Chapitre 6 - ASTRID

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Je meurs d'envie d'injurier Sacha avec les insultes les plus fleuries que je connaisse, mais après tout, comment le blâmer de s'être évanoui ? Je commence moi-même à avoir la tête qui tourne entre tous ces loopings, retournements et figures que je n'aurais jamais imaginées possible. Je songe vaguement que mon instructeur devait être très bon, à l'Organisation, pour que j'aie atteint un niveau si bon, et surtout pour avoir acquis une telle résistance. Puis je reconcentre sur le danger qui me guette à chaque faux-pas. J'ai déjà abattu deux de nos quatre poursuivants, mais je ne suis pas naïve au point de croire que ce sont les seuls. Je me demande simplement où peuvent bien se trouver les autres. Ou alors le Gouvernement a fait une erreur monumentale en pensant que quatre chasseurs entraînés depuis leur enfance suffiraient, même si honnêtement, jusqu'à aujourd'hui, j'aurais fait exactement la même chose.

Jusqu'à aujourd'hui.

Jusqu'à ce que je me rende compte que je possède également un don pour le pilotage. Jamais je n'aurais cru un jour, en regardant les avions de chasse passer dans un vrombissement assourdissant au-dessus des Résidences, que je puisse manier aussi précisément un tel engin. Certes, l'expérience demande une concentration à toute épreuve et une résistance physique élevée, mais grâce à des réflexes acquis il y a bien longtemps, j'ai presque l'impression de diriger une plume. Je peux faire faire à ce chasseur exactement ce que je veux, je peux excécuter la moindre de mes fantaisies. Si l'envie m'en prenait, je pourrais effectuer n'importe quelle figure, y compris plonger en piqué vers le sol pour remonter brutalement à quelques mètres de l'impact. Notre décollage difficile me paraît bien risible maintenant, mais je sais à présent que ce n'était que l'affutage d'un talent bien présent. Le réveil après un long sommeil.

Je me surprends à me demander comment nous en sommes arrivés à développer une technologie aussi pointue et perfectionnée. Et ce chasseur n'en est qu'un exemple parmi tant d'autres. Que pouvaient bien construire nos ancêtres, à la place de cette merveille parfaitement pensée, il y a deux cent ans de ça ? À quel point étions-nous déjà avancés ? Toujours est-il que sa légèreté et sa souplesse sans pareille me sauvent actuellement la vie. L'Organisation aussi d'ailleurs, et son entraînement que je devine intensif. Je n'en suis pas arrivée là en claquant des doigts. Mais n'est-ce pas le dernier de mes soucis, en ce moment précis ?

J'ai toujours deux ennemis particulièrement dangereux à mes trousses, et sûrement bien d'autres encore qui m'attendent après. C'est alors que deux déclics se produisent dans mon cerveau, tout aussi importants l'un que l'autre. Le premier concerne Allen, et le deuxième dispositif qu'il a eu l'intelligence de me procurer, avant que nous ne nous séparions : le traceur. Si je m'éloigne suffisament du Quartier du Gouvernement et de ses fréquences protégées, il s'activera automatiquement, et l'Organisation viendra à notre secours. Ils représentent bien mon dernier espoir : sans leur soutien, je n'échapperai pas bien longtemps au Gouvernement. Mais avant de songer à m'éloigner du Sanctuaire, je dois d'abord me débarasser de mes poursuivants, qui me collent aux basques. J'ai déjà été touchée plusieurs fois, mais jamais rien de grave. Cependant, plus le temps passe et plus les risques augmentent qu'ils m'atteignent en un point vital : le réservoir, une aile... tout peut arriver. Et c'est là que ma deuxième idée intervient.

