Mon doigt relâche l'interrupteur avec un frisson d'horreur, coupant net la phrase de Sacha. Mais j'en ai assez entendu. Même dans cette situation où tout le désavantage clairement, même maintenant qu'il est à ma merci, il trouve le moyen de me faire douter, encore et encore. Quand cette mascarade cessera-t-elle enfin ? Quand pourrons-nous enfin parler à coeur ouvert ?

Je me concentre sur son visage pour éviter de basculer dans le néant. Vite, me raccrocher à quelque chose. Je laisse quelques secondes passer avant de me lancer dans des conclusions attives dont j'ai cependant désespérément besoin : à première vue, il m'a semblé tout aussi désespéré que je le suis en ce moment. Mais comme à son habitude, il s'est vite repris. Je me tiens face à un ennemi de ma taille, et sûrement même bien plus fort que moi. En ce moment, il est sûrement en train d'organiser ses pensées pour trouver toutes les failles qui existent, et même en dénicher certaines que nous ne soupçonnons même pas. Il prépare son plan d'évasion, mais il compte aussi en profiter pour récupérer quelques informations précieuses au passage. S'il réussit son entreprise, il saura reconduire la DFAO directement vers nous. Il est primordial qu'il ne quitte jamais cette cellule.

Je peux donc supposer sans crainte qu'il en est à la première phase, souvent la plus facile : tâter le terrain. Et donc, dans la situation présente... comprendre précisément les limites de mon savoir. Avant toute chose, maintenant qu'il sait que sa couverture est tombée, il doit mesurer l'étendue des dégâts. Poser les limites, se rappeler ce qu'il a le droit de révéler, et ce qu'il ne doit surtout pas effleurer, même pas en pensée. Je connais ce petit manège pour l'avoir répété tant de fois durant ma mission d'infiltration au Sanctuaire, et je sais à quel point il est épuisant. Il finira lui aussi par me montrer ses failles, un jour ou l'autre. Une course mortelle s'engage entre nous deux : qui se laissera briser en premier ?

Je repense à ma longue discussion avec Marshall. Même si j'ai failli craquer de nombreuses fois, me laisser aller à l'abattement, j'ai fini par achever mon récit. Et j'ai compris à quel point parler m'avait libérée. J'avais totalement confiance en mes deux interlocuteurs, et révéler de mes plus sombres pensées à mes meilleurs moments d'espoir m'a ôté un énorme poids de la poitrine. Cependant, alors que je m'apprêtais à ouvrir mon coeur sur ce sujet également, je me suis retenue au dernier moment d'évoquer en détail la manière dont j'ai convaincu Willer de me révéler ce qu'il savait. J'ai intentionnellement gardé le flou sur cette nuit-là, même si je crois qu'Allen comme Marshall ont su lire entre les lignes et deviner la vérité. Mais, sûrement pour ne pas remuer le couteau dans la plaie, et je leur en suis infiniment reconnaissante, ils n'ont pas insisté et sont passés à autre chose.

Mais j'ai également évité d'aborder un autre pan de mon histoire : ma relation avec Sacha. Je ne sais toujours pas comment la qualifier, malgré les interminables heures que j'ai passées à y repenser. Comment leur expliquer ce que je ne comprends pas moi-même ? Comment dévoiler ma honte d'être tombée dans son piège ? Comment leur avouer que, lorsque ses lèvres ont touché les miennes, à chaque fois, j'aurais voulu en demander plus ?

À la fin de mon récit, un long silence s'est installé entre nous. Nous réfléchissions tous aux conséquences de ce que je venais de raconter. Puis Marshall a demandé à Allen de faire le nécessaire avec moi, et il nous a congédiés. Si cette réaction hermétique m'a d'abord laissée furieuse, j'ai cependant vite compris qu'il avait juste besoin de temps pour tout assimiler. Et réfléchir à la suite des évènements. J'ai repensé à la conversation que j'avais surprise entre Allen et son référent, et à ce qu'ils avaient dit ce soir-là, même si je n'avais pas tout compris à l'époque : << Je suis désolé, tu sais bien comment il fonctionne. Il déteste prendre des décisions sans savoir exactement quelles conséquences elles auront. Ne me dis pas que tu as fait tous ces sacrifices pour les voir réduits à néant sur un coup de tête ? >>. La voix de Mehdi a résonné dans ma tête jusqu'à ce que j'accepte que Marshall ne faisait pas ça pour me faire enrager.

