-

8 minutes de lecture

LA VOITURE AVAIT PASSÉ DEUX JOURS AU MILIEU DU PARC. Les traces de pneus indiquaient qu’elle était entrée par l’allée Est, quatre-vingts, quatre-vingt-dix kilomètres heures d’après l’expert scientifique, assez pour déraper sur le gravier, là, pointa-t-il du doigt, et taper tête la première contre la balançoire. Embourbé, le chauffeur avait essayé de redémarrer, des traces plus profondes, des éclaboussures, des manœuvres vaines. Les pas indiquaient qu’il était descendu, en chaussures de ville, foulée large, il courait, disparaissait vers le Nord, au niveau de l’allée goudronnée. Peut-être y avait-il un autre passager, difficile à dire, les traces de baskets étaient nombreuses, se superposaient, des pilleurs, des jantes volées, un coffre dévalisé… en bref, un vrai foutoir. Borisov passa la tête par la portière. Et le sang ? Il y en avait par trois fois. Sur le parechocs, quelqu’un qu’on avait dû percuter avant d’entrer ; sur le volant, probablement le chauffeur, son nez à l’impact ; et enfin sur la banquette arrière, un demi-litre, peut-être plus, difficile de statuer, quelqu’un en mauvais état. On n’avait identifié personne, et il y avait donc autant de mystères que de tâches : le renversé, le chauffeur, le mourant.
Ils mangèrent un bol de porridge au Café Jones. Borisov voulait connaître l’opinion de l’expert. Le passager renversé et celui de l’arrière pouvaient-ils être une seule et même personne ? Deux groupes sanguins différents. Mais l’expert avait bien une hypothèse, non ? quelque chose de plausible, une histoire ou un semblant de linéarité, le chauffeur qui renversait un, voire deux passants, disons un homme et une femme, lui n’avait rien ou presque, la jambe éraflée sur le parechocs, elle il fallait l’emmener aux urgences, la banquette arrière, donc. On fonçait jusque Bellevue, l’hôpital le plus proche du parc : l’homme et la femme descendaient, le chauffeur, lui, s’enfuyait ; il avait peur, peut-être avait-il bu, l’adrénaline, l’alcool, qu’importe, il finissait contre la balançoire, c’était un accident, un simple concours de circonstances. L’expert haussa les épaules. Peu probable. À vrai dire, ça ne l’intéressait pas trop, ce genre d’énigmes, il réservait cela aux détectives. Borisov laissa l’expert payer et partit sans se retourner.



Pendant deux jours il questionna les voisins et les hôpitaux et regarda les vidéos de surveillance des commerces, mais toujours les portes se refermèrent sur son passage, et toujours le laissèrent dépossédé, muet devant ce géant de Panam, et Borisov n’en menait pas large, dos droit, jambes serrées sur l’inconfortable chaise de Panam et Panam qui allait et venait devant sa fenêtre et qui répétait quel merdier, quel putain de merdier, Alexandre, tu sais que je dois rendre des comptes, tu dois me filer un os à ronger, ce n’est pas contre toi, Alexandre, mais si quelqu’un doit tomber ça ne sera pas moi, tu comprends ça, Alex, et Borisov hochait la tête, parce qu’au fond ça ne le dérangeait pas, de se faire foutre aux archives, payé nourri chauffé, il écrirait des poèmes, dessinerait, tricoterait, s’occuperait les mains et l’esprit, mais il jouait son rôle, hochant la tête de ses yeux tristes, de ses lèvres serrées qui disaient oui, capitaine Panam, je comprends, je vais vous les ramener ces fils de salaud, et à peine sorti il se rendit au Botanique, le vieil Uribe qui l’accueillit d’un regard charitable, un regard de chien battu et qui disait viens petit gars, viens et buvons ensemble.
Au journal le télescope Olivia continuait sa course par-delà la lune et l’étudiante croupissait immobile à la morgue, sa mère qui pleurait devant les caméras, rendez-moi mon enfant, rendez-la moi je vous en supplie, avec à ses côtés le bon goût d’un portrait superposé, d’un homme au visage impassible et qui était ou n’était pas le meurtrier, d’un visage comme un autre mais qu’il fallait signaler coûte que coûte, et cela fit grogner Uribe, ces dramaturgies médiatiques qui n’avaient aucune considérations pour les choses terrestres, qui traitaient les hommes les femmes comme des sans corps, et Borisov grinça des dents, car il se rappela le premier jour du reste de sa vie, quand il était enfin rentré chez lui et qu’il avait embrassé sa mère et son père et qu’à la télévision il avait vu les pieds-devant, ceux-là qui n’avaient pu rentrer par eux-mêmes et qu’on ramenait avec leurs cercueils et leurs portraits papier glacés, leurs uniformes et leurs bouches lisses, ces morts du bout du monde comme ils s’appelaient entre eux, entre vétérans, et sa mère n’avait alors pas compris pourquoi, pourquoi il pleurait, et elle avait simplement souri et dit tu es revenu, tu es là, je suis si heureuse que tu sois là, et il n’avait rien répondu parce qu’il ne voulait pas la peiner.
À la troisième pinte la serveuse leur offrit des shots et Borisov posa la tête entre ses bras et la serveuse demanda à Borisov ce qui n’allait pas. C’est ta femme je parie. Il voulut dire non, mais bien sûr, bien sûr que c’était cette femme qui n’était pas sa femme, et la serveuse lui caressa les cheveux, arrête de faire ta victime, tu sais, ma mère disait, si un homme te fait tourner la tête tu vas en bas de chez lui, tu sonnes, tu lui dis descends, tu lui dis on va faire un tour, pas de ça va, pas de formalités, non, tu lui dis viens, tu ne le laisses pas réfléchir, il faut qu’il écoute son instinct, son cœur, et alors tu sais, tu sais s’il pense à toi ou non. Ma mère disait ça pour les hommes, mais aussi les femmes, là-dessus, elle ne faisait aucune distinction, ma mère, et je n’en fais pas non plus avec toi.



