Chapitre 10 - SACHA

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Je me réveille avec un mal de crâne abominable.

Une faible lueur éclaire une pièce grise, dont trois des quatre murs sont en métal, sûrement de l'acier. Le quatrième se compose d'une grande vitre, blindée d'après ce que je peux en voir : un couloir sombre et effrayant s'étend à droite et à gauche. Je ne reconnais pas du tout l'endroit où je me trouve et la panique me gagne. J'essaye de me remémorer les derniers jours, sans succès. La seule chose qui me reste en mémoire, c'est Astrid, le visage crispé par la concentration pour nous éviter une chute mortelle dès le décollage... le décollage ?

Tout me revient d'un coup alors que, jusqu'ici, je restais dans un état de calme relatif. Mais lorsque je termine d'assimiler tous mes souvenirs, une peur glaçante me comprime la poitrine et je me jette désespérément sur la vitre. Je tape des poings, hurle, laisse échapper toute ma haine. Et pourtant, n'est-ce pas ce que je voulais ? Non, pas vraiment. Même si je savais le pari risqué, j'espérais au moins qu'on me laisserait une chance de m'expliquer avant de m'enfermer. Mais qui sait ce qu'ils vont faire de moi, à présent ? La seule personne que j'avais une chance de convaincre était Astrid, sauf qu'elle ne sait peut-être même pas que je suis là. Et puis un détail me revient en mémoire, et je dois retenir les larmes qui menacent de déborder. C'est bien la première fois en de nombreuses années que je ressens ce besoin impérieux de me libérer, mais les dernières paroles d'Astrid sont suffisament puissantes pour provoquer cette réaction presque inespérée.

Tu ne le sais pas encore, mais tu ne te rends pas compte à quel point tu as tout perdu, Sacha.

Ses mots font voler en éclats ma carapace soigneusement polie. Des années d'efforts pour m'insensibiliser de toutes parts, et tout part en fumée en quelques secondes sous l'emprise de ce pouvoir destructeur.

Je vais te réduire en miettes.

Je vais te réduire en miettes.

Je vais te réduire en miettes.

Elle ne sait sûrement pas qu'elle a déjà réussi. Mes derniers espoirs s'évanouissent, et je me rends enfin compte à quel point je me berçais d'illusions. J'aurais dû savoir, après toutes ces mois passés à les traquer, à analyser leurs moindres faits et gestes, que l'Organisation ne me laisserait pas la moindre chance de m'expliquer, pas le moindre sursis, pas le moindre bénéfice du doute. Et ils ont raison, après tout. Je suis l'ennemi. Je suppose qu'il y a quelques mois encore, j'aurais fait exactement la même chose. Je me corrige tandis que la tristesse enfle en moi : j'ai bel et bien fait exactement la même chose.

Ma rage me quitte tout aussi vite qu'elle est venue, et mes hurlements s'estompent pour laisser place au désespoir. Je m'affale jusqu'à toucher le sol, me laissant tomber sans aucune délicatesse. Mais cette mince douleur ne sera jamais suffisante pour effacer. M'observent-ils en ce moment même ? Je n'en ai cure. Tout ce qu'il me reste, ce sont des prières à présent, des prières pour qu'Astrid vienne me rendre visite. Qu'elle écoute. Qu'elle comprenne. Il me suffit de quelques instants, juste quelques instants, juste une seconde de doute pour leur prouver que je dis vrai. Même s'ils ne me font pas totalement confiance, j'aurai alors le temps de creuser pour élargir la faille, jusqu'à ce qu'ils acceptent. Jusqu'à ce qu'elle me pardonne.

Parce qu'il me paraît évident à présent qu'elle savait tout depuis le début, ou du moins depuis un certain moment. Peut-être même a-t-elle exagéré ses maoeuvres à bord de l'avion, sachant que je ne résisterais pas. Dans tous les cas, elle est au courant de ma trahison, même si je ne sais pas encore à quel point. Qu'est-ce qui a bien pu me trahir ? Je repasse au peigne fin chacun de nos moments passés ensemble, que ce soit avant ou après le Sanctuaire, mais je n'ai pas assez de mémoire pour me rappeler de ce petit détail qui a tout fait basculer.

Un petit claquement régulier contre la vitre se répercute soudain à travers toute la cellule. Je bondis sur mes pieds revigorés, et je la vois.

Elle est là, debout en face de moi, et je sais que cette image restera à jamais gravée dans ma mémoire : son sourire serein me transperce pour venir s'imprimer au fer rouge sur ma rétine. Je peux supporter sa haine. Je peux supporter sa rage. Je peux supporter son besoin de vengeance. Je peux supporter toutes ces émotions, parce que les connais, parce que je les ai moi-même expérimentées, parce que, en un sens, je la comprendrais. Mais ce calme infaillible ? Cette tranquilité imperturbable ? Ce sentiment de victoire écrasante qui émane d'elle, comme si je ne représentais plus rien pour elle, comme si elle avait déjà tout digéré de notre histoire ?

