Chapitre 21 - ASTRID
L'initiative de Sacha m'a totalement prise de court, et je suis si perturbée que je ne peux m'empêcher de pleurer. C'est une réaction nerveuse incontrôlable, une réponse à toutes ces semaines bien trop épuisantes pour moi, et à ce qui vient de se passer... ce que je n'ai pas empêché, du moins pas jusqu'à maintenant.
Mais lui avoir répondu, même si ce n'était que pour les première secondes, est pour moi une des plus grandes trahisons. Une trahison envers moi-même. Comment est-ce que je peux rien que supporter sa vue, après tout ce qu'il m'a fait ?
Mais le poids du bracelet en métal à mon poignet me rappelle les derniers évènements et ma rage s'évanouit immédiatement... du moins celle qui lui est destinée. J'essaye de ne pas penser à ce qui m'attend, quand le bal sera terminé, mais c'est si dur d'ignorer quelque chose d'aussi omni-présent! Tout ici respire ce que je vais subir : cet évènement lui-même a été créé dans ce but. Un profond désespoir m'envahit et me fait perdre toute envie de me battre. Dans un sens, c'était ce que je voulais en venant ici, ce dont Sacha m'a provisoirement détournée : grâce à Willer, j'ai peut-être une chance de remplir ma mission et de repartir d'ici. Mais à quel prix ? Je ne suis pas prête à assumer les conséquences de mes actes. Je n'imagine même pas les trésors de manipulation qu'il me faudra déployer pour vaincre sa haine à mon égard et le pousser à me parler, surtout pour me révéler des informations aussi sensibles. À bien y réfléchir, ça semble même impossible. J'ai du mal à croire qu'un membre haut placé de la DFAO puisse être aussi naïf.
Je n'imaginais pas, jusqu'à maintenant, ce qu'un sacrifice implique. Et aujourd'hui, c'est mon propre corps que je vais sacrifier sur l'autel de ma mission, de l'Organisation. Des personnes dont je ne garde aucun souvenir. Un doute horrible s'insinue en moi... et si tout ceci n'était qu'une gigantesque manipulation ? Et si je n'avais jamais été Astrid ? Et si tous mes souvenirs étaient vrais ? Et si j'étais vraiment Alexy, et si j'avais vraiment survécu dans les Résidences pendant 18 ans ? Et si le véritable menteur de cette histoire était Allen, et non pas Sacha ? Mais quelque part, je sais bien que je me fais des faux espoirs pour garder la tête hors de l'eau. Il y a tant de preuves, comme cette ressemblance frappante entre mon frère et moi, ou encore le micro placé sur moi, mon enfermement ici... non, décidément, même si l'Organisation n'est pas celle qu'elle prétend être, ce combat vaut la peine d'être mené. Le Sanctuaire n'est pas une illusion, lui. Et les femmes qu'il retient prisonnières ainsi que les tortures qu'elles subissent ici non plus.
Ce petit instant de flottement est vite interrompu par Sacha qui se rappelle à moi d'une longue expiration. Je retourne au présent et de nouvelles interrogations surgissent, celles que j'avais oubliées, l'espace d'un instant : quels mensonges va-t-il inventer ? Sera-t-il convaincant ? De toute manière, je serai obligée de le croire, mais tout peut être un piège avec lui. Je ne dois pas non plus rendre la situation irréaliste, lui mettre la puce à l'oreille...
- Tu étais où ? je chuchote, consciente que ma crise de tout à l'heure a attiré bien trop d'attention sur nous.
Je ne souhaite pas plus que lui me faire remarquer. Et même si je ne l'ai pas encore repéré, avec tous les derniers évènements, je sais que mon père est là, quelque part dans la foule, qu'il m'observe silencieusement. Je ne dois pas seulement convaincre Sacha. Ce sont tous les hommes dans cette salle qui doivent croire à mon mensonge : je suppose que s'ils sont assez importants pour être ici, ils sont au courant et de mon existence et de mon rôle. Le brusque rappel de cette pression qui me pèse dessus me fait vaciller, tandis que j'attends toujours la réponse de Sacha.