N'ayant aucun souvenir de l'Organisation, je ne peux pas me rappeler avoir déjà effectué cette manoeuvre. Malgré tout, un certain sentiment de déjà-vu une relative confiance en moi me laissent penser que ce n'est pas une première. Cependant, le risque de rater mon coup est toujours bien présent. Je n'ai pas le droit à l'erreur. Je progresse encore quelques secondes, puis sans prévenir, brusquement, je relève le manche vers le haut aussi fort que je le peux pour effectuer un retournement, suivi d'un tonneau rapide. En quelques secondes, je vole dans le sens inverse et je redouble d'inventivité pour placer les deux chasseurs adversaires exactement comme je le souhaite. Jusque là, je ne cherchais qu'à leur échapper, tout en saisissant ma chance quand elle se présentait. Mais maintenant que j'ai une idée, un plan d'attaque, et surtout, l'espoir de rejoindre l'Organisation grâce au traceur d'Allen, je dois passer à l'offensive.

Et alors que je commence à me désespérer, à me demander s'ils n'ont pas saisi mon manège, et s'ils ne sont pas en train de le retourner contre moi sans que je m'en rende compte, l'occasion se présente enfin.

Chaque chasseur arrive dans un sens opposé à l'autre, et je suis prise en sandwiche entre eux deux. À toute vitesse, ils foncent vers moi tout en m'envoyant la dose de projectiles. C'est un miracle que je n'aie pas encore de dégâts importants, je me demande même comment c'est possible. Et puis, une fraction de seconde avant l'impact, je comprends. Evidemment. Le Gouvernement me veut vivante. Je représente toujours une chance de retrouver l'Organisation, surtout si Willer s'est décidé à leur parler. Dans ce cas, je suis plus menaçante, et surtout plus utile que jamais. Mais quoi qu'il en soit, ces pilotes ont sans aucun doute reçu l'ordre de me capturer et de m'escorter jusqu'au QG sans pour autant m'infliger une chute mortelle. Ils ne peuvent donc pas me toucher mortellement.

Cette distraction manque cependant de me coûter la vie. Je me secoue comme un prunier en pensée avant d'effectuer exactement la même manoeuvre que tout à l'heure, tout en prenant soin de me retrouver suffisament loin de mes deux ennemis. En une fraction de seconde, tout est fini.

Une explosion assourdissante fait vibrer l'air autour de nous et nous sommes déstabilisés un instant, mais je réussis à garder le contrôle pendant que nos deux assaillants partent en fumée. La collision, à cette vitesse, ne pouvait laisser aucun survivant. En les forçant à se retrouver face à face et en me retirant au dernier moment, je leur ai tendu un piège fourbe : ils n'ont pas pu éviter de se rentrer mutuellement dedans. Mais je ne dois pas oublier que la partie n'est pas finie.

Je fixe l'horizon droit devant et je laisse Paris s'effacer derrière moi. Je trace tout droit vers le sud, une des seules directions sûres où je ne rencontrerai ni la mer ni un pays inconnu. Bien qu'après la Guerre Fatale, tout ne soit plus qu'un champ de ruines, je sais grâce à Allen que l'Organisation est basée en France, et j'estime que cette direction est ma meilleure chance de m'en rapprocher. Contrairement à toutes mes attentes, plusieurs heures passent sans que nous ne rencontrions aucun chasseur adversaire, et je finis par m'abandonner au soulagement. Le cauchemar du Sanctuaire me revient en mémoire pour m'assailler de ses images toujours plus pressantes. Et, plus forts encore que n'importe quoi, plus forts que mon affrontement avec Christian Carren, plus forts que les révélations d'Alyzée, cette nuit entière passée avec Willer où j'ai vendu mon corps revient me hanter, fantômatique mais si précise!

Et pourtant, malgré toute ma volonté à me relâcher enfin, à extérioriser ce que je subis, les larmes refusent de couler, enfermées à l'intérieur de moi. Mes joues restent obstinément sèches. Je panique, affolée de cette incapacité à la plus simple des réactions, alors même que le désespoir grandit de plus en plus dans ma poitrine. Il est là, écrasant, apportant avec lui un sentiment de lassitude bien connu. Je n'ai plus envie de lutter. Je suis fatiguée de me battre. Trop souvent, trop souvent j'ai déjà ressenti cette sensation qui vous ôte toute joie de vivre. C'est comme si un souffle glacé était passé sur mon coeur, non pas pour en ôter mais pour en rabougrir toute la joie. Les plantes luxuriantes du bonheur sont toujours là, mais si noires et recroquevillées que je ne les reconnais même plus. Non, elles n'ont pas disparu, c'est encore bien pire que ça!

