitaire, la course-poursuite dans les dernières rues avant d’être à la maison, mon sac sur le dos. La petite pluie qui ne convainc pas mes agresseurs routiniers de faire demi-tour. J’halète, j’aspire un max les bourrasques glacées que créent mon corps et la bise ensemble, sans me retourner, et c’est… c’est… un calvaire ! Mon souffle ! J’ai un capuchon capillaire blond qui vire châtain sous le début de pluie, je les entends toujours derrière moi me crier qu’ils m’auront. Alors je cours plus vite encore et leurs voix se font étouffer par les rafales dans mes oreilles. Les ondes invisibles virevoltent le long de mes pavillons, je n’entends plus qu’un bruit sourd semblable à une bâche soulevée par une tempête. Ça me rassure. Je ne suis plus qu’à une rue de chez moi, mon dernier virage est pris serré et je sens que je commence à avoir une pression chaude dans les poumons qui m’étreint. Lorsque je m’arrête face à la porte de bois de mon foyer, un petit sifflement nait entre deux respirations fortes. Fait chier.
-Elle a gagné, cette fois-ci ! lance la voix de Jérémy.
-Bah, on la chope au moins une fois par semaine, ricane dans mon dos Lara, ça reste une bonne moyenne. Allez, les gars, on se casse !
Ouais c’est ça, cassez-vous. Je leur fais même pas le plaisir de pivoter vers eux. J’entre chez moi au plus vite pour me mettre à l’abri de la flotte qui tombe de plus en plus fort et aussitôt, j’ai la voix de mère qui résonne dans toute la maison comme une vieille chanson.
-Ah tu arrives à temps, ma puce ! Quelles rafales !
Je ne réponds pas et sors précipitamment de ma poche ma bombe pour briser l’asthme qui m’étreint. Je vide mes poumons, inspire un grand coup le soin volatile et bloque, tout en jetant mon sac au sol. Ma mère me découvre sur ma dernière grande prise d’air et n’est pas dupe.
-Tu as encore déclenché une crise ? Tu devrais faire attention.
-Je… j’ai senti la pluie arriver, je voulais rentrer avant qu’elle tombe.
Je n’aime pas parler à ma mère du trio de crétins qui me poursuit. Elle croit que je perds souvent des choses ou que je me vautre en pleine course capricieuse, elle ne se doute de rien. Et c’est mieux ainsi. Elle m’embrasse, puis me laisse aller me changer. Après le repas, en pyjama doudou, je profite qu’elle soit devant la télé pour cueillir les derniers brins de soleil dehors. Un crépuscule, avec de l’air plein le visage, voilà ce qu’il me faut. C’est un des rares moments où la nature me donne une raison de penser que ce monde peut être magnifique.
Tandis que je glisse mes pantoufles sur la terrasse, je fixe le soleil qui rougit. Le vent a charrié des petits bois des arbres au fond du jardin jusque devant nos dalles. Et c’est l’une des brindilles qui me sort de ma contemplation, en se brisant net sous le poids de… quoi ? Qui ? Je me retourne dans un sursaut vers l’angle du mur et il me semble voir la silhouette d’un homme s’encourir au-delà de notre façade latérale.
-Eh ! Vous pouvez pas venir…
J’arrive sur le gazon entre ma maison et la haie du voisin, la tête face à une rue déserte. Dans un soupir perplexe, j’éteins ma voix sur le petit « ici » qui devait achever ma phrase. Ai-je rêvé ? Je ressonge à l’image fugace qui m’a traversé l’esprit. Un gars assez grand, basané, qui devait être à peine plus vieux que moi, avec une courte barbe, mais je n’ai pas plus de détails. Ça s’est passé si vite que j’hésite à me croire folle, surtout que sa tête comme ça ne me dit rien. Je décide de rentrer me coucher. Je dois être crevée ou manquer d’oxygène quelque part, après mes efforts du jour.
Le lendemain, la routine reprend. Le vent est redevenu calme et le ciel à peine gris. La plupart de l’eau du ciel s’est déplacée ou est tombée, se muant en flaques tout le long de ma route. Comme toujours, dans mon école, je regarde le sol, j’écoute et je m’ennuie. Normalement, ayant dix-neuf ans, je ne devrais plus être ici, mais j’ai tout raté l’an dernier et les rares personnes avec qui je tenais des conversations de temps en temps sont toutes parties aux quatre coins du pays. J’aurai vingt ans dans quatre mois. On sera fin juin. Ca n’aide pas à se sentir à l’aise avec des plus jeunes que je ne côtoyais même pas en cours. Donc, je me retrouve là, en solitaire, à n’être abordée que pour expliquer un truc que j’ai déjà réussi l’an dernier ou donner des astuces sur les pêchés mignons des profs. Vous savez, du genre « Eh Léo ! A ton avis, il vaut mieux miser sur quel sujet pour le contrôle d’Histoire ? » « Dis, Léo, tu pourrais me dire ce qu’on va regarder comme vidéo au cours d’anglais ? Comme ça j’irai la voir sur le net avec les sous-titrages, sinon je vais rien capter ! ».
