Chapitre 16 - ASTRID
Aujourd'hui marque le troisième jour après mon affrontement avec le Leader.
Et depuis, nous ne l'avons plus revu une seule fois. Et pourtant, ce ne sont pas les moyens de pression sur moi qui manquent. Pourquoi ne réapparaît-il pas ? Pourquoi ne revient-il pas me torturer ? C'est juste insensé, et ma part paranoïaque ne peut s'empêcher de penser qu'un piège se cache derrière ce répit inespéré.
Quant à moi, à chaque sonnerie, je me précipite soit dans ma cellule soit dehors, pour rejoindre le plus vite possible 19, 36 et 42... ou plutôt Alyzée, Cassie et Shaïma, comme je l'ai appris hier. Depuis que j'ai sauvé Cassie, la petite soeur d'Alyzée, des griffes du Leader et de cette réalité qu'elle ne devrait jamais connaître concrètement, j'ai gagné mon ticket d'entrée dans leur petit groupe... et dans leur secret.
Leur secret... Pour elles, c'est une découverte extraordinaire, qu'elles doivent protéger à tout prix, et surtout qui marque combien leur résistance est sincère. J'aurais tellement de peine à leur dire combien ce secret est risible par rapport à la puissance de la DFAO et du Gouvernement. Si ça se trouve, ce moyen de communication, très similaire à celui que j'ai utilisé avec Allen pour nous protéger du micro placé sur moi, a même été démasqué depuis longtemps, mais ceux qui gèrent le Sanctuaire ne le considèrent pas comme une menace et laissent tomber l'affaire. On ne peut jamais savoir ce dont l'ennemi est au courant, ça, je l'ai appris à mes dépends.
J'empêche mes pensées de dériver vers Sacha, assise contre le mur à côté de Cassie, qui ne me quitte plus. Toutes me témoignent une sorte de respect silencieux que j'ai l'impression de ne pas mériter du tout. Mais ce n'est pas le cas de tout le monde : notre petit groupe, qui était déjà avant mon arrivée celui des rebelles, est à présent encore plus mis à l'écart qu'avant. Au début, j'avais du mal à comprendre pourquoi, au contraire, on ne les acclamait pas de leur courage. Mais petit à petit, j'ai fini par accepter leurs raisons, même si je ne les adopterai jamais moi-même : les femmes de ce Sanctuaire vivent dans une relative tranquilité, au final, si on oublie les visites régulières du Leader. Cependant, du moment qu'elles font exactement ce qu'on leur dit de faire, elles peuvent se fondre dans la masse et ne subir l'horreur que quelques fois par mois, voir moins.
Mais Alyzée et Shaïma, Cassie restant un peu à l'écart à cause de son jeune âge, viennent perturber le peu de bonheur qu'elles peuvent trouver ici, et elles sont haïes pour ça. Dans leur coeur comme dans leur corps, les femmes du Sanctuaire de Paris sont mortes, désespérées. Elles ne veulent sous aucun prétexte empirer leur situation. Et s'il y a une règle que j'ai vite apprise ici, c'est que les actes de l'une retombent sur tout le monde : même si nous n'avons plus reçu de visite de Christian depuis la dernière fois, les gardes ne manquent pas de venir régulièrement nous brutaliser depuis que je lui ai tenu tête. Une vengeance violente contre laquelle nous n'avons aucun droit de protester... ni aucune occasion. Ils sont la force brute, et face à eux, nous n'avons aucune chance.
Du moins, elles n'ont aucune chance. De mon côté, je dois me retenir de riposter à chaque coup reçu, qu'il soit dirigé contre moi ou contre quelqu'un d'autre. Je sais que je pourrais maîtriser un ou deux hommes, mais ce n'est pas pour ça que je suis là. Prouver ma force ne me servirait à rien. Et même si je m'en veux de le penser, la douleur de voir toutes ces femmes souffrir par ma faute sans pouvoir rien faire ne vaut pas de mettre ma mission en péril.
La mission.
Sacha.
