Chapitre 20 - SACHA
Je ne peux empêcher une bouffée de haine et de... jalousie m'envahir.
Voir Willer réserver Astrid alors même que j'étais à un cheveu de le faire moi-même m'emplit de rage. Il tient enfin sa vengeance, contre elle mais aussi contre moi : en lui faisant subir l'horreur avec le plus de haine possible, il la brise, mais il utilise également mes propres sentiments contre moi. Il sait parfaitement qu'elle compte pour moi.
Ça y est.
Je me le suis enfin avoué.
Astrid compte pour moi.
Et savoir qu'elle passera cette nuit avec Willer et pas avec moi me fait littéralement imploser. Je brûle, j'ai l'impression d'être une bombe sur le point d'exploser. À quelques mètres, la seule personne à m'avoir jamais inspiré autre chose que du mépris, de la rage de vaincre et de la haine, se tient là, recroquevillée, terrorisée, prisonnière de mon propre ennemi. Cette image me procure le déclic qu'il me fallait.
Je me libère de mes chaînes.
Je sens comme une sorte de puissance inconnue forcer dans mon esprit pour raviver mes souvenirs pleins de douleur, mais j'ai appris à me contrôler. Mon... affection ? pour Astrid est trop grande. Elle consume tout dans mon coeur et me permet de résister à la force qui m'attire dans le chemin de la noirceur. Elle me donne envie de continuer à me battre, pour elle.
Parce que ce n'est pas sa faute.
Ça ne l'a jamais été.
C'est au contraire moi qui suis le fautif. J'ai opprimé son peuple, j'ai participé à l'enfermement et l'humiliation de toutes ces femmes, et tout ça pour quoi ? Parce que mon père m'a affirmé toute mon enfance qu'elles ne valaient rien ? Pour résumer, parce que j'ai été suffisament naïf pour le croire. Mais au contact de cette jeune femme qui s'est sacrifiée pour sa liberté, qui a tout perdu, y compris sa mémoire, pour tenter le tout pour le tout, je ne peux pas conserver un avis aussi erroné. Je ne peux que me rendre à l'évidence : quand je croyais manipuler le monde entier, j'étais encore une simple marionnette entre les mains des puissants de ce monde. Mais ce temps est terminé. Aujourd'hui je réalise enfin...
Une douleur intense à l'intérieur de ma tête coupe net mes réflexions. Le monde autour de moi disparaît. Le feu brûle tout sur son passage, je vais exploser si je ne cesse pas de résister, mais j'ai le pressentiment que si je lâche tout, si je cède à la tentation, je ne reverrai plus jamais cette liberté que je viens de goûter. Celle de l'esprit. Je ne veux pas la perdre, pour rien au monde. C'est elle qui me permet d'envisager quelque chose avec Astrid, elle qui me permet d'envisager de partir. Elle encore qui chasse la fausse culpabilité que je ressentais en pensant à ses lèvres sur les miennes.
Elle compte pour moi.
Je ne veux pas l'oublier.
Je ne veux pas baisser les bras.
Je ne veux pas la laisser partir.
Mais la souffrance qui devient de plus en plus intense au fur et à mesure que les secondes passent me donne la nette impression que je ne peux pas lutter contre l'inévitable. C'est comme si une autre personne, une autre volonté, entrait en collision avec ma conscience au sein même de mon esprit. C'est impossible, je ne suis pas fou, mais je sens pourtant distinctement cette présence étrangère, cette intruse qui essaye de détourner ma volonté. Haine et amour, pour la première fois, se combattent dans mon coeur : jusque là, je n'avais jamais su ressentir autre chose que la première.
Je tente un mouvement pour sortir de cette torpeur et me concentrer sur autre chose, me rappelle soudain qu'Astrid a besoin de moi, mais je suis paralysé sur place. Je peine à sentir mes bras rigidifiés le long du mon corps. Je trouve cependant la force d'ouvrir les yeux et stabilise ma vision troublée sur elle.
Elle.
Je ne dois penser à rien d'autre.
Mais malgré toute la force de ma volonté, rien n'y fait. Je suis toujours soumis à l'emprise intrusive qui essaye de me soumettre depuis tout à l'heure.