Eh oui, j’insiste toujours pour qu’on m’appelle « Léo ». Je ne réponds pas si on me nomme en entier. Mon prénom est vieillot, on dirait celui d’une grand-mère, en plus, il est pour moi une source de rage incroyable. Mon prénom, c’est une des rares choses que mon père m’ait donné de toute ma vie. Ma mère aime me raconter à quel point il avait insisté pour pouvoir choisir le prénom. Elle croit peut-être ainsi le faire revenir ou donner une belle image de lui devant moi, mais moi, je n’ai aucune envie qu’il revienne. C’est lui qui est parti. C’est à cause de lui si je n’ai aucun souvenir de son visage et si ma mère ne sourit presque jamais. J’ai vu une photo d’eux deux, plus trois d’elle seule à l’époque de mon père, et ce sourire sur elle, il n’existe que dans ces souvenirs qu’elle n’ose pas jeter. J’ai horreur de mon prénom, parce qu’il porte la trace de celui qui fait pleurer ma mère certains soirs. Et parce qu’il est parti sans jamais oser s’expliquer, je le déteste de tout mon cœur.
C’est un mythe de dire qu’on a tous au moins un ami à notre âge. Moi, je n’en ai pas. Et je dois pas être la seule, mais je n’arrive pas à être moi-même à l’école, alors si je devais être amie en me montrant sous mon plus moche jour, ce ne serait pas une belle amitié, non ? Bref, je rentre et je rêve de ressortir. C’est sans doute pour ça que j’ai pas réussi mes tests l’an passé. La motivation reste un concept flou dans mon esprit. Je file et j’avance, parce qu’il faut avancer. Sans but réel. Comme ce doux vent.
Parfois, il y a quand même de bonnes choses. Par exemple, la prof’ de mon dernier cours est malade, ce qui me fait rentrer une heure plus tôt que d’habitude et éviter les trois brutes. Je pourrais ne pas courir, du coup, mais… je le ferai quand même. A petites foulées. Il fait bon pour un début de mois de mars, je me sens légère dans mes baskets et j’entame ma démarche l’esprit serein. Rien ne viendra me perturber aujourd’hui.
-Eh ! Eh, dis ! Pourquoi tu cours ?
Je dévie le cou vers la voix, mécontente d’être cassée dans mon petit plaisir du jour, prête à lui lancer un « Non mais de quoi je me mêle, je vous connais pas ! », quand la tête du mec à côté de moi me fait freiner sec. Il s’était adapté à ma foulée et s’arrête face à moi. Son silence ne répond pas à ma stupeur, mais son allure, oui : il ressemble beaucoup à cette vision d’hier soir… Ma curiosité est bien trop grande ! Est-ce un signe ? Est-il réel ?
-Vous êtes qui, vous ?
Il sourit, un sourire éclatant qui va jusqu’aux yeux verts, et écarte les bras comme s’il portait le costard dernier cri. En fait, non, il est en pantalon… turquoise ? Et porte des chaussures fluos. Je remonte le regard afin de ne plus avoir cette vision d’horreur, et c’est beaucoup mieux : monsieur est vêtu d’une veste en daim brune, a une petite barbe, rasée sur les trois-quarts des joues, qui contourne sa bouche et couvre son menton, il a les cheveux bruns un peu ondoyants, vu les rares mèches qui sortent de son chignon rikiki très serré… Au moins, son soin prouve que c’est pas un clodo ou un sorti d’asile. Mais la suite me fait douter tout de même !
-Moi, je suis comme toi !
Je grimace aussitôt. Si la carcasse est des plus sympathiques à regarder en dehors de son look étrange, le contenu a l’air défaillant. Je sors un sourire tordu qui crie silencieusement à quel point ce mec est malaisant, et je n’ai qu’une hâte : rentrer chez moi à l’abri.
-Vous êtes comme moi ? Oh, intéressant, oui… Bien sûr… Vous devez avoir quelqu’un qui vous attend chez vous, je vais aussi rentrer chez moi, j’ai des devoirs. Bonne journée !
Je cours bien plus vite que si je devais fuir mes agresseurs habituels. Heureusement, ma maison était toute proche, alors je n’ai pas fait trop d’effort. Et il n’a pas l’air de m’avoir suivie. Je vais dans la chambre et rouvre la fenêtre, prête à prendre l’air sans risque. Elle donne sur le haut de la rue, depuis le toit, si je reste assez basse, je ne vois pas les gens. J’ai juste des toits et des façades, du haut de mon deuxième étage. Ca aussi, c’est un de mes plaisirs. Enfin, plutôt, une solution d’apaisement. J’aime bien les toits.
