A propos de Strilov

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PERSONNAGES

MIRANDA : Actrice

MALVINE : Metteur en scène

SYNOPSIS : Malvina s’apprête à diriger son amie Miranda qui va jouer le rôle de Jeanne d’Arc dans la pièce du Grand Auteur Dramatique : Strilov. Qui est donc cet auteur que toute l’intelligentsia considère comme un génie ?

DECOR : Une scène de théâtre. Miranda est habillée en Jeanne d’Arc. Malvine est assise sur une chaise.

MIRANDA: Bon c’est vrai, Jeanne d’Arc a été une fille formidable. A douze ans, elle entend des voix, à quinze ans, hop, elle dégomme les Anglais en deux coups de cuillère à pot ; et la voilà devant Charles, Roi de France, à qui on a piqué le trône : « Sire, le trône est à nouveau libre. » Et lui : « Merci beaucoup, gamine. Maintenant je file, avant qu’on me le pique encore une fois. Et voilà que les méchants Anglais s’emparent d’elle, la remettent entre les griffes du père Çauchon qui, ni une ni deux, la balance dans le bûcher (Pause) Pauvre petite, mourir comme ça, sans avoir profité de la vie. C’est con, non ?

MALVINE: Qu’est-ce qu’on en sait ? Après tout, rien ne prouve qu’elle soit restée pucelle. Gilles de Rais, était bien son pote, son ami de cœur. Elle a chialé lorsqu’elle a appris ce qu’il avait fait à tous ces enfants. Elle a prié pour son âme, lorsqu’il a été écartelé.

MIRANDA : Ça prouve ce que je dis. Si Elle s’était donnée à lui, il n’aurait pas commis ces crimes atroces. (Malvine hausse les épaules) Réfléchis ! Pourquoi a-t-il tué tous ces enfants ? Parce qu’elle refusait de lui en donner, sans doute lui répétait elle que l’acte sexuel était un péché, qu’elle voulait rester pure, etcetera. Lui, qu’est qu’il en a conclu ? (Pas de réponse) Que si l’acte sexuel était un péché, les enfants, fruits de cet acte impur, étaient l’œuvre du diable ; donc, il les tuait.

MALVINE: Science-fiction, Miranda.

MIRANDA: Mais non Malvine, ma thèse tient tout à fait la route. (Un temps) Quoi qu’il en soit, je ne remets pas en doute l’admiration que j’ai pour elle (Un temps) Par contre, que tu me fasses jouer le rôle d’une gamine de vingt ans, alors que j’en ai le double…

MALVINE: Pense à Sarah Bernhardt qui a joué l’Aiglon à plus de quatre-vingt ans !

MIRANDA: Sarah Bernhardt était Sarah Bernhardt. Tout lui était permis.

MALVINE: Sarah Bernhardt n’a pas toujours été Sarah Bernhardt.

MIRANDA: A mon âge, elle l’était déjà largement. Tous les rois, les princes, les tsars, les archi ducs qui peuplaient la terre, étaient à ses pieds. Moi, je n’ai que quelques acteurs minables, et des employés du tertiaire.

MALVINE: On ne mesure pas la grandeur d’une actrice, à la qualité des hommes qui sont à ses pieds. (Elle regarde sa montre) Bon, qu’est-ce qu’on fout : on continue, ou on laisse tomber ?

MIRANDA: J’ai envie d’arrêter. Ce rôle ne me convient pas.

MALVINE: Je parlais pour ce soir.

MIRANDA: Moi je parlais pour toujours. Donne-le à Solange, ou à Pat. Elles sont extra ces petites.

MALVINE: (Pouffant) T’es chiante Miranda. Moi je ne sais plus quoi te donner comme rôle.

MIRANDA: Laisse-moi les rôles de pute. Je les aime bien, et ils me vont comme un gant.

MALVINE: Tu ne vas pas être une pute toute ta vie !

MIRANDA: Et alors, si ça me plaît ?

MALVINE: Miranda ! Miranda ! Que tu ne veuilles pas, à Quarante ans, jouer le rôle d’une gami= ne de vingt ans : okay, je le conçois ; mais il reste plein de rôles que tu peux jouer…. Tiens, Phèdre. C’était une femme de Quarante ans.

MIRANDA : Veux-tu que je le joue à la façon de la grande Sarah ? (Elle prend un ton d’outre tombe et roule les « r ») « Soleiiiiiiiiilllll je viens te voiiiiiiiiiiiiiiirrrrrrrrrrrrr pourrrrrrrrrrrrrrr la derrrrrrrrrnièrrrrrrrrrrre fouaaaaaaaaaaa !!! »

MALVINE: J’espère que tu le joueras autrement.

MIRANDA: Fiona le joue admirablement bien.

