Chapitre 14 - Cinq mois plus tard - ALID
Je ne prends même pas la peine de viser avant d'appuyer sur la détente d'un geste sûr. Après quatre mois passés à m'entraîner ici, j'ai l'impression de connaître par coeur chaque cible, même si évidemment elles changent à chaque fois pour nous rapprocher le plus possible d'une situation réelle.
J'ai mis un mois entier à me décider à franchir le seuil du centre d'entraînement à nouveau. Je n'ai jamais vraiment réussi à cerner ce qui m'en éloignait si puissament, mais je pense en avoir une petite idée : la peur de l'ancienne moi. Et si m'entraîner la faisait revenir ? Et si la familiarité évidente ramenait de nouveaux flashbacks à la frontière de mon esprit ? Depuis l'épisode de mon évasion, lorsque j'ai réussi à repousser miraculeusement un souvenir, ma mémoire ne semble plus vouloir remonter à la surface. Evidemment, puisque la volonté me fait cruellement défaut. Cependant, après de longues semaines passées à rester cloîtrée sans jamais rien faire, à refuser toute aide, y compris celle d'Allen, le plus souvent roulée en boule dans les endroits les plus reculés que je pouvais trouver, la part de moi qui aime trop le danger pour le maintenir longtemps à l'écart a fini par reprendre le dessus.
Je me souviendrai toujours des regards stupéfaits qui m'ont suivie tout le long des premiers jours. J'étais devenue le fantôme de l'Organisation, ne mangeant quasiment jamais et ne venant même pas aux déclarations officielles, alors venir m'entraîner avec les autres ? J'ignorais même l'autorité de Marshall, ce qui, je le sais maintenant, le mettais au bord des nerfs. Mais à l'époque, je n'en avais cure. J'étais tout entière concentrée sur moi-même, aussi égoïste que quelqu'un puisse l'être. Enfermée dans mes réflexions trop sombres pour que je laisse qui que ce soit s'en approcher. Mais mon absence ne m'a fait rater aucune information importante, aucune avancée primordiale, puisque la situation stagne depuis maintenant cinq longs mois.
Cinq longs mois pendant lesquels les soupçons et la colère ont eu plus que le temps de s'installer. Les questions fusent et les gens se montrent de moins en moins discrets dans leurs accusations : pourquoi la réussite de ma mission n'affecte-t-elle en rien la rébellion ? Ai-je vraiment connu le succès qu'on m'accorde, au Sanctuaire ? Qu'ai-je vraiment fait durant plusieurs mois, depuis que j'ai été envoyée en mission dans les Résidences ? Toutes ces informations sont naturellement retenues en haut lieu et seul un cercle restreint en a connaissance ; les autres ne savent même pas si j'ai vraiment récupéré les informations qu'on m'avait envoyée pêcher. Oui, parce que je suis allée à la pêche. Et maintenant qu'on me croit rentrée bredouille, l'enthousiasme que j'avais suscité à mon retour s'estompe de plus en plus. J'ai compris depuis le temps que je les côtoie que l'ancienne Astrid n'était en vérité pas très appréciée. Au contraire, tous m'évitaient à part Allen. Manifestement, mon caractère, révolté parmi les révoltés, ne plaisait qu'à peu d'entre eux, et seule la promesse de changement que j'apportais avec moi les faisait sourire à ma vue.
