Ninette et Léna
PERSONNAGES
LENA : Ecrivain
NINETTE : Sa chatte
Et… La voix de FULMINA : Editrice
SYNOPSIS : Léna écrit, et biffe tout de suite après. Elle n’a pas d’inspiration ; alors elle parle, elle divague, elle monologue.
DECOR : Le bureau où Léna s’enferme pour écrire : bibliothèque, grand bureau, canapé etc. Au lever du rideau, elle est assise à sa table. Elle écrit une phrase et la rature tout de suite après. Elle écrit une autre phrase qu’elle rature tout de suite après.
LENA: L’inspiration n’a qu’un temps, et le temps c’est de l’argent, et l’argent ça file entre les doigts ; et bientôt, je n’en aurai plus ; et il faut que j’écrive quelque chose, si je veux en avoir encore. (Pause) Mon dernier quelque chose, remonte à il y a deux ans. Fulmina est furieuse que je n’aie rien écrit pendant ce temps. « Hé Fulmina, je ne ponds pas mes quelque chose, comme une poule pond ses œufs. » (Pause) Elle ne veut pas le comprendre. Pour elle, les écrivains sont des machines à pondre. Elle est marrante… Après, elle se plaint que la qualité baisse ! Elle veut du chiffre, et pour cela, il lui faut du nombre, et pour cela, elle veut de la quantité. « Hé Fulmina, la quantité ne fait pas le nombre. Si tu veux du chiffre, il te faut de la qualité » Mais elle ne comprend rien ; et elle a le culot de prétende que c’est moi qui ne comprends rien. « Hé Fulmina, ce n’est pas parce que je suis écrivain, que je ne sais rien sur rien. Un bon écrivain, doit tout savoir, mieux que les autres. » Mais elle ne veut rien savoir. Et j’écris, et j’écris, et rien ne sort. Ça fait deux jours que j’écris, et que je biffe juste après. (Pause) Pas un… Deux !!! Il faut dire que ça fait deux jours que Ninette est partie. Ce n’est pas la première fois, non. Chaque fois qu’elle est en chaleur, elle part et je la laisse faire. C’est normal. Je ne fais jamais aux autres, ce que je n’aimerais pas que l’on me fît. (Pause) Non, si son escapade me fait quelque chose, c’est parce que j’aurais aimé l’avoir auprès de moi. J’ai besoin d’elle pour écrire. Je suis comme Colette... Enfin, si je l’étais vraiment, j’au= rais une belle plume, un style fluide, des millions de lecteurs, une belle maison à Saint Tropez avec vue sur la mer, entourée d’un grand jardin, où j’entendrais striduler les cigales pendant le jour, et les grillons pendant la nuit. (Pause) C’est reposant d’entendre les grillons, la nuit, après le concert des cigales. C’est comme écouter de la musique classique, après avoir entendu du Hard-Rock à tout berzingue. (Pause) La nature fait bien les choses. Je n’ose pas imaginer ce que seraient les nuits d’été, si l’ordre des stridulations était inversé. (Pause) Mais je ne suis pas Colette, et ma maison de Saint Trop’, c’est cet appart’ donnant sur cette rue bruyante, où les voitures vrombissent et pétaradent à longueur de journée, et de nuit. (Pause) Heureusement que j’ai fait installer le double vitrage partout. (Un temps) Ecrivons, écrivons… (Elle se met à écrire) Biffons, biffons… (Elle biffe. Un temps) Et si j’allais voir Mathieu, histoire de me changer les idées ? (Pause) Quelles idées ? Vu que je n’en ai pas !! (Pause) Il pourrait m’en donner. (Pause) Non, je préfère qu’il me donne autre chose… A chacun ses vertus, et les vices seront bien gardés. (Pause) Et puis non. Lorsque j’écris, je suis une nonne. Je me consacre entièrement à ma page