Pourquoi toutes mes pensées reviennent-elles toujours vers lui ? Parce que je sais que je ne verrai plus jamais comme avant ? La prochaine fois que nos regards se croiseront, nos deux camps seront véritablement entrés en guerre : ce jour-là, nous serons ennemis pour de bon, et je ne pourrai plus reculer. Ce jour-là, l'Organisation perdra ou gagnera la guerre. Mais je sais que ce moment ne risque pas d'arriver avant longtemps, alors pourquoi ? Pourquoi est-ce que je ramène toujours tout à lui ? Pourquoi est-ce que je regrette nos moments passés ensemble, quand j'étais encore inconsciente de sa traîtrise ? Pourquoi est-ce que ça fait si mal, si je le hais autant que je le prétends ? Il est exactement ce que je déteste, ce que je combats : un homme qui pense que les femmes n'ont pas le droit de vivre, qu'elles ne sont rien et qu'elles ne servent à rien. Un homme qui a participé à l'extinction de mon peuple. Un homme qui m'a enfermée, qui s'est repu de mes souffrances.
Je l'imagine parfaitement, confortablement installé devant l'écran de la caméra, pendant que je me faisais torturer. J'imagine son sourire, sans même avoir besoin de l'avoir vu le mois dernier. Et surtout, j'imagine son sourire sincère. Pas la façade qu'il a arborée pendant trente jours. Non, celui qui trahit vraiment sa joie sadique, sa cupidité, sa prétendue domination sur moi.
Je laisse échapper un souffle presque incontrôlé tout en essayant de le réguler un maximum, mais manifestement pas assez. Le silence de mort qui plane sur nous se brise par le froissement de la soie, ce qui me rappelle les vêtements qui sont apparus dans ma cellule depuis hier. Je comprends maintenant pourquoi j'étais autorisée à porter les anciens jusque là : il leur fallait du temps pour confectionner des étoffes si fines, si travaillées, et surtout, si adaptées à ma taille. J'ai eu beau tous les essayer, je n'en ai pas trouvé un seul qui ne m'aille pas parfaitement. Ils sont tous conçus pour mettre en avant ce corps que je déteste, mais que, à force de cotoyer tant de femmes, je finis par accepter peu à peu. J'ai vite compris que j'avais intérêt à me débarasser des anciens : être docile me fait gagner des points. Alors, aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, j'ai enfilé ce qu'on appelle, au Sanctuaire, une robe.
Un habit spécialement conçu pour les femmes.
Pour les personnes comme moi.
J'ai mis un long moment à comprendre comment tous se mettaient, surtout les nombreux sous-vêtements étranges dont je suis à présent pourvue. Personne ne m'a jamais expliqué l'utilisation de chacun : même à l'Organisation, je ne devais pas arborer des tenues aussi sophistiquées. Et dans mon ancienne vie, ou plutôt dans les faux souvenirs que j'en ai, je m'habillais toujours le plus simplement possible, sans associations compliquées : je ne sais pas comment marier deux couleurs ou deux habits, aussi ne suis-je pas bien certaine d'être correctement vêtue, mais aucune de mes amies n'ayant fait de remarque particulière, je suppose que oui.
Je ressens un petit pincement au coeur en songeant que, malgré toute la souffrance endurée, ici, les filles ont la chance de connaître leur mère. Pour moi, ce mot reste abstrait et étranger. Il ne m'évoque rien, sinon une petite vague d'amour, si faible que j'ai du mal à la percevoir. Mais n'est-ce pas un simple produit de mon imagination pour me réconforter ? Je ne peux être sûre de rien. Mes émotions, mes souvenirs, mon tempérament, m'ont déjà tant trahie que je ne veux plus rien croire sans preuve concrète. Mais cette image fabuleuse de la maternité que je me suis moi-même créée reste bien présente dans mon esprit, un attrait tellement pire que le lit de ma cellule... tellement plus lointain...