Son visage ébahi et un peu émerveillé pourrait presque me convaincre, si je ne savais pas que toutes ces émotions qu'il affiche sont un masque. Je ne peux en croire aucune. Nous sommes tous les deux engagés dans un gigantesque jeu de manipulation, mais aujourd'hui, c'est moi qui possède l'avantage ; je sais de quoi il retourne vraiment, alors que lui non. Il est toujours persuadé que je crois à son histoire à dormir debout. Comment Allen a-t-il pu ne jamais remarquer toutes les incohérences qu'elle présentait ? Pourtant, il nourrissait tellement de doutes au début qu'il aurait même pu inventer de fausses excuses.
- Alors ?
Je n'ose pas le toucher, et encore moins être violente avec lui pour appuyer mes propos, comme j'en crève pourtant d'envie. Mais je dois me rappeler que je suis censée tenir à lui. Que je suis censée être inquiète.
Pas le haïr.
- Je...
Il bafouille et j'ai l'impression de me retrouver face à moi-même quand je n'arrivais pas à produire une seule phrase complète lors de mon premier jour au Sanctuaire.
- Je suis tellement soulagé de te retrouver! finit-il par lâcher avec timidité.
Si je n'étais pas déjà convaincue de sa culpabilité, je n'y verrais que du feu.
- Qu'est-ce que tu fais là ? Je ne comprends pas, que s'est-il passé ? Tu t'es fait capturer ? Et tu participes à ce bal ? Ça n'a aucun sens!
Je laisse échapper un flot de paroles avant de clore mes lèvres pour attendre qu'il réponde à toutes mes questions. Je dois le faire parler. Le temps de me reprendre. Pour le moment, je ne suis pas assez maître de moi, et je risquerais de trahir ma couverture. Oui, c'est ça, le faire parler. Le plus longtemps possible. Mais il y a une autre raison à ça : au fond de moi, j'aimerais juste que sa voix me fasse oublier la réservation de Willer.
Heureusement, il répond parfaitement à mes attentes.
- J'ai... j'ai été capturé moi aussi. J'avais presque passé leurs lignes quand un homme m'a repéré et m'a tiré dessus. Il m'a touché près du coeur. D'après eux, je suis resté deux semaines dans le coma avant de me réveiller, et j'ai de la chance d'être encore en vie. Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi ils ont pris la peine de me soigner. Alexy, tout ceci n'a aucun sens!
Il met tellement d'émotions dans ses mots, sur visage... on dirait qu'il l'a vraiment vécu! Alors qu'en vérité, je suis persuadée qu'il est simplement allé rejoindre la DFAO dès que je me suis éloignée. Je me rappelle parfaitement son hésitation quand nous nous sommes quittés. Je l'avais prise pour de la tristesse, en vérité, il se sentait juste coincé, il savait que je pouvais le démasquer à tout moment. Ce moment était sûrement le plus périlleux de toute sa mission, à part peut-être celui où il a dû nous convaincre de l'embarquer avec nous. Et dire que c'est moi qui ai insisté auprès d'Allen, persuadée qu'il disait la vérité! Jamais je ne me pardonnerai cette erreur.
- Mais pourquoi es-tu ici ? insisté-je.
Je dois tester son mensonge, ses limites. Ne pas paraître trop naïve, ne pas faire comme si je croyais tout ce qui sort de sa bouche. Même si, après mon comportement quand je l'ai rencontré, ça ne serait pas si incongru que ça, au final. Je dois jouer sur cette confiance que je lui ai trop facilement accordée dès le premier jour.
- Je n'en sais rien! gémit-il avec désespoir. Avant-hier, un homme est passé me voir pour m'expliquer qu'une sorte de.... de fête se déroulerait aujourd'hui. Il m'a dit que ma présence était recquise, mais que je n'avais pas intérêt à tenter quoi que ce soit, sinon, il me briserait les os de la main les uns après les autres.
Je frissonne.
Les menaces que m'éructait Willer il y a quelques mois n'étaient pas bien différentes de celles-ci. Si je ne savais rien, je croirais que c'est une coincïdence, pire encore, je prendrais cette précision comme une preuve qu'il dit la vérité.
