5. Jour -14
Je repensais à ma chance, tandis que je longeais la berge charmante du Goyen.
Pour un peu, ni la demoiselle improbable, ni l’agenda de voyage de Monsieur Even n’auraient rencontré ma trajectoire. Ce dernier habitait l’adorable commune très touristique d’Audierne, à peu de mon auberge dans la campagne. Il avait suffit que je loue un cycle et pédale quelques kilomètres. En outre, je connaissais déjà l’endroit, puisque j'y venais quelquefois me remplir le bide et régaler mes papilles, après mes vadrouilles sur les landes ou les récifs, ou simplement me baigner. Partout ailleurs les eaux trop froides pour un frileux de mon espèce…
Mais ça, c’était le mois dernier. J’allais faire du vélo, désormais !
« Comment peut-on se lasser d’un si bel endroit ? », me disais-je en forçant sur les pédales pour monter la colline qui conduisait à la grande majorité des habitations, éparpillées en villas, en lotissements, en H.L.M et en centres d’hébergement. « Je suppose qu’on se lasse de tout, même des petits paradis, et qu’on en vient à préférer passer ses vacances ailleurs... »…
J’accrochais le cyclo à un poteau.
‘’Biiip’’, sonnant à l’interphone.
— Laurent, c’est bien ça ?
— Lui-même, bonjour.
— Parfait. Troisième étage, ascenseur dans le hall à droite ou escalier juste avant, puis au fond du couloir de gauche, la dernière porte, la moins claire.
‘’Clac’’, l’entrée s’ouvrit.
« Après tout, ce bâtiment pourrait parfaitement se trouver dans une ville quelconque, et puis il faut descendre les vallons pour s’approcher du paysage idyllique... il a dû vouloir loger comme un touriste ou découvrir autre chose… ».
J’arrivais devant une porte peinte en bleu marine, entre une mauve et une orange.
« Voilà des citoyens bretons heureux de vivre là », souriais-je à l’idée.
‘’Ding-dong’’
— Et le bonjour, Laurent ! Entrez-donc, ne faîtes pas attention au bazar, chez moi c’est presque une coutume !
Déjà le bonhomme me plaisait. Je me faufilais entre des cartons entassés qui tapissaient les flancs du corridor, en talonnant mon hôte, bientôt impressionné par la bibliothèque qui faisait complètement disparaître la cloison de son salon, quand j’eus franchis le second perron.
— Vous boirez bien quelque-chose, thé, café, tisane, sirop, Coca, Perrier… ? – Retourné vers moi depuis le seuil de sa cuisine, me laissant admirer cette rangée de livres aux gabarits disparates.
— Pardon, euh, oui, pourquoi pas, je n’ voudrais pas trop déranger... surtout le premier jour.
— Ah, parce qu’il y en aura plusieurs ? – lançait-il d’un ton taquin, l’air d’attendre ma réponse.
— Pardon ?
— Jours.
— Ah, oui, euh et bien, c’est que… je ne sais pas. Le truc m’a l’air assez costaud, à première vue. Vous saurez me dire. Si vous êtes fort et que ça va vite alors tant mieux aussi.
Je sortais le papier de ma sacoche, qui n’était plus du tout en rouleau depuis le second jour, plutôt plat comme une limande à force de s’être inséré entre diverses pages. Lui attendait toujours sa réponse.
— Et la boisson ?
— Oui pardon, oula, je suis stressé, – je respirai un grand bol, soufflai –, un petit café alors, merci. Un ou deux sucres, si vous voulez bien.
…
— Vous allez vite vous détendre, Laurent. Vous verrez que chez moi, seule ma collection de bouquins est impressionnante. J’ai beau exercer ce métier rare qui intrigue tant de gens, j’ai aussi l’habitude de donner des exposés à la fac et de commettre quelques conférences sur le sujet. Me mettre au niveau de mes interlocuteurs. Mais asseyez-vous donc, mettez-vous à l’aise.
« Ouf », pensais-je, en lui tendant la feuille avant de tirer la chaise, pendant qu’il glissait le plateau des boissons sur la table ronde au centre de la pièce.
Il sortit un binocle replié de sa poche de veston sans manches, le mit aléatoirement en bout du nez sans le lâcher, se pencha succinctement sur les caractères, esquissa un rictus, remit le lorgnon à sa place, releva le front vers moi, se racla la gorge et :
— En effet, ça va prendre quelques jours.
Je n’ai pas pu retenir un petit rire amusé et content. Je me plaisais bien ici et j’aurais été tristounet de finir une presque quinzaine bretonne sans sa compagnie, déjà attaché au personnage.
Nous avons siroté notre collation, dont j’ai profité pour poser mes questions de curieux de base, du genre :
« où étiez-vous en vacances, si ce n’est pas indiscret ? », « vous avez donc lu tous ces livres que je vois, ou c’est pour vos étudiants de la fac ? », « ce ne sont que des ouvrages en lien avec votre métier je suppose ? », « alors… que pensez-vous de ce message, à première vue ? ».
Ses réponses m’ont laissé avec plus de questions encore : il était chez sa mère mourante en Belgique, pas du tout des vacances ; il a en effet tout lu, mais c’est là la collection d’une vie entière, celle de ses parents inclue ; les étudiants ne sont pas vraiment ses élèves, il vient auprès d’eux en qualité d’intervenant extérieur, pendant les cours sur l’archéologie et l’histoire des écritures ; il a été plus archéologue amateur que cryptologue, le devenant sur le tard ; et mon message contient vraiment peu d’occurrences avec peu de lignes, il va falloir l’analyser en profondeur, puis revenir le voir pour en parler avant d’en tirer une interprétation possible, ou deux, ou trois.
Il l’observa de nouveau, entre deux livres ouverts, qu’il est allé chercher dans le fond de la bibliothèque monumentale. Le binocle cette fois déplié, calé sur l’arête nasale, doublé de lunettes, utilisant même une loupe de bibliothécaire de temps à autre. Il n’en dit rien, sauf d’attendre son appel pour repasser, me conseilla quelques endroits pour la balade sur Audierne et les alentours, puis on se serra la main en amis que désormais nous étions l’un pour l’autre, du moins lui pour moi.
Et je repartais, gorgé d’un enthousiasme renouvelé.
Heureux que, grâce à une bouteille, je n’aurais pas passé la totalité de mon séjour en solitaire comme chaque fois.
À suivre...
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