Ma seule porte de sortie est la capitulation. Du moins en apparence. Je comprends soudain que plus je lutte, plus la force grandira, et moins j'aurai de marge de manoeuvre. À l'inverse, si je cède maintenant, j'ai encore une petite chance de conserver une part de moi. Une part non contrôlée, qui pourra à l'occasion reprendre le dessus, lorsque l'heure viendra. Il ne me reste plus qu'à la cacher, loin, très loin, dans le recoin le mieux protégé de mon cerveau qui, je le devine, ne m'a jamais vraiment appartenu. La cacher, moi-même l'oublier. Ne pas y penser, ne jamais me rappeler son existence. Une botte secrète. Voilà ce dont j'ai besoin. Et pendant ce temps, la lutte continuera. Peut-être même que les moments de lucidité comme celui-là seront fréquents : je ne m'en souviendrai simplement pas. Dans quelques secondes, je retournerai à ma vie de mouton qui se croyait loup.
Mais à chaque fois qu'Astrid m'aidera à réaliser la vérité, je reproduirai ce stratagème, jusqu'à devenir assez fort pour vaincre définitivement. La voilà, cette différence de force que je cherchais, cet avantage inespéré. La voilà, ma porte de sortie détournée.
Alors, je n'attends plus, et je produis la plus grosse explosion possible pour avoir le temps... le temps...
*
J'ouvre les yeux après un petit moment de flottement passager.
Depuis que j'ai été blessé au coeur, c'est la deuxième fois que ce genre de vertiges m'arrivent. Mon orgueil essaye de se convaincre que ce n'est qu'une petite conséquence sans importance qui passera avec le temps, une séquelle minime, mais une part de moi ne peut s'empêcher de s'inquiéter tout de même. Mon instinct voudrait me crier que quelque chose ne va pas, que je dois creuser plus profond et que je découvrirai la vérité, mais je le musèle fermement. Ce n'est pas le moment de me laisser aller à la paranoïa. Ça n'a jamais fait partie de ma personnalité, ça ne risque pas de changer aujourd'hui.
Je chasse mes interrogations silencieuses et reporte mon attention sur la situation présente. Willer a déjà disparu, évanoui dans la foule malgré sa taille imposante. Je ressens une profonde jalousie à l'idée qu'il ait pu me voler ma proie si brusquement. À cause de lui, je ne pourrai pas savourer ce moment de gloire pour lequel j'oeuvre depuis des semaines entières La frustration m'envahit. J'avais pourtant pris toutes les précautions nécessaires, et voilà qu'un vertige vient tout gâcher. Comment ai-je pu me laisser avoir si bêtement ? Ce sont toutes mes chances qui partent en fumée. Je devais profiter de cette nuit entière pour réparer mes fautes, et j'ai presque l'impression de sentir le regard déçu, accusateur, de mon père peser dans mon dos. Je résiste à l'envie pressante de me retourner pour vérifier que ce n'est que ça, une impression.
En tant que capitaine de la DFAO, Willer m'est intouchable. Je ne pourrai jamais l'affronter frontalement, et dans l'ombre, accompagné de ses nombreux alliés, il est nettement plus fort que moi. Il sait parfaitement que je ne peux rien lui faire. Comme chaque jour depuis mon échec, mon impuissance me revient encore une fois comme un train lancé à vitesse maximale. Il ne me reste plus qu'à profiter un maximum du temps que je peux encore grapiller.
Je reprends le contrôle de mon corps, sortant de cette léthargie stupéfaite pour m'avancer vers une Astrid toujours sous le choc.
Plantée en plein milieu de la salle, toujours à la même place depuis qu'elle est arrivée, elle contemple fixement le vide à ma droite. Sûrement la direction qu'a prise Willer. Un léger instant, mon esprit dérive vers une autre image inspirée de celle-ci, vers une Astrid battante et non anéantie, au bord d'une falaise, le vent agitant ses longs cheveux bouclés. Le coucher de soleil éclairerait ses traits de milliers d'éclaboussures de couleurs vives. Elle aurait le regard perdu, exactement comme maintenant, mais non pas parce qu'elle réaliserait l'enfer qu'elle va vivre dans quelques heures ; non, plutôt parce qu'elle serait simplement paisible. Elle repenserait au passé avec le sourire aux lèvres de tous les bons souvenirs et non pas les remords dans son coeur de ne pas avoir fait le bon choix.