Et puis soudain, je me suis souvenu d'un élément crucial. Sans même consulter Allen, j'ai couru en sens inverse jusqu'au bureau. Je suis entrée en trombe dans la pièce, sans prendre la peine de toquer avant ou d'attendre une réponse. Et j'ai lancé, hors d'haleine : << Qu'est-il advenu de Sacha ? Où est-il ? Je dois le voir! >>. Voilà pourquoi je suis ici à présent, sous la surveillance silencieuse d'Allen que j'essaye de prendre comme une protection. Mais je sais bien qu'il est là également pour m'empêcher de faire des gaffes : aux yeux de l'Organisation, ne plus avoir mes souvenirs suffit à me rendre indigne de confiance. Cependant, pour le moment, j'ai des préoccupations plus importantes, et j'essaye tant bien que mal d'évacuer cette nouvelle trahison de ma tête pour me concentrer sur le présent. Sur mes responsabilités.

Je ne dois surtout pas laisser Sacha croire que je suis à sa merci. Ce serait la dernière chose à faire que de lui redonner confiance. Alors je me force à appuyer de nouveau sur le bouton en ignorant la main rassurante d'Allen sur mon épaule, qui semble me dire : tout va bien, tu peux arrêter maintenant si tu veux. Nous avons bien assez de spécialistes en la matière pour que tu t'épargnes cette torture. Sauf que tous les spécialistes du monde ne pourront pas accomplir mon destin à ma place. Je dois l'affronter. Le plus vite possible. Et tourner la page.

- Tu n'as aucune vérité à m'apprendre, Sacha.

Le grésillement du communicateur suffira-t-il à couvrir le tremblement de ma voix ?

- Alors pourquoi es-tu là ? rétorque-t-il tout aussi sec.

Nouveau relâchement.

J'ai l'impression que je n'y arriverai jamais. C'est bien trop dur de le voir ainsi face à moi sans repenser au bal, à notre étreinte derrière le pilier... notre deuxième baiser, le premier m'ayant indirectement dévoilé sa trahison. Mais le pire reste sans aucun doute la justesse de chacun de ses mots. À chaque fois qu'il ouvre la bouche, c'est pour me toucher en plein coeur. Je ne suis pas sûre d'être assez forte pour trouver quelque chose à répondre jusqu'à la fin. Je ne suis pas sûre d'être assez forte pour nier la vérité bien longtemps. Pour la première fois, la présence d'Allen à mes côtés me pèse, et je ne peux qu'espérer que Sacha ne découvrira pas ma faille. Qu'il n'appuiera pas là où ça fait mal.

Je prends mon courage à deux mains pour enfoncer le bouton à nouveau.

- Pour la même raison que toi durant ces dernières semaines. Pour les informations que tu vas me fournir. Pour jouer les traîtres.

Non!

Mais il est déjà trop tard.

Le temps que je prenne conscience de ce que j'ai dit, je ne peux déjà plus revenir en arrière, me rattraper d'une pirouette aussi habile soit-elle. Je serre les dents. À peine quelques minutes que nous avons commencé à échanger, et il me manipule déjà pour que je parle. Je m'étais pourtant juré de ne pas tomber dans le piège, d'éviter à tout prix de dévoiler ce que je sais, ce que j'ignore... de satisfaire son besoin de connaissance. J'essaye de me calmer en me répétant que ce n'est pas grave, que je ne dévoile rien qu'il ne sache déjà. Et c'est la vérité. Mais faire exactement ce qu'il attend de moi alors que ce devrait être moi la plus immunisée contre toutes ces manipulations me donne l'impression d'avoir déjà perdu.