*

L'essence commence à manquer de nombreuses heures de vol plus tard. Je suis toujours totalement incapable de pleurer, mais heureusement avec le temps, cette envie si cruellement inassouvie a fini par s'atténuer un peu. Sacha ne s'est toujours pas réveillé depuis qu'il s'est évanoui, tout à l'heure, et je commence à m'inquiéter un peu, même si quelques gémissements me rassurent de temps en temps. Je suis sûre à présent que le traceur a été activé. Loin en-dessous, les forêts noircies et désolées, derniers vestiges d'une guerre effroyable qui a eu lieu des siècles auparavant, défilent inexorablement, monotomie rompue ça-et-là par quelques restes de villages, villes ou maisons isolées. Je ne peux qu'imaginer ce que ces gens ont vécu, même si je connais à présent la vérité. La Guerre Fatale n'est qu'une couverture pour camoufler le plus gros mensonge jamais inventé dans l'histoire de l'humanité : les femmes ont bel et bien existé un jour, et elles étaient même sûrement aussi nombreuses que les hommes. Mais ce n'est pas le pire. Le pire, c'est que certains hommes puissants assoiffés de pouvoir et de supériorité ont osé réduire ma race à néant sous prétexte qu'elle était trop faible, trop dégradante. Toute cette folie pour créer l'ultime être vivant, supérieur en tous points, né en laboratoire avec les gènes les plus perfectionnés possibles.

L'ironie ? Toute cette intelligence est maintenue fermement enfermée grâce à une puce qui contrôle totalement chaque citoyen. Je ne comprends toujours pas les motivations qui peuvent pousser à ce qui nous arrive aujourd'hui. Qui peuvent donner un tel monde. Les premiers Leaders auraient-ils renoncé à leur projet s'ils avaient su ce que l'humanité allait devenir par leur faute ? J'ai au contraire l'impression terrifiante que c'était exactement ce qu'ils cherchaient... avec l'Organisation en moins.

Ce n'est cependant pas le temps de me perdre dans de telles considérations. Nous devons attérir. Je cherche des yeux un terrain favorable jusqu'à repérer ce qui devait être avant un champ. J'active la descente verticale et laisse le pitole automatique faire le travail à ma place pour reposer mes muscles fatigués. Je suis particulièrement éprouvée d'avoir tant volé : j'ai peut-être reçu un bon entraînement, contrairement à Sacha, mais je n'en reste pas moins rouillée par des mois entiers d'inactivité.

De longues minutes plus tard, nous atterrissons enfin et je me détache avec soulagement pour aller m'étirer dehors. Je contemple le soleil levant tout en songeant avec désespoir que nous ne tiendrons pas longtemps dans ces conditions, sans eau, sans nourriture, et surtout sans armes. Le réservoir étant presque à sec, nous ne pourrons même pas nous enfuir quand la DFAO nous retrouvera. Parce qu'elle nous retrouvera, je n'ai aucun doute là-dessus. Il ne me reste plus qu'à prier pour qu'Allen vienne à notre secours le plus vite possible.

Notre ?