Plus le temps passe et plus je me sens mal à l'aise de ces visages inconnus, interrogateurs, que je devrais pourtant connaître mieux qu'aucun autre. Qui est cet homme à l'épaisse chevelure poivre sel qui est venu s'assoir à côté de moi, un jour, alors que la joie régnait encore dans l'air ? Comment s'appelle le jeune homme, plutôt maigre, qui ne cesse de me jeter des regards furtifs ? Qui se cache derrière la haine des yeux bruns de cet autre insurgé ? Comment suis-je censée réagir face à tous ces gens qui ne savent même pas que je ne me souviens pas d'eux ? C'est d'ailleurs cette deuxième raison qui me pousse à éviter tout contact avec qui que ce soit. Je viens seule, je m'entraîne seule, souvent jusqu'à l'épuisement, et je repars seule. Seule, seule, seule, seule, toujours seule. Même mon frère a cessé de faire des efforts devant mes refus incessants, parfois même violents. Il s'enferme lui aussi dans la solitude, pas plus apprécié que moi par nos congénères. Je ne sais même pas à quoi il occupe ses journées tandis que je transperce cible après cible. La plupart du temps, je me dirige dès le matin, alors que la salle est encore vide, vers les cellules de simulation. Je lance les programmes les plus compliqués, les plus durs, avec le plus d'ennemis possibles, mais à tous, je donne les mêmes visages : alternativement Sacha, Christian et Willer.
Sacha.
Même si, au début, lors des rares discussions que je savais encore entretenir avec lui, Allen essayait de me protéger de la dure vérité, il n'a jamais réussi à me mentir avec suffisament d'aplomb pour que je le croie. Et au final, Marshall est le seul qui a su se révéler un soutien infaillible, mais surtout honnête.
Il n'y a que quelques semaines que j'ai enfin cessé de l'ignorer royalement, et j'ai été agréablement surprise de voir qu'il ne m'en tenait pas rigueur. Du moins, pas explicitement. Sa tristesse est pourtant bien là, de même que sa rancoeur, mais je devine qu'elle ne m'est pas vraiment destinée. Cette manière de nous comprendre sans jamais nous approcher de quelque manière que ce soit ne s'est cependant pas transformée depuis mon arrivée ici : il est toujours aussi protocolaire avec moi, mais au moins, il n'essaye pas de me protéger, et j'aime ce comportement dur qu'il a avec moi. Je n'en peux plus d'être celle à qui il faut tout cacher, la fille fragile qui risque de se briser à chaque mot. Je veux de la rudesse pour pouvoir moi-même passer ma frustration sur quelqu'un sans me sentir coupable. Je veux la vérité. Et c'est ce qu'il m'offre, comme il l'a toujours fait, je suppose. La vérité toute nue, sur Sacha comme sur le reste.
Depuis que nous avons repris nos discussions ensemble, souvent par l'intermédiaire d'un Communicateur, Marshall me tient au courant de la situation dehors et ne me cache pas que rien ne change. Le Gouvernement ne montre toujours aucune faiblesse, et aucun accident venu du ciel n'a emporté Christian Carren dans la tombe. En somme, la même chose que depuis des années. Nous restons retranchés dans le QG, et presque plus aucune mission offensive n'est lancée. C'est bien le seul sujet où je sens que Marshall me cache quelque chose, mais je n'insiste pas. Je suis lasse de cette guerre, lasse de chercher des solutions quand il n'y en a pas. Qu'ils se débrouillent avec ce que je leur ai donné, qu'ils concoctent un plan extravagant pour abattre le Nouveau Système, aussi extravagant que de m'envoyer, sans mémoire, dans les Résidences. Ce n'est plus mon problème. La stratégie, la réflexion, prévoir tous les risques, soupeser les avantages et les inconvénients... ça n'a jamais été mon domaine. Alors bien que ma rage reste intacte, bien que Willer continue toujours de me hanter chaque nuit, je ne me démène pas pour participer à leurs réunions secrètes et confidentielles.
Je me contente de laisser le temps filer entre mes doigts tout en essayant de devenir la plus forte possible pour affronter le prochain obstacle. Pour que, quand ils me demanderont d'aller à l'assaut du CCP, je sois prête et non pas brisée comme maintenant. Je me suis cependant contentée, pour aujourd'hui, du programme d'entraînement classique, sans visage. Je n'ai pas envie de contempler les traits figés de Sacha aujourd'hui. Je n'ai pas envie de penser à lui, même pour essayer d'évacuer une haine que je n'arrive pas à trouver en moi. Elle est là, je le sais, je la sens, mais comment la faire sortir ? C'est bien mon problème depuis des mois entiers. Une résistance, maintenant familière, bloque les émotions négatives les plus violentes que je peux avoir à son sujet. Alors je me contente d'abattre son image reconstituée pour me donner un semblant de normalité. Pour faire disparaître ma honte de ressentir encore de la compassion et de la pitié à son égard. Pour me forcer à oublier que je prie encore, que j'espère encore à chaque fois que je passe devant le bloc de détention.