MALVINE: A Fiona, je lui réserve un beau rôle de pute. (Un temps) Tiens, je vais reprendre la pièce de Jacobson, et je vais lui coller celui de Bebba.

MIRANDA: (Avec un petit rire) Je voudrais bien la voir.

MALVINE: Tu la verras, tu la verras. (Un temps) Alors, Phèdre ?

MIRANDA: (Hésitante) Ben…

MALVINE: (Tentante) Allez, allez, une bonne Phèdre, c’est bon pour le moral, hein ?

MIRANDA: Tu parles, c’est du tord-boyaux. (Un temps, après une petite réflexion) Non, quelque chose de plus léger, plus enjoué. Une maîtresse de Labiche ou de Feydeau, par exemple.

MALVINE: Tu retombes dans le même créneau : putes et demi-mondaines.

MIRANDA: Bon alors… (Elle réfléchit) Tiens, madame Smith, ou madame Martin, ou, si tu veux du classique, une Frosine.

MALVINE: Petit rôle

MIRANDA: Mais qui vaut son pesant de rire.

MALVINE: Bon, je vais y penser. (Un temps) Bon, on plie bagage, et on ferme boutique. Il est tard.

MIRANDA: (Tandis qu’elle ôte son costume) Alors, qui tu vois ?

MALVINE: Personne. Je laisse tomber.

MIRANDA: Tu es folle !! Tu laisses tomber un Strilov ?

MALVINE: Je laisse tomber, faute de personnage principal.

MIRANDA: Et Pat ? Et Solange ? Qu’est-ce que tu en fais ?

MALVINE: (Haussant les épaules) Elles ont peut-être vingt ans, mais elles sont justes bonnes à jouer « Les précieuses ». Jeanne d’Arc est une grande dame. Mature, assurée. (Un temps) Allez, ça ne fait rien. Je laisse tomber.

MIRANDA: Malvine, on ne laisse pas tomber le grand Strilov.

MALVINE: Oui. D’ailleurs, il me barbe.

MIRANDA: Te Barber ! Tu es folle ?

MALVINE: Il me rase.

MIRANDA: Te raser ! Tu es dingue ?

MALVINE: Il m’horripile.

MIRANDA: Il t’horripile ! Tu es barge ?

MALVINE: Il me sort par les yeux.

MIRANDA: Il te sort par les yeux ! Tu es frappée ? (La secouant) Ecoute Malvine, tu vas reprendre Strilov et…

MALVINE: (La coupant) Non.

MIRANDA: Malvine, écoute-moi.

MALVINE: Point.

MIRANDA: Sois raisonnable, reprends le et je…

MALVINE: (La coupant) Nenni

MIRANDA: Merde Malvine !! Je t’ai dit que si tu le reprenais, je…

MALVINE: (La coupant) Suffit !

MIRANDA: Malvine, je…

MALVINE: (La coupant) Baste !

MIRANDA: (La secouant) Tu me fais quoi, là : du Molière ?

MALVINE: C’est ça !... Tiens, je vais monter « L’avare » et je te donne Frosine.

MIRANDA: Après.

MALVINE: Après, quoi ?

MIRANDA: Après le Strilov.

MALVINE: Il n’y a plus de Strilov, je t’ai dit !

MIRANDA: Malvine, sois raisonnable. Garde-le, et je garde le rôle. Elle se rhabille) Regarde, je me rhabille. Tu vois ? Alors, je ne suis pas une belle Jeanne d’Arc ? (Malvine détourne le regard. Elle lui prend le menton et l’oblige à la regarder) Regarde ! Strilov doit jubiler dans sa tombe !!

MALVINE: Il faut savoir ce que tu veux, Miranda. Ce rôle, tu l’as accepté, puis tu l’as refusé, maintenant tu le veux de nouveau !

MIRANDA: Je suis désolée. Tout à coup, je ne me suis plus sentie à l’aise dedans. Comme si je marchais avec des chaussures trop serrées. Je me suis dit : « Si le grand Strilov me voit, de là-haut, il… »

MALVINE: (La coupant) Il était aveugle, Strilov.

MIRANDA: Ah bon ?... Alors : « Si le grand Strilov m’entend, de là-haut, il… »

MALVINE: (La coupant) Il était sourd, Strilov. Et arrête de l’appeler : le grand Strilov ! Il était petit. Il ne mesurait qu’un mètre quarante-neuf !! Il était repoussant ! Toujours coiffé de son chapeau mité, portant toujours ce vieux paletot élimé, avec une pelisse complètement pelée.

MIRANDA: N’empêche qu’il a écrit…

MALVINE: (La coupant) Que dalle ! C’est sa femme de ménage qui les a écrites ses pièces.

MIRANDA

Ce n’est pas possible ! Je ne peux pas le croire !