Du coin de l'oeil, j'espionne Alyzée, Cassie et Shaïma, vite retournées dans leurs propres pensées après mon petit sursaut. Leurs visages pourraient presque paraître paisible en ce moment de calme relatif. Isolées, nous n'entendons que des lointains chuchotements des conversations des autres femmes. Dans le jardin, le silence et la discrétion règnent en maître : se faire petite, ne pas exposer ses charmes... devenir invisible. Voilà la seule règle valable pour survivre. Alyzée a rabattu ses paupières mortellement pâles, comme tout le reste de son corps, sur ses yeux sombres incongrus, mais je peux sentir d'ici qu'elle ne dort pas. Shaïma se contente de fixer loin devant elle, un point que seule elle peut voir. Ses épaix cheveux roux sont aujourd'hui rassemblés en un chignon à l'allure décontractée, duquel quelques mèches folles s'échappent pour tomber devant ses yeux. Quant à Cassie, les paupières mi-closes, la tête sur l'épaule de sa soeur, elle serre ses genoux repliés contre son torse : son carré emmêlé cache ses joues creusées.
Je la connais à peine, mais je ne peux m'empêcher d'être rassurée à l'idée qu'au moins, elle n'ira pas au bal.
Je m'étrangle et pousse un cri perçant qui déchire l'air, mais je me fiche de savoir si quelqu'un m'a entendue, en dehors de mes amies. Toutes les têtes se redressent et se tournent dans ma direction. Les trois filles sortent subitement de leur léthargie devant mon regard effrayé, terrorisé même, je suppose.
- 97 ?
Lorsque nous avons échangé nos noms respectifs, elles ont bien tenté de me convaincre de leur révéler mon passé, mais j'ai refusé le plus fermement possible, tout en restant relativement calme et gentille, même si au fond de moi, je bouillais de leur dire que je ne le connais même pas, alors comment le leur raconter ? Depuis, un certain doute persiste toujours dans leurs voix lorsqu'elles m'appellent, comme si elles doutaient de mon existence même. Pour une fois, je ne suis pas capable d'analyser ces intonations. Elles sont si différentes de celles, masculines, que je suis habituée à entendre depuis que je suis toute petite! Car même si les femmes ne méritent pas moins de vivre que les hommes, elles fonctionnent assurément différemment, du moins dans le Sanctuaire : la peur et la souffrance continuelles ont développé sur leurs visages et dans tout le langage de leur corps quelque chose qui me perturbe et brouille mes perceptions. Elles possèdent toutes, mêmes les plus jeunes, une sorte d'aura commune qui les différencie radicalement de la gente masculine, aura née de leur condition et de leur passé.
Mais ma légendaire technique de diversion ne fonctionne pas cette fois, du moins se brise-t-elle définitivement lorsque Cassie me secoue fermement. Je suis obligée, bien malgré moi, de revenir dans la réalité et d'affronter cette chose que j'avais fini par oublier : le bal.
- Oh mon dieu... je murmure, appeurée par tout ce que je ressens dans l'air.
Le stress, l'angoisse de ma réaction brusque, incompréhensible... Toutes les émotions de trois femmes me submergent.
- 97 ? 97, qu'est-ce qui se passe ?
- Quand a lieu le prochain bal ? je marmonne entre mes dents serrées.
- Quoi ? me répond Alyzée d'un air complètement ahuri. Qu'est-ce que tu viens de dire ?
Ses longs cheveux translucides, étalés dans son dos et sur ses épaules, s'agitent au rythme de sa tête, et j'essaye de me concentrer sur eux pour chasser l'angoisse qui me paralyse. Mais c'est trop dur, mes sentiments ajoutés aux leurs sont trop forts.
- Quand a lieu de le prochain... le prochain bal ? arrivé-je à répéter, à bout de souffle, la poitrine compressée dans un étau implacable.
Tous les visages se ferment.
L'inquiétude disparaît, remplacée par la douleur et la compassion dans les yeux d'Alyzée et de Shaïma. Cassie semble moins affectée. Evidemment, elle n'a encore jamais connu cette épreuve.
Elles comprennent toutes la raison de ma panique, maintenant. Et à en juger par leurs mines durcies, je ne suis pas prête à encaisser la réponse à ma question. Mais elle fuse quand même, parce que les mots, aussi puissants et déstructeurs soient-ils, ne prêtent pas attention aux émotions. Ils tracent simplement leur chemin jusqu'à atteindre leur cible.