et à ma plume, et aux entrelacs qu’elle effectue, en élaborant les lettres. (Pause) Ecrivons… Ecrivons… (Elle écrit) Biffons… Biffons… (Elle biffe. Un temps) Qui a dit : « C’est en écrivant qu’on devient écriveron » ?... Queneau… Quenouille… Quenotte… Raymond de son prénom. (Un temps) Mon premier, est une « poissonne » qui a du jus ; mon deuxième, s’escalade ; les vaches remuent mon troisième pour chasser les mouches ; et… et… ça y est !!! Tous les Racine, les Corneille et les Shakespeare Japonais écrivent mon dernier ; le tout : l’écrivain dont j’ai parlé tout à l’heure. (Avec satisfaction) Eh oui, génial ! Seulement, je ne vais pas en faire un quelque chose. Je pourrais au moins le mettre par écrit, histoire d’avoir la satisfaction de pondre quelques mots sans avoir à les biffer. C’est bien pour le moral. (Pause) Fut un temps, où je faisais des dessins pour trouver l’inspiration ; fut un temps, où j’écrivais les courses que je devais faire ; fut un temps, où j’écrivais le nom de mes ex. Et maintenant, tous ces temps ne sont plus. Quand je ne sais pas quoi écrire, je ne sais vraiment pas quoi écrire. C’est-ce que je ne cesse de répéter à Fulmina : « Hé Fulmina, si tu y tiens vraiment, je peux t’envoyer des pages toutes blanches. Tu pourrais les éditer. Ça ferait un tabac ! Un livre de deux cent pages sans rien écrit, ça se vendrait comme des petits pains. Mieux encore ! Je pourrais écrire en tout petit, sur l’une des pages : « Le plus dur reste à faire. » (Pause) Ecrivons… Ecrivons… (Elle écrit) Biffons… Biffons… (Elle biffe. Un temps) Né au Havre en 1903, mort à Paris en 1976, il a écrit notamment : « Zazie dans le métro », « Exercices de style » et surtout : « Cent mille milliards de poèmes » (Pause) Hé Raymond, pourquoi tu m’obsèdes autant ? On n’a pas trempé nos plumes dans le même encrier. (Un temps) Et Colette ?... Née à Saint Sauveur en Puisaye en 1873, morte à Paris en 1954, a écrit notamment la série des Claudine, « Gigi », « Sido », « Le blé en herbe », « Le dialogue des bêtes »… Comment trouvait elle l’inspiration (Pause) Raymond, je le sais : il faisait des additions, des multiplications, des divisions, et des soustractions, et de là, sortaient, non pas de nombres, mais des mots… Des mots… dernes, des mots… mies, des mots… teurs, des mots… cassins, des mots… Zambiques… Çapitale, Maputo… Maputo, Maputard, mieux vaut tard que jamais. (Un temps) Ecrivons… Ecrivons. (Elle écrit) Biffons… Biffons (Elle biffe. Un temps) Si à la fin de la semaine la situation n’a pas plus avancé, j’appelle Fulmina et j lui dis : « Hé Fulmina, viens chercher le manuscrit. » Et je lui remets ça : toutes ces pages biffées. Elle publiera un livre aux pages raturées. Ça aussi, ça fera un tabac. (Comme si elle lisait un titre dans le journal) « Après le livre blanc, voici le livre raturé, dernier ouvrage de Léna Nalet. Sans conteste, cette romancière mérite le prix Nobel de littérature (Silence) Ne rêvons pas. Ecrivons… Ecrivons… (Elle écrit) Biffons… Biffons. (Elle biffe. Un temps) Biffer : de biffe, étoffe rayée ; à part ça, les biffins ce sont les chiffonniers en Argot. (Un temps) Mais à quoi ça sert tout ça ? (Regardant en direction de la, porte) Ninette, revient. Sans toi, je ne suis rien. Mon papier est rêche, et mon stylo s’enraye. Mon cerveau s’embrume et mon inspiration a les ailes coupées. Reviens Ninette. Reviens.