MALVINE: Tu n’as qu’à lire la dernière biographie de lui qui vient de sortir, si tu ne me crois pas.

MIRANDA: Mais si, je te crois. (Un temps) Peut-être qu’étant aveugle, il avait sans doute de grandes difficultés à écrire, Et il les dictait à sa femme de ménage.

MALVINE: Et comment les dictait-il, puisqu’il était muet ?

MIRANDA: Muet ?... je n’en reviens pas. Le génial Strilov…

MALVINE: (La coupant) Génial ? Il était bête comme ses pieds : il confondait sa gauche et sa droite, le jour et la nuit, le chaud et le froid.

MIRANDA: Ah ben merde alors ! Mais pourquoi tu as tenu à monter sa pièce ?

MALVINE: Son nom remplit les salles, et il n’est pas de théâtre qui n’en joue. (Haussant les épaules) Tout ça, parce qu’un pseudo intellectuel de la gauche caviar s’est entiché de lui et a crié au génie, dans tous les cafés branchés. Alors, j’ai voulu faire comme les autres et remplir cette salle, afin de renflouer les caisses. (Un temps) Entre nous, Miranda, ce texte est nul, non ?

MIRANDA: Ben… Je n’osais pas te le dire. Il est bourré de solécismes, de fautes de syntaxe, le style est lourd, et les mots râpent la gueule. (Pause) Mais…

MALVINE: (La coupant) Mais quoi ?

MIRANDA: Si tu dis que son nom remplit les salles, et que nos caisses sont vides, on peut… Tu vois ce que je veux dire.

MALVINE: Et tu te sens capable de tenir ce rôle ?

MIRANDA: Une bonne actrice doit savoir tout jouer : du bon, comme du mauvais ; des chefs d’œuvre, comme des navets.

MALVINE: Pas trop de mauvais, quand même ; et pas trop de navets, non plus. Personnellement, je ne crois pas que la grande Sarah, aurait aimé jouer du Strilov.

MIRANDA: Tu es chiante, Malvine. Tu ne me donnes plus envie de le tenir, ce rôle.

MALVINE: Décide-toi, Miranda. Tu le veux, ou tu ne le veux pas ?

MIRANDA: Je ne sais plus, maintenant.

MALVINE: Soit franche, ce rôle te plaît, ou pas ?

MIRANDA: Je te l’ai déjà dit : il ne me plaît pas.

MALVINE: Voilà qui est bien dit. Dans ce cas, je le donne à Pat ou à Solange, comme tu me l’as suggéré. Tu dis que les mots râpent ? Eh bien, ça leur fera la bouche.

MIRANDA: Bon ; Et moi ?

MALVINE: Il te reste Bebba. Tu es contente ?

MIRANDA: Je croyais que tu voulais le donner à Fiona.

MALVINE: A elle, je lui laisse Phèdre.

MIRANDA: D’accord. Finalement tout ce remue-ménage pour rien.

MALVINE: Ben voilà. (Se levant) Bon, maintenant on plie bagage et on ferme boutique.

MIRANDA: (Ôtant son costume) J’ai envie de manger une pizza. Tu viens avec moi ?

MALVINE: Je suis fatiguée. Je vais rentrer. Vas-y sans moi.

MIRANDA: Seule ? J’avoue que j’ai un peu les jetons. Avec ce que l’on a dit sur Strilov, j’ai peur de rencontrer son fantôme.

MALVINE: (Se mettant à rire) Fantôme ? Mais quel fantôme ???

MIRANDA: Celui de Strilov. Je te l’ai déjà dit.

MALVINE: (Même attitude) Mais il n’y a pas de fantôme, ma pauvre ! Tu veux savoir pourquoi ? Parce que Strilov n’a jamais existé. Le petit bonhomme d’un mètre quarante-neuf, avec son chapeau, son paletot à pelisse et ses trois poils du cul qui lui tenaient lieu de barbiche, s’appelait Popoff. Il était le patron de la femme de ménage qui écrivait les pièces de Strilov.

MIRANDA: (Qui commence à s’énerver) Mais bordel !! Ce Strilov de mes deux, c’était qui alors ???

MALVINE: C’était quoi, plutôt. Strilov était la marque de vodka qu’elle buvait pour se donner du cœur à l’ouvrage. Voilà, tu sais tout !

MIRANDA: (Après un temps) Ah, je comprends maintenant pourquoi quand je passais trop de temps sur mon rôle, j’avais la tête qui tournait, et je titubais, exactement comme si j’avais bu des verres et des verres de vodka !!

MALVINE: Voilà.

(Silence)

MIRANDA: Bon allez, je commence à avoir vraiment faim, et il y a une pizza quelque part qui me tend les bras.

MALVINE: Tout compte fait, je veux bien en manger une avec toi.

FIN

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