- Je n'en suis pas sûr, mais il me semble que c'est celui qui t'as attrapée tout à l'heure, poursuit-il. Que t'as-t-il fait ? Avec la foule, je n'ai presque rien vu, mais tu avais l'air d'avoir si peur.... Tu le connais ?
Je suis muette de stupéfaction. Cette fois, il va trop loin. J'avais l'air d'avoir peur ? J'étais, et suis toujours d'ailleurs, totalement terrorisée à l'idée de ce qui m'attend! Avoir peur est un euphémisme pour ce que je ressens maintenant. Contrairement à l'image qu'il se donne, je ne suis pas indestructible, loin de là. Au contraire, j'ai même l'impression d'être la fille paumée de toute cette histoire, qui ne sait jamais quoi faire, et qui fait tout échouer quand elle agit.
Les explications qu'il me donne présentent certes quelques incohérences, mais dans la situation présente, ce n'est pas totalement tiré par les cheveux : la DFAO est un organisme secret mystérieux, obscur, impénétrable. Je ne pourrais pas reprocher à l'autre Sacha de ne pas réussir à percer leurs intentions. Tout ce qu'il prétend avoir vécu pourrait très bien être un énième de leurs plans retorses pour me manipuler à travers lui. Je soupçonne même que toute cette histoire a pour but de m'orienter vers cette conclusion.
Je suis si secouée que j'en oublie provisoirement de répondre à sa question.
- Alexy, tu vas bien ? Qu'est-ce qui t'es arrivé ? Je ne comprends pas, répéte-t-il. Toutes ces femmes... c'est impossible! Comment peuvent-elles exister ? Où sommes-nous ? Alexy, tu sais quelque chose ?
C'est à son tour de m'inonder de questions, mais je n'ai aucune idée de ce que je suis censée répondre. Ce que tu sais, me souffle la petite voix de la raison. Ce que tu es censée savoir. Comme toujours. Ce conseil sorti de nulle part me donne brusquement la force de me reprendre. J'en suis capable.
- Sacha, écoute-moi bien. Tu ne dois pas leur faire confiance. Ni à eux, ni à personne à partir de maintenant. Je cherche un moyen de m'évader depuis que je suis ici, mais leur sécurité est impénétrable. Sacha, dis-toi bien que le Gouvernement n'est pas ce qu'il paraît être! Ne fais confiance à personne! je répète de nouveau tout en évitant intentionnellement de répondre à ses questions trop précises.
Plus je resterai vague, moins de choses ils pourront retourner contre moi. Moins je risque de me trahir.
- Le Gouvernement ? Qu'est-ce que le Gouvernement vient faire là-dedans ? s'échauffe-t-il. Réponds-moi, je t'en supplie, qu'est-ce que tu sais ?
Ses questions sont trop pressantes pour être naturelles. Même avant de découvrir sa trahison, j'aurais senti que quelque chose ne va pas, et maintenant que je suis au courant, je le perçois clairement dans tous ses mouvements, toutes ses expressions, tous ses mots. C'est trop évident. Et en même temps, le désespoir dans sa voix ne me paraît pas simulé, lui. Se pourrait-il que son échec avec Allen et moi l'entrave plus que je ne le croyais ? Et si ce bal était son terrain de jeu pour refaire ses preuves ? Une nouvelle défaite serait dans ce cas l'erreur à ne pas faire, et l'enjeu est de taille pour lui, ce qui expliquerait cette panique folle qu'il n'arrive pas à contenir entièrement.
Je peine à réprimer un sourire.
C'est peut-être sadique, peut-être même que ça me fait leur ressembler cruellement, à lui et à tous les autres, mais en ce moment même, rien ne compte plus que cette possibilité de le faire souffrir comme il m'a fait souffrir. Je vais me servir de ce que je viens de découvrir pour l'enfoncer plus bas que terre, lui faire perdre tout ce qui lui reste... prouver une fois de plus son incompétence à la DFAO.
Le déshonorer.
Le ridiculiser.
L'humilier devant la femme, la créature inférieure que je suis.
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