(Silence. La tête de Léna va s’alourdir petit à petit. Elle va finir par l’appuyer sur sa table, en se servant de ses bras comme oreiller. Elle s’endort. Par la porte, on verra rentrer Ninette. Elle prendra l’aspect d’un personnage tout de blanc vêtu, avec une tête de chat. Elle avance sans bruit, elle s’approche du bureau. Elle tire le cahier tout doucement, de façon à le dégager de dessous le bras de Léna. Comme le fauteuil sur lequel elle est assise comporte des accoudoirs, Ninette va s’asseoir sur l’un d’eux. Elle prend le stylo, et se met à écrire, à écrire, à écrire. La scène devrait durer quelques instants, mais elle doit donner l’impression qu’il se passe deux ou trois heures. A un moment, le téléphone se met à sonner. Ninette, brutalement interrompue dans son élan, s’arrête, regarde à droite t à gauche, ne sait pas quoi faire : rester, s’en aller ? Finalement, elle se lève, s’assure que Léna dort toujours, va au téléphone, et décroche)
NINETTE: Allô ?
VOIX DE FULMINA: Léna ?
NINETTE: Oui.
VOIX DE FULMINA: (Sceptique) C’est toi, Léna ?
NINETTE: Oui c’est moi, qui d’autre ?
VOIX DE FULMINA: (Idem) Tu… Tu as une drôle de voix.
NINETTE: Tiens, qu’est-ce qu’elle a ma voix ?
VOIX DE FULMINA: Je… Je ne saurais pas comment la définir. (Un temps. Reprenant son ton sceptique) Tu es sûre que c’est toi ?
NINETTE: Oui, c’est moi.
VOIX DE FULMINA: (Sceptique) Bizarre, cette voix que tu as.
NINETTE: (Commençant à perdre « aimablement » patience) C’est pour me parler de ma voix que tu m’appelles ?
VOIX DE FULMINA: (Embêtée) N… Non. Je… (Comme un « Eurêka ») Féline !!! Tu as une voix féline.
NINETTE: Féline ?
VOIX DE FULMINA: Oui, Féline.
NINETTE: Bon. C’est peut-être la voix que j’ai quand je suis en pleine écriture (Un temps) C’est pour ça que tu m’as appelée, non ? Pour savoir si j’écrivais.
VOIX DE FULMINA: (Embarrassée) Ben non… Enfin… Oui. Je voulais savoir où tu en étais, et si l’inspiration ça marchait.
NINETTE: Elle marchait très bien avant que tu n’appelles.
VOIX DE FULMINA: Oh écoute Léna, je suis ton éditrice. Je te paie. J’ai bien le droit de savoir où tu en es, non ? D’autant que je te rappelle que tu me dois deux livres, cette année, vu que…
NINETTE: (La coupant) Tu les auras tes deux quelques choses, si tu cesses de m’appeler tout le temps.
VOIX DE FULMINA: Tout le temps ! Tu en as du culot, toi. Aujourd’hui, c’est la première fois en trois mois de temps.
NINETTE: C’est la fois de trop. (Pause) Maintenant, si tu le permets, je vais retourner à mon papier, et à mon stylo.
VOIX DE FULMINA: Très bien, très bien. (Pause Bon courage, alors. Et ne me fais pas trop languir, s’il te plaît.