- As... 97, je te jure que j'allais t'en parler.
Shaïma jette un coup d'oeil discret vers l'horloge murale, qui ne m'échappe pourtant pas. Je suis son regard tandis qu'Alyzée continue de discourir.
16h47.
Ça fait à peine trois quarts d'heure que nous sommes sorties de nos cellules respectives.
- J'attendais juste le bon moment, plaide mon interlocutrice. Ecoute, ne panique pas, d'accord ? Tout va bien se passer, ce n'est pas si terrible que ça. Mais...
- Quand ?! la coupé-je brutalement.
Je sens déjà mes forces me quitter, le tunnel de ma vue se rapetisser, et je sais que si je la laisse étoffer sa révélation plus longtemps, je ne tiendrai pas jusque là.
- Demain, finit-elle par avouer piteusement.
Ma tête commence à dodeliner sur mon épaule, mon corps à s'affaisser, et j'ai à peine le temps de la voir se précipiter vers moi avant de me recevoir une gifle magistrale. Et aussi incroyable que ça puisse paraître, cette claque violente arrive à me maintenir hors de l'eau.
- Tu vas m'écouter attentivement, d'accord ? me crie-t-elle, si près de moi que je sens le souffle de ses cheveux qui s'agitent. On est là, d'accord ? Je ne te laisserai pas tomber. Tu as défendu 36, c'est à moi de te rendre la pareille ? Je vais te dire tout ce que je sais, tout ce dont je me souviens. Tu n'auras aucune surprise en arrivant là-bas, je te le promets. Tu seras préparée.
Mais les effets de son coup commencent déjà à s'estomper.
- Allez, reste avec moi... avec nous. Je sais qu'on ne se connaît pas beaucoup mais je te jure que je ferai tout ce que je peux pour rendre tout ça moins difficile.
Ses lèvres s'agitent si vite... On dirait qu'elle a trop de choses à dire pour une vitesse de diction humaine. C'est comme si les idées lui venaient plus vite que les paroles, qu'elle essayait tout de même de tout dire mais qu'elle était noyée.
- 97, tu ne peux pas les laisser gagner. Relève-toi. Ne les laisse pas t'abattre encore une fois.
Les derniers mots d'Alyzée achèvent de me sortir de ma torpeur, bien plus efficacement que sa gifle de tout à l'heure. Combien de fois faudra-t-il que je tombe pour pouvoir me relever avant de toucher le sol ?
Elle a raison, tellement raison! Ce n'est pas le moment de flancher. Je me redresse tout en reprenant mes esprits petit à petit. Demain. Demain. Oui, le bal va avoir lieu dans un peu plus de vingt-quatre heures, et oui je serai forcée d'y aller... mais je ne serai pas seule. Alyzée, et indirectement Shaïma, qui me couve de son regard plein de passion, me l'ont promis. J'arriverai à surmonter cette nouvelle épreuve, grâce à elles, avec elles. Du moins jusqu'à ce que nous soyons obligées de nous séparer.
Mais ce n'est p as le plus important. Le plus important, c'est ce que je viens de réaliser.
Une occasion.
Voilà ce qui se présente vraiment à moi.
Une occasion de me retrouver seule à seule avec un membre haut placé du Gouvernement ou de l'armée, dans tous les cas quelqu'un qui connaît l'emplacement du CCP.
Et j'ai bien l'intention de profiter de ce bal pour séduire le politique le moins expérimenté et le plus apte à remplir mes attentes. Même si cette pensée me dégoûte et me donne envie de vomir, même si je sens déjà les spasmes agiter mon corps à l'idée de mettre en pratique ma décision, il n'est pas question que je recule. Pour une fois, mon physique si plein de défauts au regard de certains hommes, mais en même temps si séduisant pour d'autres, va me servir à quelque chose, puisque c'est grâce à lui que je vais extorquer les informations que je suis venue chercher.
Je me promets que ce bal sera le dernier auquel j'assisterai.
Je me promets de sortir d'ici d'ici deux mois.
Annotations