Mais malgré toute ma volonté de régler les choses une fois pour toutes, de le voir de mes propres yeux et de passer à l'étape suivante, je n'ai jamais réussi à faire plus que m'arrêter devant cette fichue porte. Je n'ai jamais réussi à insérer ma carte magnétique pour pénétrer dans le couloir suivant. J'attends d'y être forcée.
La sueur roule dans mon dos, glacée et brûlante à la fois, tandis que je me prends une fléchette dans l'épaule. Un grognement de douleur m'échappe, mais je retiens mon cri. Comme tout le reste ici, les fléchettes servent à nous pousser au-delà de nos limites : en simulant une blessure par balle jusqu'à la fin du combat, elles reproduisent au plus près les véritables conditions d'un combat. À force d'en recevoir depuis plusieurs mois, je m'insensibilise à la douleur de plus en plus, mais elle ne disparaît jamais complètement. Mon bras retombe le long de mon corps, inutilisable, et je suis forcée de transmettre mon pistolet à ma main droite. Je m'entraîne également à parer toutes mes éventuelles faiblesses, et étant gauchère, j'essaye donc à utiliser ma main droite autant que possible pour me familiariser avec elle. Cette souffrance qui pulse dans tout mon bras gauche sera peut-être là quand j'affronterai Willer à nouveau. Je dois y être préparée.
À cette pensée, je retrouve ma vigueur tout en roulant sur moi-même pour me réceptionner sur mes bottes montantes, qui amortissent le coup. Grâce à leur technologie tout aussi développée que celle du Gouvernement, les concepteurs de l'Organisation ont créé pour nos agents de terrain une combinaison spéciale, qu'ils surnomment l'équipement Caméléon. Et elle porte à merveille son nom, puisque son tissu fin, moulant, aussi léger que l'air, peut s'adapter tous les environnements pour rendre son porteur presque invisible. La première fois que je l'ai enfilée, j'ai tout d'abord eu l'impression d'être restée complètement nue, et j'ai eu du mal à me débarasser de cette impression, même après plusieurs jours. C'est une étrange sensation que de n'avoir aucun poids sur les épaules, pas même celui pourtant léger des vêtements. C'est comme si je n'avais que mon corps et mes armes à transporter, et aucune gêne dans aucun de mes mouvements. Mais les propriétés de cette équipement ne s'arrêtent pas là, loin de là : ses concepteurs l'ont pourvue de plaques métalliques qui peuvent amortir n'importe quelle balle. L'impact vous coupera toujours le souffle, et, d'après eux, vous souffrirez d'hématomes et peut-être même de lésions internes après coup, mais c'est déjà un avantage non négligeable. Comme un gilet par balles, en bien mieux puisque, fines et insérées dans le tissu lui-même, elles ne se ressentent pas plus que le reste. Ces plaques, déformables, couvrent l'intégralité de la combinaison : tant que vous êtes couvert, vous êtes aussi protégé. Les gants, tout aussi légers, suivent exactement la même idée que le reste de l'équipement. Seules les bottes, conçues pour donner une impulsion suplémentaire à chaque foulée, ne possèdent pas la protection des petites plaques. Elles restent malgré tout très utiles, et permettent de se relever ainsi que de se mouvoir avec plus de vitesse, de précision et de puissance.
Distraite, je n'ai pas le temps d'esquiver une deuxième fléchette, puis une troisième, qui me touchent toutes les deux à quelques centimètres d'intervalle près du coeur. Un bip sonore annonce la fin de la simulation, et ma mort simulée. Je suis tentée de m'écrouler par terre en gargouillant pour prolonger l'illusion, mais je suis peut-être surveillée en ce moment même et cette image ne serait certainement pas à mon avantage. Je ne suis même pas sûre d'avoir assez de force pour en rire, ce qui est bien la seule motivation que je pourrais avoir. Ces derniers temps, je cours avec la force du désespoir derrière le plus petit instant de bonheur, de paix, d'oubli....