- Et comment comptes-tu t'y prendre exactement ?

Je mets longtemps à assimiler ses mots à les comprendre pour ce qu'ils représentent vraiment. Mais lorsque j'y parviens enfin, je soupire à la fois de soulagement et de frustration. Je cerne enfin sa technique. Voilà comment il me pousse à dire ce que je ne veux pas dire : c'est toujours lui qui pose les questions. À nous entendre, la situation devrait être inversée, il devrait être celui qui interroge et moi celle qui me contente de répondre. Je me fais avoir comme une débutante, et c'est peut-être ce que je suis à la réflexion. Contre lui, ce don de lire les gens à livre ouvert devient étrangement futile, inefficace. Il brouille ma vision des choses, emmêle mes sentiments, possède un tel pouvoir sur moi qu'il me fait plus peur que n'importe qui, n'importe quoi.

Je dois renverser la situation, et rapidement.

Reprendre le contrôle, par la voie la plus explicite et la plus directe possible.

Montrer que je suis au pouvoir, qu'il ne me soumettra plus, même si c'est loin d'être vrai.

- Je ne crois pas que tu sois en mesure de dicter les choses ici.

Appuyer sur ses points faibles, comme il le fait avec moi.

J'en sais assez sur lui pour être sûre d'une chose : il est obsédé par le pouvoir. Il déteste l'impuissance. À moi de jouer sur ça. Et une pensée me vient tout à coup, alors que je commence déjà à parler.

- Regarde-toi, Sacha. Tu es seul, enfermé, sans le soutien de la DFAO. Cette fois, personne ne viendra te sauver. Tu es sous ma botte, et je peux t'écraser à n'importe quel moment, sois-en conscient.

Il est exactement comme Willer. Je trouve chez lui le même orgueil, le même besoin de pouvoir, les mêmes défauts que chez mon autre ennemi. J'ai donc le travail déjà près-mâché : il me suffit de reproduire exactement le même schéma de manipulation.

Mais Sacha reste Sacha.

Et, comme à son habitude, il réussit encore une fois à détourner la situation à son avantage.

- Tu ne sais même pas pourquoi tu es là, pas vrai ? C'est tellement flagrant.

Il s'approche de la vitre tandis que je réalise qu'il dit exactement la vérité. Son doigt fin vient de poser contre le verre blindé, juste de l'autre côté de mon visage. Nous ne sommes séparés que par quelques centimètres pourtant infranchissables. Inconsciemment, je me sens attirée vers lui et je penche la tête dans sa direction, attendant la suite, pendue à ses lèvres, dégoûtée de ma propre réaction. Mais je ne peux pas bouger. Pas tant qu'il n'en aura pas fini avec moi.

- Tu cherches à me prouver ta supériorité. Après tout, c'est ton droit, non ? Je t'ai manipulée, trahie, détestée, alors tu crois pouvoir me rendre la pareille. Sauf que même derrière cette vitre, enfermé ici, je reste plus puissant que toi, n'est-ce pas ? Et tu sais pourquoi ? Parce que contrairement à toi, je ne suis pas perdu. Je sais exactement ce que je veux, et ce que je suis prêt à donner pour l'obtenir. La prochaine fois que tu viendras, prends soin d'avoir un objectif, Alexy.

Alexy.

Alexy comme le garçon terrifié qui ne savait rien de ce qui tournait autour de lui.

Je relâche le bouton du communicateur.

Encore.

Sauf que cette fois, je ne me contente pas de chercher une réponse à lui cracher à la figure.

Cette fois, je m'enfuis en courant, parce que c'est trop pour moi, parce que je ne suis pas capable de lui tenir tête.

Parce qu'il est trop fort, parce qu'il me fait tellement perdre mes moyens qu'il devient le plus dangereux des ennemis.

Parce que je n'ai pas d'objectif.

Parce qu'il sait tout.