Ni elle ni moi ne parlons pendant un long moment, d'interminables secondes où je brûle de baisser le regard tout le temps, mais où je reste pantois, impuissant en face d'elle parce que ses yeux nuages m'interdisent ce simple geste. Lorsqu'enfin elle relâche la pression de son regard, j'ai l'impression de sortir de l'eau pour respirer enfin. Je me sens à la fois écrasé et soulagé par l'air réconfortant qui s'infiltre dans mes poumons à toute allure. Ce n'est qu'à ce moment que je le remarque.

Allen.

Le visage impassible, il se tient derrière elle tel un gardien protecteur, silencieux, et assiste à toute la scène, les mains croisées derrière le dos. Cependant, je devine qu'elle a dû tout lui révéler, parce qu'il n'arrive pas totalement à contenir les flammes de haine qui jaillissent de ses yeux. Je me recroqueville sur moi-même devant tant de noirceur. Pour avoir déjà été investi de tels sentiments, pour l'être toujours en ce moment précis bien qu'ils soient relégués au second plan, je comprends parfaitement ce qu'il ressent. Mais un détail nous différencie tous deux et le rend infiniment plus fort que moi : alors que je me battais uniquement pour moi, lui est animé par un instinct de protection presque terrifiant envers Astrid. Elle n'en est peut-être pas consciente, mais je sens en ce moment même qu'il serait prêt à donner n'importe quoi pour elle, y compris sa vie, sa liberté, et tout ce qui peut compter pour lui. Tout simplement parce qu'elle est si chère à ses yeux que rien ne vaut plus pour lui que sa sécurité et son bonheur. Une pointe de jalousie vite étouffée me traverse : si quelqu'un avait pu éprouver ça à mon égard rien qu'un jour, et me le faire comprendre, je ne serais peut-être pas devenu cet homme solitaire, couturé de cicatrices et d'ambitions répugnantes... si similaire à mon père. Mais je chasse cette pensée en essayant de me persuader que, de toute manière, remuer le passé ne sert à rien : il est déjà écrit. Il est déjà trop tard.

Un grésillement m'informe qu'Astrid vient d'établir la communication entre nous. Pour être capitaine de la DFAO, ce type de cellules est loin de m'être étranger, et je sais donc que jusqu'ici, elle pouvait m'entendre, mais pas le contraire. Ses paroles font d'ailleurs écho à mes pensées, comme si elle pouvait les déchiffrer à tout moment :

- Alors, Sacha Cost, quel effet cela te fait-il de te retrouver de l'autre côté du miroir ?

Sa voix me parvient déformée, nasillarde, mais ses mots sont clairs, affutés, tranchants comme des lames de rasoirs. Ainsi donc, toute l'Organisation est au courant. Bien sûr, c'était même évident, mais mes pensées étaient trop embrouillées pour que j'y réfléchisse clairement. Sûrement grâce à des informations, ou bien en piratant notre système informatique, ils savent à présent qui je suis et quel rôle je tiens. Je songe avec ironie qu'ils sont même peut-être plus au courant sur la situation actuelle que moi. Après tout, même si l'emprise a complètement disparu depuis que je suis ici, sûrement à cause des fréquences brouillées de l'Organisation, je sais à présent que j'étais sous contrôle d'un système implanté dans mon cerveau pour me contrôler à tout moment. Je n'étais qu'un pion.

Je m'arrache à mes pensées pour me reconcentrer sur la réalité. Il y a quelques minutes, je priais pour avoir cette occasion de la voir, de lui parler. Et maintenant qu'elle m'est accordée, je devrais tout gâcher ? Je ne dois plus penser au passé et essayer de me focaliser sur l'avenir, sur ce que je peux encore récupérer des cendres de mon pouvoir. Dans un premier temps, évaluer la situation, ce qu'elle sait exactement. J'hésite sur la marche à suivre. Condescendant ? Résigné ? Omniscient ? Cependant, je vois bien que sa patience est déjà en train de s'amenuiser. Si je veux saisir ma chance, c'est maintenant, tant qu'elle est encore un tant soit peu attentive à mes arguments. Alors je balance la première chose cohérente qui me vient à l'esprit :

- À toi de me le dire, Astrid.

Elle fronce les sourcils, perturbée par cette réponse qui ne correspond absolument pas à ce qu'elle s'attendait me voir lancer.

- Tu conviendras que les situations sont inversées. Je suis le prisonnier, tu es le démon gardien. Mais la machine ne marche pas que dans un sens : si je suis censé me faire torturer pour les informations que je détiens, tu es censée prendre les décisions. Alors maintenant, dis-moi, démon, que vas-tu faire de moi ? Te laisseras-tu convaincre par ce que je m'apprête à te dire ? Te laisseras-tu tenter par la vérité ?

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