Haletante, je plaque ma main sur le petit bouton qui déclenche l'ouverture de la salle, et un petit couinement suivi du bruit d'un appareil qui se bloque sont les seules réponses que j'obtiens. Je mets un moment à me rendre compte que c'est parce que je n'ai toujours pas déposé mon arme. Les armes, quel que soit leur type, sont interdites en dehors du centre d'entraînement. À chaque fois qu'on entre dans une salle, on se voit remettre l'arme qui correspond au programme et aux installations, et on doit la déposer dans une trappe à la fin sous peine de ne pas pouvoir repasser le seuil. Et naturellement, comme mieux vaut prévenir que guérir, on est une nouvelle fois inspecté à la sortie du centre. Bien sûr, parce que la sécurité des autres systèmes pourrait disfonctionner, voyons. Et puis, qui ici ne rêve pas de tuer son voisin ? Après tout, nous sommes ici sous la contrainte!
Mes lèvres se relèvent d'un millimètre, même si je sais parfaitement que ces mesures ne sont ni exagérées ni surprenantes. Qui a dit que je ne connaissais pas l'ironie ?
Un bourdonnement agaçant dans mon oreille m'indique un appel entrant sur mon Communicateur. On m'en a remis un quelques jours après mon arrivée, mais comme tant d'autres choses, il est resté dans mon armoire pendant plusieurs mois. Jusqu'à ce que j'accepte enfin que tout le monde ne me veut pas du mal ici, que Marshall est non seulement un allié précieux mais aussi un interlocuteur passionnant à écouter, et surtout que c'était uniquement moi que je punissais en l'oubliant volontairement. Depuis, il me sert surtout à communiquer avec lui, mais aussi parfois avec Allen. Malgré nos nombreux différents, dont le principal est bien sûr ma mémoire - il n'a même pas pris la peine de cacher son insistance pour que je redevienne Astrid complètement - et l'ardeur que j'ai mis à le repousser, il nous arrive encore de nous parler comme si rien ne s'était passé. Comme si un fossé ne s'était pas creusé entre nous, que même la joie de nos retrouvailles n'est pas arrivée pas à combler.
Je ne prends donc même pas la peine de vérifier qui est à l'autre bout avant de répondre, sachant qu'il ne peut s'agir que de deux personnes. Qui d'autre pourrait bien vouloir m'appeler ? Je ne me gêne pas non plus pour laisser le silence planer jusqu'à ce que mon interlocuteur prène la parole : j'ai cessé de respecter ces politesses plus que ridicules. On veut me parler ? Eh bien, qu'on me parle. Pas besoin de "oui" ou de "allô" hyprocite de ma part. Mais les nombreuses secondes de silence laissent penser que la mystérieuse personne ne connaît pas mon mode de fonctionnement, ce qui n'est ni le cas de Marshall, ni celui d'Allen. Je me raidis, sur mes gardes, mon arme toujours en suspension au-dessus de la fosse où je suis censée la déposer.
- C'est qui ? lâché-je le moins respectueusement possible.
Je n'ai pas pu résister à la tentation de poser la question. Serait-ce enfin un peu de changement dans la vie monotone que je mène depuis trop longtemps ? Je ne sais pas vraiment si ça représente une bonne ou une mauvaise nouvelle, en vérité.
- Astrid ?
Je suis tentée de répondre un "Non" sarcastique, mais je me reprends assez rapidement. Comme je l'avais deviné, ce n'est ni Allen ni le leader de l'Organisation, alors autant ne pas dégrader plus qu'elle ne l'est déjà mon image complètement détruite.
- C'est bien moi, oui, finis-je par annoncer sans pouvoir retenir une petite pointe d'ironie.
- On vous attend en salle de réunion 4. Tout de suite.
Et la communication s'interrompt.
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