Chapitre 1 : Myst-air (fin ch1)
Je l’ai hurlé si fort que ses joues se souviennent des postillons qui ont suivi. La voix étouffée de ma mère arrive, je plaque aussitôt mes doigts sur la jolie bouche de ce parfait inconnu qui n’a pas encore eu le temps de répliquer.
-Ma puce, tout va bien ? C’était quoi, ce cri ?
-Rien, ‘man, j’ai un peu glissé, tout baigne.
-Ne reste pas trop longtemps sur ce toit, c’est dangereux. Promis ?
-Promis, ‘man. Bonne nuit. T’en fais pas pour moi.
J’attends qu’une bonne minute de silence s’écoule, tout en fusillant du regard mon invité imposé, toujours la main contre sa tronche d’ahuri. Il lève des sourcils interrogateurs, jetant un œil au bas de son visage. Je soupire et le libère de ma prise, non sans rester furieuse contre lui.
-Maintenant, sifflé-je avec toute ma fureur contenue, tu vas m’expliquer tout de suite ce qu’il vient de se passer et d’où tu sors, ou c’est moi qui te pousse du haut de ce toit, est-ce que c’est clair ?
Il met ses mains devant lui, je ne sais pas si c’est en signe d’apaisement ou dans l’espoir d’avoir un petit mur de protection au cas où je mettrais ma menace à exécution.
-Eh, du calme ! Je viens de te sauver la vie, là ! Normalement, tu sais, on dit merci quand quelqu’un vous empêche de faire une chute mortelle d’un toit à douze mètres de hauteur, on ne lui propose pas de lui casser la gueule.
-Ouais, et normalement, on s’invite pas comme ça en deux secondes sur le toit d’une parfaite inconnue. T’es quoi, toi ? Un extraterrestre qui a perdu son vaisseau et qui a fichu un costume mal fringué ? Tu vas te décider à me dire ton nom ou sur ta planète tout le monde se nomme E.T. ?
Il pouffe de rire.
-Ah nan, mais là, t’y es pas du tout, Léonie.
Je ne le laisse même pas poursuivre et affiche une horreur doublée d’une couche supplémentaire de colère.
-Ohhh ! Non ! T’as osé ! Putain tu es un stalker doublé d’un enculé, comment tu peux me donner mon prénom entier comme ça !
Je le frappe et il encaisse, en croisant ses bras dans des « Héé ! » de protestation, chaque coup de poing sur ses muscles.
-Nan mais arrête ! Ah mais t’es franchement pas facile à vivre toi, t’es tout le temps comme ça ? Tu frappes tes potes dès qu’ils disent ton nom ?
-Un, t’es pas mon pote, deux, j’ai pas de potes, trois, toi t’es un illuminé qui a rien à foutre dans ma vie, alors j’ai le droit absolu de te taper autant que je veux pour que tu te casses de ma baraque !
-Je m’appelle Kaï. En fait, c’est Kaïluhan, mais tout le monde dit juste Kaï. C’est bon, on peut discuter sans que tu n’essayes de me faire un bleu ? T’as mon nom aussi, en entier aussi, on est quitte. Mais pourquoi t’aimes pas qu’on t’appelle Léo-
-Si jamais tu le redis encore une fois, ce sont mes deux pieds que tu vas recevoir dans ta face et elle va perdre deux points en beauté d’un coup, grondé-je dans la seconde.
-OK OK, juste Léo, alors, c’est bien ça ? Désolé, mais je veux juste comprendre…
Je soupire, exaspérée. Il m’a gâché mon moment de détente et j’en ai marre de l’entendre tourner autour du pot. Je pivote pour lui tourner le dos, prête à repartir dans ma chambre.
-Écoute, je vais pas te confier ma vie alors que je sais même pas quel genre de chose tu es à pouvoir comme ça te téléporter en une seconde devant moi, je te demande seulement de me laisser tranquille et, sérieux, j’ai pas envie d’aborder l’histoire de mon prénom, OK ?
-Mais enfin, tu portes la particule lettrée de ta famille dedans ! Tu peux pas renier tes ancêtres comme ça, quand même !
Alors là, ça y est, je nage en plein délire. Non mais j’aurai tout entendu hein, aujourd’hui, y en a qui ont de la ressource ! C’est bon, il m’a saoulée, j’entame la prudente descente vers mon appui de fenêtre.