(Ninette raccroche, et se remet au travail, tandis que Léna continue de dormir, la tête appuyée sur le bureau. A un moment, Ninette prend le cahier, relit ce qu’elle a écrit, puis écrit ce que l’on devinera être le mot « fin ». Elle le repose délicatement sous le coude de Léna, puis elle s’étire, et va se placer sur le canapé. Tout de suite après, c’est Léna qui redresse la tête, la tourne à droite et à gauche)
LENA: Ninette ?... Tu es revenue ? (Silence) Non, tu es toujours en vadrouille. Tu as raison. (Pause) Moi, j’ai dormi. J’ai dormi, et j’ai rêvé. J’ai rêvé que tu étais revenue, Ninette. Tu as miaulé comme tu le fais d’habitude, pour m’annoncer que tu es revenue, tu as pris ton élan, et tu as sauté sur le bureau. Tu t’es promenée en long et en large, puis tu as frotté ta joue contre la mienne, en ronronnant tout ton soul. Je t’ai caressée, et je t’ai fait des mamours, puis tu es allée te pelotonner à ta place habituelle. (Elle indique un endroit sur le bureau) Alors, j’ai saisi le stylo, et je me suis mise à écrire, écrire, écrire, sans biffer une seule ligne. La plume glissait sur le papier, les mots qui en sortaient étaient d’une grande beauté, et d’une telle précision, que les phrases qui en découlaient étaient nettes et claires. Et le style, Ninette : dépouillé, et sobre, mais ô combien lumineux. Le résultat : une pure merveille littéraire. (Pause. Elle prend son cahier et le feuillette) Rien à voir avec tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent. Une… (Elle laisse le mot en suspens et, au fur et à mesure des pages qu’elle tourne, ses yeux s’écarquillent de plus en plus) Ce n’est pas possible… Je n’y crois pas… Mais alors… (Ces trois remarques elle les fait à chaque nouvelle page qu’elle tourne. Puis elle continue de lire avec attention, jusqu’à la fin) Je n’ai pas rêvé, alors ! J’ai vraiment écrit tout cela !!! C’est merveilleux !!! J’ai dû probablement entrer dans un état de transe… Oui, oui. Cela arrive à beaucoup d’artistes. Ils se dédoublent. Ils se désincarnent, et leur esprit agit à la place de leur corps qui, lui, s’affaisse comme un pantin désarticulé. D’où cette sensation de dormir et de rêver. (Un temps. Relisant de ci de là tout ce qui est écrit) Quelle merveille !! Il faut que j’appelle Fulmina pour lui annoncer la nouvelle.
(Elle va au téléphone, compose un numéro, attend)
VOIX DE FULMINA: Allô ?
LENA: Fulmina c’est moi, Léna !
VOIX DE FULMINA: Ah !! Cette fois ci je te reconnais. Tout à l’heure, j’ai eu vraiment du mal à croire que c’était toi. Mais comment as-tu fait pour prendre cette voix si féline ?
LENA: Qu’est-ce que tu me racontes avec ton : « tout à l’heure » et cette voix féline. Je n’ai parlé à personne. Je n’ai pas bougé de ma table. J’ai écrit sans relâche.
VOIX DE FULMINA: Ça je le sais. Tu ne t’es pas gênée de me le faire remarquer.
LENA: Mais quand ?
VOIX DE FULMINA: Tout à l’heure, quand je t’ai appelée.
LENA: Ecoute Fulmina, tu as dû sans doute appeler quelqu’un d’autre, moi…
VOIX DE FULMINA: (La coupant) C’est-ce que je voudrais bien croire mais, d’une part, le dernier numéro que j’ai appelé est bien le tien ; et, d’autre part, tu es la seule qui ait pu me dire : « Tu les auras tes deux quelques choses, si tu cesses de m’appeler tout le temps. »
LENA: En tout cas, c’est vrai.
VOIX DE FULMINA: Quoi ?
LENA: Tu les auras tes deux quelques choses. Parti comme c’est parti, je peux même t’en écrire un troisième.
VOIX DE FULMINA: C’est-ce qui compte le plus pour moi. J’ai hâte de te lire. Bisous ma choute, et bon travail.
(Léna raccroche)
LENA: (Après un temps) Je devais vraiment être dans un état de transe, pour ne pas me souvenir de son coup de fil. Dans une transe… Sibérienne, une transe… parence, une transe… lucide… Non, lucide certes pas. (Un temps. Elle s’étire de satisfaction) Bon, et maintenant, je pense qu’une bonne douche s’impose ; et après ?... Après, je vais appeler Mathieu, je vais lui demander ce qu’il a envie de faire. Ses projets seront les miens. Je crois que j’ai bien mérité de le voir. (Un temps, elle réfléchit) Mais… Si je n’ai pas dormi, si je n’ai pas rêvé, ça veut dire que Ninette est revenue. (Elle l’appelle) Ninette !! Ninette !! (Elle regarde dans la direction du canapé) Ah, tu es là. Tu dors. Dommage, j’aurais bien aimé te lire ce que j’ai écrit. Ça te plairait beaucoup. Tant pis, je te le lirai demain.
(Silence. Elle s’étire à nouveau, caresse Ninette tout doucement, puis s’en va. Ninette s’étire, ouvre les yeux, fait « Miaou » puis, s’endort à nouveau)
FIN
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