Mais quand elle pivote vers moi, le regard furieux, accusateur, empli de haine, cette illusion s'estompe rapidement, emportée par un nuage de fumée vengeresse. Elle s'avance vers moi en faisant claquer ses talons hauts sur le sol, la démarche encore un peu chaloupée mais tout de même ferme, parfaitement claire dans ses intentions. Sa main s'abat sur ma joue avant que je ne puisse réagir. Je songe quelques instants à ce spectacle pitoyable que j'offre face à une femme, prie pour que personne ne puisse constater ma déchéance, mais je ne suis pas naïf : avec la foule qui nous entoure, au moins quelques convives doivent remarquer mon humiliation. Bientôt, toute l'attention sera tournée vers nous. Je dois rectifier le tir, et rapidement.
Alors que sa paume fuse de nouveau vers moi pour une deuxième gifle, je l'attrape fermement par le poignet en plein vol. Mes doigts se referment sur le seul bracelet en métal grossier de tous ses bijoux, ce qui ravive encore ma colère contre Willer. Lentement, en faisant toutefois attention à ne pas trop lui faire mal, je baisse sa main et la replace le long de son corps. Je fais pression sur ses fragiles os dans l'espoir qu'elle comprendra le message et cessera sa scène. Mais comme on pouvait s'y attendre de sa part, elle n'a aucune intention de m'écouter.
- Où t'étais passé ?! éructe-t-elle.
Cette fois, c'est sûr, tout le monde nous fixe, nul besoin de vérifier.
Complètement paniqué par toutes ces personnalités importantes, dont mon propre père, qui s'attendent à ce que je réagisse fermement, j'hésite presque à lui rendre coup pour coup. Mais une sorte de résistance en moi fait son apparition pour lutter contre cette envie sauvage. Porter la main sur elle serait l'erreur à ne pas faire, j'en suis convaincu. Et au fond de moi, je n'en ai pas vraiment envie.
Alors, à la place, je passe derrière elle, l'entoure de mes bras avec le moins de douceur possible et la trimballe brutalement jusqu'à un recoin sombre, derrière une des colonnes finement travaillées de la salle. Une fois que nous sommes relativement à l'abri des regards, je la lâche enfin par terre et la plaque contre le marbre froid, mes deux mains plaquées à quelques centimètres autour de sa tête. Mû par une force inconnue et inarrêtable, je presse mon corps contre le sien en essayant de me convaincre que ce n'est que pour mieux la retenir, mais quelque chose me souffle qu'une autre variable entre en jeu là-dedans. Je penche ma tête sur le côté et m'approche suffisamment pour que mes mèches rebelles se promènent sur ses joues.
Et soudain, je me rappelle le rôle que je suis censé tenir.
Celui d'un jeune évadé des Résidences, complètement perdu, paumé, qui n'est pas censé mieux réagir qu'elle, ni garder son sang-froid. En ce moment, nous devrions être à la même place que tout à l'heure, et je devrais bégayer en essayant d'intercaler une phrase entre ses hurlements. Mais à la place, nous sommes pressés l'un contre l'autre parce que je n'ai pas su reffréner mon caractère brusque et violent, et j'arbore exactement le même masque que depuis des années, celui qu'elle n'est pas censée connaître, celui du militaire sans émotions, fermement décidé à accomplir sa mission. Et mes lèvres sont si proches des siennes, si proches...
En un fraction de seconde, ma décision est prise. Elle suit l'impulsion de mon instinct, elle me permet de sauver la mise, et surtout, elle répond à une envie que j'essaye de cacher au fond de moi depuis la première fois mais qui ressurgit toujours dans les pires moments.
Quand que nos bouches entrent en contact pour la deuxième fois, je repère immédiatement le goût de miel et de sel sur ses lèvres. Et quand elle répond à mon baiser, sa saveur envoûtante s'infiltre en moi pour ne plus me quitter, même quand elle finit par se séparer de moi brutalement. D'un seul coup, c'est le vide, et je recouvre petit à petit mes esprits en sentant ses poings s'abattre contre moi pour me repousser. Lentement, je la relâche. Sa coiffure détruite pend lamentablement sur sa nuque et les mèches qui s'échappent de son chignon n'ont plus rien d'une composition à l'effet sauvage. Son mascara commence à couler de ses longs cils jusqu'à ses joues, laissant une traînée noirâtre au fur et à mesure que les larmes jaillissent de ses yeux. Et sans savoir pourquoi, je la trouve encore plus belle que tout à l'heure.
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