-Je me fous de ta particule de je ne sais quelle lettre, et je me fous pas mal de mes ancêtres aussi, surtout s’ils sont côté paternel, alors là, oublie-moi tout de suite. Ah ! Et vu que t’as pu monter sur ce toit en un clin d’œil, par je ne sais quel miracle puisque t’es pas décidé à t’expliquer, tu vas en redescendre aussi tout seul comme un grand ! Bonne nuit !
Je glisse dans ma chambre et m’apprête à claper le battant, quand quelque chose s’y oppose, on dirait qu’un truc bloque au niveau de l’encadrement. J’arrive enfin à fermer la fenêtre, mais une voix retentit derrière moi.
-Attends, tu peux pas me dire ça et te tailler comme une voleuse.
Je pivote dans un nouveau cri d’effroi qui meurt sous sa paume. C’est à son tour de m’empêcher de l’ouvrir.
-Ah non, ça suffit, ces cris, chuchote-t-il. Si ta mère n’en sait pas plus que toi, ça ne m’aidera pas que tu la réveilles. J’ai une mission et elle te concerne, alors s’il te plait, laisse-moi au moins clarifier les choses avec toi.
Mais je suis submergée par l’émotion, un mélange de peur et de colère m’envahit en le voyant ainsi dans ma pièce intime sans autorisation.
-Franchement, dis-je d’un ton tremblant, tu trouves que c’est le lieu approprié pour ça ? Tu t’es… introduit… de force… dans ma chambre… ESPÈCE DE PERVERS !
Je voudrais le refrapper, mais il s’évanouit avant. Et quand je dis « s’évanouir », je ne parle pas de syncope, il s’est vraiment volatilisé. J’ai cru voir comme une partie de son corps s’entourer d’une poudre fine et, en l’espace d’une seconde, il n’était plus visible. Je me mets à trembler, les poings serrés prêts à partir pour me défendre, mais contre quoi ? Où est-il ? Comment puis-je vaincre un homme qu’on ne voit pas tout le temps ? S’il est seulement un homme.
-Désolé, Léo, j’ai pas trop le choix de faire ça, tu es vraiment trop impulsive.
La voix semble venir de tous les côtés à la fois autour de moi et je ne sais pas où regarder. Elle grésille comme dans un micro un peu saturé. Mon souffle devient erratique, l’angoisse monte et je tourne le cou dans tous les sens sans le trouver. Mes tremblements vont finir par provoquer des larmes dans mes yeux inutiles, tant c’est un cauchemar.
-Pourquoi tu t’acharnes comme ça contre moi, je t’ai rien fait, putain ! Laisse-moi vivre ma vie tranquille !
-Ta vie ? Tu parles de tes heures à soupirer sur ton banc d’école, de tes harceleurs sur roues réglés comme une horloge sur ton retour des classes, de tes temps de midi passés dans un coin de la cafét’ à tirer la gueule, c’est ça que t’appelles vivre ?
-Tu… tu m’espionnes, pas vrai ? chevroté-je malgré ma tête haute. Com-combien de temps ?
-Moi, quelques jours. Mais ça fait longtemps que nos décideurs t’observent.
Décideurs ? Est-ce une organisation ? Ces histoires d’ancêtres, c’est quoi, une mafia galactique ?
-Pour ton info, je ne viens pas de l’espace. Certains en ont fait la théorie, mais c’est scientifiquement irrecevable, nous avons la même base de développement que les humains classiques, on a juste… suivi un autre courant à un moment donné. À vrai dire, on peut vivre parmi eux sans aucun problème. Comme ton père l’a fait.
-Je ne veux rien savoir de mon géniteur, grogné-je.
Des éclairs me couvrent les tripes, rien que d’y songer, toute la colère de mes années solitaires rejaillit. La voix de Kaï se fait moins présente. Elle est soufflée avec une certaine tristesse, j’ai l’impression que c’est l’air lui-même qui parle, tant rien ne s’en élève.
-Ça, je l’ai compris. Et je ne vois pas pourquoi. A vrai dire, je suis vraiment surpris que tu ne saches rien de lui à ce point.
-Ce n’est pas ce que j’ai dit !
