Chapitre 17 - ASTRID

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Je contemple la porte qui se dresse devant moi, indécise.

Mes doigts effleurent la poignée. Cette scène m'en rappelle une autre, des mois plus tôt, lorsque je devais ouvrir mon appartement aux agents des Forces de Prévention. À l'époque, malgré mon instinct qui me criait de fuir, j'essayais encore de me convaincre que le Gouvernement était innocent. Alors j'ai guidé les loups tout droit jusqu'au mouton, et je me suis fait dévorer.

Aujourd'hui, je suis prévenue de ce qui m'attend, mais le choix n'en est que plus dur. Derrière moi, je sens que le robot ne vas pas tarder à réagir devant mon immobilité. Toutes les femmes se sont déjà introduites dans leur propre ascenseur. Il ne reste plus que moi. Moi, mes doutes, et les avertissements d'Alyzée qui résonnent dans ma mémoire, acérés comme des lames de rasoir.

Je me rappelle parfaitement notre discussion, qui a duré jusqu'à ce que la sonnerie retentisse pour la énième fois. Calmement, le plus succintement possible, elle m'a exposé le déroulement du bal dans ses moindres détails.


- La règle d'or lors de ces évènements, c'est de garder ton calme. Ecoute-moi attentivement, 97 : si tu restes tranquille et que tu as l'air sûre de toi, les hommes oseront moins t'approcher : pour la majorité, ils préfèrent les femmes dociles. Les rebelles ne sont pas bien vues là-bas.

- Pour la majorité ? ai-je répété, tremblante d'appréhension.

Elle a baissé ses yeux noirs vers le sol avant de me répondre en relevant la tête :

- Il faut que tu trouves ton entre-deux. Dans de rares cas, les hommes sont excités par les femmes au tempérament plus... fougueux. Certains aiment cette résistance qu'ils rencontrent, parce qu'une fois qu'ils ont réussi à nous dresser, leur satisfaction est encore plus intense. Un mal pour un bien, en quelque sorte.

À ce moment précis, j'ai parfaitement compris ce qu'elle ressentait : en tant que rebelles du Sanctuaire, elle et Shaïma ont déjà dû faire les frais de ces hommes cruels et tordus qu'elle vient de me décrire.

- De rares cas ? fais-je à nouveau. C'est-à-dire ?

- Ce n'est pas le plus important! finit-elle par éclater, et je vois les démons dans ses yeux se réveiller face à ces mauvais souvenirs que je lui évoque. Contre ça, tu es impuissante, il faut l'accepter. Il y tant d'autres choses à dire, bien plus pressantes!

Encore une fois, ses paroles tombaient sous le sens, et je n'ai pu que l'écouter. Après son petit éclat, je ne l'ai plus interrompue.

- Demain, un peu avant la sonnerie, un homme viendra dans ta cellule, mais ne t'y trompe pas : en réalité, ce n'est qu'un robot. Ils ne sont là que pour te préparer, et engager un homme avec de telles compétences signifierait trop de risques : moins de personnes sont au courant de notre existence, mieux leur société se porte. Alors, une intelligence artificielle programmée pour ça est de loin la meilleure solution, enfin j'imagine. Comme ça, aucun risque que nous l'attaquions, de toute manière dès que sa sécurité est endommagée, elle meurt en quelque sorte, et le système intégré qui lui permet de passer les portes se bloque. Pendant environ dix minutes, le robot se contentera de te fixer : nous avons toujours supposé que, pendant ce temps, il mesure ta beauté et ton corps et cherche les meilleurs vêtements, les meilleurs atours pour te mettre en valeur, mais évidemment nous ne pouvons pas en être sûres. Une fois qu'il aura fait son choix dans ton dressing, il te demandera de te déshabiller... complètement.

<< Surtout, ne résiste pas! a-t-elle continué trop rapidement pour que je puisse l'interrompre, comme si elle avait prévu exactement ce que j'allais dire. Ce serait la pire chose à faire! Si tu essayes, il emploiera la force, et pour en avoir fait l'expérience, je peux t'assurer que sa force artificielle est mille fois plus puissante que celle d'une simple humaine. Fais ce qu'il t'ordonne à chaque fois sans protester. Ce n'est que le moins désagréable de tout ce qui suivra, je ne te le cacherai pas. Considère ça comme une sorte d'entraînement.

J'ai frémi à ses paroles mais je me suis fermement empêchée de répliquer : ses conseils m'étaient précieux, et je devais écouter parler son expérience.