Ce soir, quand je mange avec ma mère, je constate sa mine sombre et son manque d’appétit. Depuis qu’elle est entrée dans le salon à son retour en fixant la photo en noir et blanc de son vieux couple heureux, je sais que ce sera un « mauvais jour », aujourd’hui. Elle en a quelques-uns dans l’année. Parfois, à des dates symboliques. Parfois, sans rien de spécial autour. Il suffit que son travail l’ait harassée, qu’elle ait mal dormi et… les nerfs lâchent. Plus jeune, j’ai essayé de caser ma mère avec des types. Je me disais qu’il y avait quantité de mecs mieux que mon père dans ce monde. Mais elle n’était pas de cet avis. Elle remet régulièrement la bague de son seul mariage quand on sort, comme pour tenir à distance les dragueurs. Comme si son vœu d’éternité devant l’autel valait toujours quelque chose après son départ. Dans un soupir, je m’allonge dans mon lit, la tête tournée vers le mur que je gratte avec ennui. Il n’est même pas vingt-deux heures et j’ai déjà envie d’être le lendemain. Je décompte les nuits, jusqu’au jour où j’arriverai à me sortir de ce carcan. La mélancolie est une habitude dans cette maison, elle est sur tous les murs de la baraque et j’arrive pas à y échapper. C’est pour ça que, parfois, il me vient une envie de…
Boum !
Je me retourne aussitôt dans un grand sursaut. Mais ce n’est que ma lampe de bureau qui est tombée près de la fenêtre. Le vent, sans doute. Même si, quand je me penche entre les chassis, je ne constate pas de grand vent. Bizarre. L’air frais m’appelle, la liberté aussi, et je les suis main dans la main sur les tuiles du toit, via mon autre fenêtre, petite parmi les tuiles. Là, enfin, je respire. Un petit sourire me revient, tandis que je contemple les toits sombres auréolés de mini-soleils sous les nombreux lampadaires. Assise sur le sommet, je profite du silence, qui devient tout à coup un cri de chat au loin, un bruissement dans des feuilles voisines, une alarme de voiture étouffée par la nuit…
-Eho ! Que fais-tu là-haut ? T’as pas peur de tomber ?
Non mais c’est pas vrai ! J’écarquille les yeux vers le timbré de tout à l’heure. Putain, on ne peut pas rêvasser tranquille ?
-Mais lâche-moi, mec, ça te regarde pas !
Il affiche un sourire plus hésitant que tout à l’heure, mains dans les poches.
-Ben si, un petit peu quand même. Je voudrais pas que tu te blesses, ce serait… problématique pour après.
-Après ? Après quoi ? Mais tu sais même pas me dire qui t’es ! m’emporté-je. T’es un gros taré, voilà ce que t’es, maintenant casse-toi ou j’appelle les flics !
J’espérais le faire décamper en le rabaissant, ça fonctionne sur mes dragueurs, en général, mais lui, il hausse les épaules comme si la menace ne l’inquiétait pas le moins du monde. Puis il se risque à m’énerver encore plus.
-Si tu le veux, je m’en irai, mais seulement si tu peux me dire pourquoi tu cours.
Bouche bée, je ne sais plus comment communiquer sur le même canal que cet homme perché. Enfin, c’est plutôt moi qui suis littéralement perchée. Il ne peut rien me faire d’où il est, je vais l’ignorer et il va bien finir par se tailler. Pourtant, tandis que je contemple à nouveau le paysage, la sérénité ne revient pas. J’ai beau ne pas regarder en bas, je sais, je sens qu’il est toujours là à me fixer comme un con. Je vais craquer, je vais craquer… les types qui ne respectent pas ma tranquillité, ça me saoule !
-Alors ? me confirme-t-il de sa voix portante.
-J’ai pas envie de te répondre, je n’ai pas de compte à te rendre. Si tu veux une réponse, viens la chercher !
Ha ! Je suis un génie, la corniche est tellement bancale qu’il se cassera la pipe s’il essaye de me rejoindre, sinon, la solution la plus sage sera de laisser tomber l’affaire. Mais il hausse encore les épaules et dit le truc le plus improbable.
-OK, si t’y tiens.
À peine a-t-il fini sa phrase que je pousse un grand cri : j’ai le même type assis à côté de moi, sur mon toit, devant mon visage, mais putain ! C’est quoi, ça ? Un autre hurlement surgit de ma bouche ; je glisse sur les tuiles noires tant j’ai bondi pour m’éloigner de lui sans réfléchir. Mon corps est entrainé en bas sans que je ne parvienne à agripper une prise, jusqu’à ce qu’une main saisisse mon poignet et me redresse avec force. Je me retrouve sur les rotules et de nouveau le haut de mon toit, pantelante, en train d’encaisser tout ce que je viens de vivre : il est apparu de-vant-MOI ! Et c’est pas une hallu, sa prise était réelle.
-Ça va ? me lâche cet abruti.
Je me redresse et lui assène une gifle entre deux halètements d’anxiété. Ah ouais, il est bien réel !
-C’était quoi, ça ? Tu vas me dire qui t’es, à la fin ? Et me sors pas que t’es comme moi !
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