Chapitre 15 - SACHA
Accepter de rentrer de ce caisson de guérison a été une vraie épreuve pour moi, mais je n'avais pas vraiment le choix.
Mon père fait partie de ces hommes auxquels on ne dit pas "non", peu importe les circonstances. Je ne fais pas exception à la règle.
Aujourd'hui, j'en sors enfin après quatre jours intensifs dans un coma artificiel. Cette méthode de guérison a été inventée après l'extermination, mais trop en abuser entraîne de graves lésions : forcer un corps à se régénérer aussi vite n'est pas anodin. Dans mon cas, c'est la troisième fois que je l'expérimente, et la première a été la plus éprouvante de ma vie : sans le caisson, je n'aurais tout simplement pas survécu au crash. Mais malgré toute notre technologie, ils n'ont pas pu sauver mon oeil. Je me rappellerai toute ma vie de cette sensation que j'ai ressentie quand je me suis enfin réveillé : toutes les proportions étaient déformées et je ne voyais plus les profondeurs. Au début, j'ai cru à un simple étourdissement. Et puis les minutes ont passé, j'ai essayé de voir avec mon oeil mort, j'ai même cru qu'il était recouvert d'un pansement qui m'empêchait de l'ouvrir. Mais quand j'ai levé ma main et que j'ai touché ma paupière ouverte, j'ai compris.
Ce matin, le capitaine Shy est passé pour m'exposer la situation. Il m'a même expliqué pourquoi je ne me suis pas réveillé, la première fois, dans l'aile de la DFAO : seul le meilleur équipement pouvait me sauver, et il ne se trouve pas là-bas. Ils n'ont pu me déplacer qu'il y a peu. Il n'a pas caché son offusquement et son mépris en m'annonçant que je participerais au bal, comme me l'avait promis mon père. C'est la première fois que je suis autorisé à venir à ce genre de festivités. Non pas qu'avant je n'étais pas assez haut placé, le dernier à eu lieu il y a deux mois à peine, quand Astrid était enfermée dans le bunker, et j'étais déjà capitaine à cette époque. Mais j'étais encore considéré comme trop immature. Pas assez adulte. Je n'ai aucun doute quant à la raison de ce changement subit : Walter. Lui aussi est convié.
Dans à peine deux jours, j'y serai, au milieu d'une centaine de convives. Exactement le même nombre d'hommes et de femmes. À partir de 16 ans, un individu féminin pour chaque individu masculin.
Et Astrid y sera aussi.
Shy me l'a même confirmé. Il tient ces informations du Leader lui-même, à qui elle a apparemment fait une forte impression. Je sourirais presque comme au souvenir d'un vieil ami ; je ne peux pas m'empêcher de songer, comme si je la connaissais intimement, qu'Astrid ne changera jamais, qu'elle sera toujours... elle. Evidemment qu'elle n'a pas supporté les règles du Sanctuaire. Mais quelle a été exactement la goutte d'eau qui a fait déborder le vase ? Quelle cruelle injustice l'a fait sortir de ses gonds ? Je l'imagine aisément s'interposer face à Christian et étrangement, malgré sa petite taille, je n'ai aucun mal à visualiser leur affrontement comme celui de deux ennemis à forces égales.
Dans quel état la retrouverai-je ?
Quel effet me fera sa présence, la proximité qu'il ne manquera pas d'y avoir entre nous deux ?
Comment prendra-t-elle ma présence, malgré le mensonge que la DFAO a inventé pour moi et que Shy est venu me transmettre ? Serai-je assez bon acteur ? Mais surtout, aurai-je vraiment envie de mentir ?
Avec la récente visite de mon père, je ne peux pas empêcher ma haine à son égard de s'amenuiser de plus en plus. Plus le temps passe et moins je la trouve justifiée. Je me sens coupable des pensées qui me traversent sans cesse l'esprit et j'essaye tout le temps de les repousser, mais elles reviennent à la charge, plus fortes que jamais, porteuses de tout leur bon sens.
Je ne peux pas nier que le Sanctuaire est un endroit cruel, où des hommes font subir à des femmes un sort pire que la mort, l'humiliation la plus horrible qui soit. Et le bal qui va bientôt avoir lieu n'en est que la représentation adoucie, bien que déjà, elle me paraisse exagérée. Les femmes sont-elles vraiment inférieures, comme on me l'enseigne depuis ma plus petite enfance ? Ne sont-elles vraiment pas capables d'avoir un comportement humain ? Ce que j'ai vu du Sanctuaire m'en avait convaincu, mais après avoir côtoyé Astrid pendant un mois entier, comment nier sa force ? Son courage ? Son don pour le combat, et surtout pour décrypter les visages ? Elle croit peut-être que je n'ai pas remarqué la manière dont elle scrute chaque personne qui l'entoure, mais elle se trompe. J'ai passé autant de temps à l'observer que l'inverse, et même si je ne possède pas son talent, je m'estime assez intelligent de ce côté là.
Cette femme m'embrouille les idées et me fait songer à des choses qui n'existaient même pas pour moi avant, comme la possibilité que les femmes ne soient pas différentes des hommes. Mais en même temps, une part de moi se rappelle l'accident comme si je venais de le vivre et proteste avec rudesse contre la lente tournure que prennent mes pensées. Les deux sont à armes égales. Comment départager entre une vie entière de croyances, une éducation enracinée non seulement au fond de moi, mais aussi dans toute la société dans laquelle je vis, et cette fille insupportable, contraire à toutes les règles, fougueuse, sans aucun souvenir de son passé, mais qui reste tout de même mon ennemie ? Comment nier qu'elle a changé ?
Je n'ai pas le droit de haïr Alexy pour les actes d'Astrid.
Je n'ai pas le droit de la manipuler une fois de plus.
Je n'ai pas le droit de lui mentir encore.
Et même ça me fait mal de l'admettre, je ne peux plus repousser cette chose qui me lie à elle, qui m'a poussé à ne pas rompre notre baiser, qui me submerge à chaque fois que je pense à elle et même quand elle n'est pas présente, qui ne peut être que de l'a...
Au moment même où je m'apprête à formuler mes sentiments, au moment où ma décision s'impose à mon esprit, une force inconnue venue d'un endroit inconnu, mais qui pourtant fait partie de moi, balaye toutes mes résolutions.
*
Je cligne des paupières, stupéfait.
Que vient-il de se passer ?
J'étais en train de penser à ma haine viscérale pour Astrid, et un vertige puissant m'a pris de court, surgissant pour repartir tout aussi vite.
Je hausse les épaules pour moi-même, lève les yeux au ciel : cet étourdissement vient sûrement de ma blessure, pas encore tout à fait remise.
Je me lève pour faire mes exercices physiques tout en reprenant le cours de mes réflexions, planifiant dans les moindres détails ma prochaine attaque, saisissant sans plus attendre cette chance inespérée que mon père m'a offerte.
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