- Pendant l'heure qui suivra, a-t-elle repris après une courte pause, il t'habillera, te maquillera, te couvrira de bijoux et te mettra en valeur de la manière la plus efficace possible. Attends-toi à ne pas en ressortir très... couverte. Je te rappelle que le but est de nous exposer. Pour eux, nous sommes de la marchandise, un défilé de robes et de formes, et ces bals ont été mis en place pour qu'ils puissent choisir leurs produits dans les meilleures conditions possibles.

Les mots qu'elle a employés étaient cruels, mais ils reflétaient exactement la vérité, et je n'avais pas besoin de le vivre pour en être convaincue.

- Normalement, le robot en aura fini avec toi quand la sonnerie retentira : cette fois, tu ne devras pas te précipiter dans le jardin. Il te guidera jusqu'à une porte au fond du jardin, à droite de celle par laquelle le Leader passe chaque soir. Cette porte s'ouvre sur un couloir gigantesque, qui rassemble autant de portes que le jardin lui-même : toutes numérotées. Tu devras rejoindre la tienne, celle marquée 97, et entrer dans le petit espace derrière. Ne t'inquiètes pas, l'attente ne dure pas très longtemps : au bout de cinq minutes environ, le tube commencera à monter vers le haut et tu seras expulsée dans la salle de bal, en même temps que toutes les autres femmes. Cherche à ta gauche, je serai dans la foule, et je rejoins-moi le plus vite possible, tout en restant discrète. Nous ne devons surtout pas éveiller les soupçons, sans quoi nous serons séparées. Commencera alors le bal. Sa durée est indéterminée : tant que chaque homme n'a pas réservé sa femme, il continue. Une fois ceci fait, nous empruntons exactement le même chemin en sens inverse, mais cette fois avec quelqu'un avec nous pour regagner nos cellules.

- Et comment...

J'ai hésité, mais la tentation était trop forte. J'avais besoin de poser ma question, malgré ma promesse de ne plus l'interrompre.

- Comment nous réservent-ils ?

Cette fois, c'est Shaïma qui a pris la parole. Elle était restée si silencieuse que je l'avais presque oubliée, tout comme Cassie d'ailleurs. Ça ne devait cependant pas être la première fois qu'elle entendait ce récit, à en juger par son expression plutôt calme : si tout ceci était une révélation pour elle, elle aurait exprimé bien plus d'émotions.

- Avec un bracelet électronique. Chaque homme en emporte un avec lui en venant. Une fois fixé à notre poignet, personne ne peut l'enlever, hormis son propriétaire, qui peut bien sûr changer de cible à sa guise. Dès lors que nous sommes réservées définitivement, nous continuons d'égayer les convives, mais notre sort est scellé avec celui qui nous a choisies.

- Je n'ai qu'un conseil à te donner, 97, enchaîne Alyzée. Fais comme si rien ne peut t'atteindre. Fais comme si ce bal n'est pas un sort pire que la mort pour nous. Fais comme si tu n'avais aucune faiblesse.


Je n'arrive pas à occulter la scène qui se déroule une énième fois dans mon esprit. Je n'arrive pas à me concentrer sur le présent, sur ce que je dois faire, sur cet homme qui n'en est pas un, menaçant, juste derrière moi, sur ce qu'il pourrait me faire si j'attends trop longtemps.

Je suis paralysée. Incapable d'accomplir ce qu'on attend de moi. Ce que tous attendent de moi.

Alyzée.

Shaïma.

Cassie aussi, sûrement.

L'homme-robot.

L'Organisation toute entière.

Allen.

97, tu ne peux pas les laisser gagner. Relève-toi. Ne les laisse pas t'abattre encore une fois. Alyzée m'a dit ça comme si elle savait, et peut-être qu'en quelque sorte, c'est effectivement vrai. Je me concentre sur ces trois phrases, les tournent en boucle, et petit à petit, elles estompent toutes mes difficultés.

Après les longues minutes pesantes que je viens de vivre, je trouve enfin le courage d'appuyer sur la poignée.

Je m'introduis dans la cabine étriquée, si petite que je dois ramener les vagues de tissu de ma robe contre moi pour ne pas l'abîmer. En moi, je me fiche bien d'être jolie ou pas, mais je dois respecter les instructions d'Alyzée et rester docile. Me fondre dans la masse. Faire comme tout le monde. Pour, le moment venu, inverser les rôles et séduire ma proie.

La porte s'est à peine refermée derrière moi que, déjà, je me sens propulsée vers le haut. Mon estomac remonte dans ma gorge, je suis écrasée par la vitesse contre le tube. Quelques secondes plus tard, l'habitacle ralentit et je m'arrête en douceur, toujours plongée dans le noir.

Puis les parois coulissent vers le bas et révèlent à mes yeux plissés la salle de bal.

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