C'est alors qu'une pensée me frappe. Mais bien sûr! Depuis le décollage, je pense au pluriel comme si Sacha était dans mon camp, sans même me rendre compte que ce n'est qu'un traître! Comment ai-je pu oublier une information aussi importante ? S'il n'avait pas été évanoui, elle aurait pu me coûter ma liberté, voir la vie! Je me maudis moi-même tout en retournant au pas de course vers le chasseur, dont je m'étais éloignée quelques instants. Et en plus, j'ai été assez inconsciente pour le laisser sans surveillance! Mais heureusement, quand je reviens, il est toujours plongé dans un profond sommeil. Je me demande même si l'expérience n'a pas simplement été bien trop éprouvante pour son corps habitué à la terre ferme. Je n'ignore pas les risques que représente un chasseur moderne pour une personne lambda. Monter dedans peut s'avérer extrèmement dangereux, et les nombreuses manoeuvres que j'ai dû faire n'ont pas dû arranger la situation. Et s'il n'était pas simplement évanoui, mais tout bonnement dans le coma ?

Je me rends compte du risque énorme que j'ai pris en l'emmenant avec moi. Il a peut-être de nombreux traceurs et micros sur lui, et s'il est dans le coma, il ne nous apprendra rien! Je fulmine sur place, puis je me rappelle des dernières instructions d'Allen et je sursaute face à ce nouvel oubli.

- Quatre mois ont passé, murmuré-je le plus vite possible.

Contrairement à la commande que j'ai utilisée avec Willer, qui ne désactivait que temporairement le micro placé sur moi, celle-ci envoie des ondes puissantes pour le mettre définitivement hors d'état de nuire. De toute manière, ma mission est terminé, et maintenant que je me suis échappée, je n'ai plus besoin de jouer la comédie. La DFAO peut bien se rendre compte que nous l'avons roulée dans la farine, ça ne peut plus nous endicaper. Ils ne peuvent pas prévoir le coup que nous nous apprêtons à leur porter, sauf si bien sûr Willer leur a tout révélé... mais dans ce cas, nous sommes déjà tous condamnés, micro ou pas. De toute manière, Allen ne va pas tarder à arriver, et j'aurais dû le faire à un moment ou un autre.

Un petit cri me sort de mes pensées et je me précipite sur Sacha. Les paupières frémissantes, il commence à se réveiller, et dans mon coeur, le soulagement se le dispute à la haine, la colère, la volonté poignante de lui faire le plus mal possible. Je le laisse ouvrir les yeux, ne sachant toujours pas quoi faire. Lorsque ses deux yeux se posent sur moi, cependant, mon côté sombre prend le dessus et j'affiche un sourire sadique bien loin de tous mes doutes, de toutes mes incertitudes.

- Tu ne le sais pas encore, mais tu ne te rends pas compte à quel point tu as tout perdu, Sacha.

Je vois l'incompréhension s'installer dans sa prunelle arc-en-ciel, même si on pourrait la mettre sur le compte de son choc. Peut-être souffre-t-il même d'un traumatisme cranien, mais du moment qu'il n'est pas dans le coma, je ne doute pas que les médecins de l'Organisation sauront le soigner. Nous allons le faire souffrir, et j'y participerai avec joie. Ma vengeance m'attire irrémédiablement, et j'ai bien l'intention de commencer à le torturer dès maintenant. Je réalise soudain à quel point mon coeur se libère depuis qu'il se réveille : je n'ai plus à jouer la comédie! Enfin, enfin, depuis que je sais qui il est vraiment, je peux me montrer telle que je suis vraiment. Libérer mes véritables sentiments!

- Je vais te réduire en miettes.

- Astrid, att...

Mais il n'a pas le temps de finir sa phrase. Qu'il utilise mon prénom de l'Organisation renouvelle la rage dans mon coeur. Je ne peux pas me retenir plus longtemps : je lève le coude et lui assène un coup sur la tête avec toute la puissance dont je dispose. Alliée à sa récente expérience à bord du chasseur, mon coup lui fait perdre connaissance à nouveau.

Penchée au-dessus de son corps totalement à ma merci, je ne ressens cependant plus aucune joie ou satisfaction.

Je m'extirpe de la carlingue et m'éloigne de quelques pas pour laisser les rayons du soleil montant me réchauffer. Peut-être réussiront-ils là où toute ma volonté à échoué.

Peut-être pourront-ils enfin me laver de mes péchés, de toute cette saleté qui me colle à la peau.

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