-Mais c’est le cas. Sinon, tu ne réagirais pas comme ça. Ou alors, j’aurais vraiment un monstre sous les yeux tout le long de ma mission. Et j’ai du mal à le croire.
Sa réponse me désarçonne. J’ai envie de lui demander ce qu’il veut dire par là, mais ça signifierait mettre à nu mes sentiments d’injustice et mon dépit insatiable envers cet homme qui nous a abandonnées, ma mère et moi. Je ne crois pas que je sois prête à creuser la question. Un mystère à la fois.
-Ta mission consiste en quoi ?
-Ma mission, c’est toi. Je veux bien t’expliquer le programme en m’asseyant sagement, si tu me promets de ne pas être violente avec moi.
Je vais bien devoir m’y plier pour obtenir des éclaircissements, alors je grommelle mon accord et il réapparait sur mon lit. J’essaye d’analyser comment il revient, ce n’est pas clair, on dirait qu’il se dessine petit à petit sous un nuage de… je ne sais pas, d’un truc un peu grouillant. C’est une poussière qui ne fait pas de bruit. Tout va trop vite, il se reforme rapidement, trop pour que je perçoive le détail de sa transformation. Je constate le retour de son visage. Il se risque de nouveau à me sourire, même si la prudence tend ses traits et je m’en réjouis. Magique ou pas, terrien ou pas, je le tiens en respect, assez pour qu’il ne fasse pas de geste inapproprié sur mon lit sans s’imaginer le revers qu’il se ramasserait. Alors, j’accepte de m’assoir doucement à côté de lui, à une distance raisonnable. J’essaye de gommer un peu ses bizarreries pour me détendre et plonge dans son joli regard.
-Crache le morceau. Qu’est-ce que tu me veux ?
Il se gratte le menton, songeur.
-Hmm par quoi commencer ? D’abord, j’aimerais avoir un aperçu de ton degré d’ignorance, est-ce que tu es au courant de l’existence des Anémois ?
-Non.
Il soupire en roulant des yeux. Visiblement, il ne s’attendait pas à devoir m’expliquer ça. D’abord, je n’insiste pas. À vrai dire, je m’en fiche pas mal, de ce qu’il est. J’aimerais qu’on clôture ce chapitre et qu’il s’en aille, surtout. Seulement, monsieur aussi joue au roi du silence. Je tente une proposition, parce qu’il m’énerve.
-Vous êtes quoi, des êtres mystiques ?
Il se détend en ricanant. Vas-y, fous-toi de ma gueule, sale prétentieux.
-Je t’ai dit, on est une race humaine à part. Tu es une Anémoi, toi aussi.
-N’importe quoi, rétorqué-je aussitôt en me laissant tomber sur ma couette. Je ne peux pas disparaitre comme toi en un claquement de doigt.
Il a le sourire de celui qui explique à un petit gamin combien font deux plus deux, son indulgence de grand manitou m’exaspère.
-Je ne disparais pas. Pas vraiment. Je me départicule.
-Encore tes délires de particules…
-Mais nous sommes ainsi, Léo ! TOUT est particule autour de nous, notre monde est un ensemble de particules qui se font et se défont. T’as raté tes examens de chimie ou quoi ?
Mon petit « grrr » l’empêche d’insister sur sa moquerie. Mais il reprend quand même ses réponses farfelues.
-De toute façon, je te ferai reprendre nos cours de sciences à zéro, ne fut-ce que la base de notre biologie. Et tu pourras un jour faire comme moi, c’est sûr. Si tu veux bien m’écouter et faire ce que je te dis.
Spontanément, j’échappe une exclamation cynique.
-Ah ben bien sûr, je vais obéir à un parfait inconnu, dis donc, tu as grandi où, toi, pour si peu maitriser les relations humaines ? Clairement, les Anémois ont pas les mêmes codes qu’ici pour décider de qui peut donner des ordres à qui. Y a rien qui justifie ton autorité sur moi, je t’obéirai pas.
-J’ai vécu toute ma vie à Aéris, je ne suis allé que quelques fois passer des vacances parmi les humains, alors peut-être que c’est un peu différent parce qu’on est moins nombreux, qu’on se connait à peu près tous et que nos rôles sont assez cadrés… Je t’accorde ce point. Mais tu n’as pas envie de… vivre autre chose et voir un peu du monde ? C’est pas juste un apprentissage, en plus, c’est… je sais pas comment te le formuler, c’est… c’est une grande part de toi. Tu ne peux pas être toi-même en me disant que t’as pas envie de développer tes capacités. Que tu le veuilles ou non, tu es une Anémoi.
Il est borné, non mais comment lui faire comprendre que je m’en fous ? Je vais entrouvrir la fenêtre sans lui répondre, puis reviens me glisser sous ma couette. Si là, le message n’est pas clair, c’est qu’on vit vraiment pas sur la même planète !
-Tu te trompes de personne, grommelé-je. Va prendre quelqu’un d’autre pour ta mission. Je suis pas comme toi.
-OK. Donc, tu n’as jamais eu une partie de ton corps qui se volatilisait une ou deux secondes, lors d’un choc violent ? Genre… quand t’éternuais ou que tu as manqué de te prendre un sapin à vélo ?
Je lui jette un regard suspicieux : ils sont vachement bien renseignés… j’ai chaque fois cru à une hallu, et je ne me souviens plus bien de cette chute à vélo. J’ai pensé que je l’avais évité de peu et avais atterri rapidement dans l’herbe, sans me blesser, alors que le vélo avait percuté le tronc dans un grand fracas. Kaï continue sa litanie, ça ne fait que confirmer ce qu’il pense… mais sérieusement, moi, un être magique ? Et ça viendrait de mon père ? C’est terrifiant. Trop de terrains inconnus où je ne veux pas me risquer. Et puis, qu’est-ce que ça peut leur foutre que je les rejoigne ou pas ? Qu’on vienne pas me parler de prophéties et tout, je ne suis pas quelqu’un qui peut changer le monde.
-Je t’ai observée. Tu te jettes dehors en pleine tempête pour te sentir mieux. Tu aimes le vent. Ce n’est pas anodin. Le vent est ton meilleur allié, c’est lui qui charrie et pousse, façonne les particules du monde. C’est la seule chose inconsistante, avec l’univers. Les Anémois tirent leurs noms de la Grèce Antique, l’anem est ce qui nous différencie des humains. Anemos signifiait vent. Dans chacune des cellules qui te composent, il y a l’anem. Je suis là parce que tu as besoin d’un maitre pour te faire maitriser l’anem. On m’a désigné pour venir auprès de toi et te prendre comme apprentie. Tu vois, c’est ça, ma mission.
J’assimile toutes ces informations. Il a l’air parfaitement convaincu de ce qu’il dit. Après tout, que sais-je de ma génétique ? Si mon père est parti sans jamais montrer son pouvoir à ma mère, cela reste possible. Mais ce n’est pas clair.
-Pourquoi avoir attendu si longtemps, alors ? J’ai dix-neuf ans quoi, c’est pas un peu tard pour venir développer mes capacités, si j’en ai tant que ça ?
Il lève un doigt approbateur.
-Bonne question ! Je pense qu’ils n’étaient pas sûrs que tu aies ce qu’il faut, et ils attendent toujours la maturation physique pour entamer des entrainements, lorsqu’une personne n’est qu’à moitié Anémoi. Ta mère est bien humaine. Ce qui rend la tâche difficile, mais c’est mon boulot d’y parvenir.
J’en ai marre. Je suis en train de rêver totalement, je veux dormir, toutes ces idées tordues me filent le mal de crâne. Je tente un truc pour lui faire enfin comprendre à quel point je veux qu’on me laisse tranquille. Moi aussi, le relationnel, c’est pas mon trip. Mon orgueil prend un coup d’admettre ses propos, mais vaut mieux ça que poursuivre cette conversation farfelue.
-Je cours parce que j’aime bien sentir le vent sur moi et qu’il efface ce qui m’entoure, quand je vais assez vite, avoué-je sincèrement. Maintenant que t’as ta réponse, tu peux y aller.
Il se redresse dans un soupir las. Discussion close, le message vient enfin de passer.
-On ne peut jamais effacer les choses pour de bon, Léo. Il reste toujours une trace de ce qui s’est produit, en nous. On se reverra bientôt.
-Ouais. C’est ça. Bonne nuit.
Il hoche sa tête dépitée, puis s’évapore une fois de plus. Je ne sais même pas s’il est bien parti ou toujours là. Ça me stresse tellement que j’en dors presque pas de la nuit.
Annotations