Il arriva en bas de l’immeuble sans se rappeler le code et cria Paolina, Paolina je suis là ! et quelque part dans la cour on lui disait de fermer sa gueule et surgie du hall la Tatouée le clouait de baisers, leurs yeux qui disaient tu m’as manqué, tu m’as manquée aussi.
À la fête foraine ils firent un tour de grande roue et mangèrent des hot-dogs. Sous les guirlandes multicolores, la soirée avait des airs de premier rendez-vous, une certaine euphorie, les bières à foison, le printemps encore frileux et les corps cognés plaqués, les vestes étouffées compressées, une simplicité qu’ils avaient oubliée, perdue dans ces machinations solitaires, dans ces pensées d’amants secrets et distants. Je pensais que tu m’oublierais. Idiot.
Elle voulut gagner quelque chose et il tira à la carabine, le seul jeu où il pouvait gagner. Il ne ratait aucun tir. Le forain tirait la gueule. Elle s’adossait au comptoir et disait qu’elle n’avait jamais tiré, même avec un jouet. Elle disait tu ne veux pas me montrer comment tirer ? mais il refusait, se refusait à ses mains, à sa voix grinçante qui d’ordinaire l’essorait : pourquoi, pourquoi tu ne veux pas ? mais comment lui dire qu’il ne fallait pas apprendre, jamais, qu’on n’y gagnait que des peluches et des cadavres ? Raconte-moi plutôt une fois, n’importe laquelle, une fois où tu as aimé, aimé de tout ton être. Elle l’embrassa pour ne pas répondre. Allez, dis-moi. Un ballon éclata. Elle lui parla de ses dix-sept ans, de ses années lycée et d’un certain Saul, mignon comme peuvent l’être les adolescents blonds et frêles… c’était un pianiste, il jouait dans la salle de musique, du classique qu’elle trouvait trop mièvre, trop dramatique… puis… ils baisaient mal et partout, sauf dans un lit, ça leur était proscrit, ce luxe d’un lieu-à-soi… il leur fallait des cimetières des cabanes des parcs aux recoins sombres et qu’à deux ils transformaient en lieu-monde… une seule fois, cependant, peu avant l’été, il lui offrait un hôtel, une chambre aux draps blancs et propres, sans autre odeur que la leur… par la fenêtre la nationale, les voitures gorgées de soleil… elle avait ses règles… aujourd’hui, elle aurait voulu encadré ce sang, ces plaines immaculés et tâchées de son sexe, de ses entrailles, de ce ventre douloureux et qui s’apprêtait à en finir avec l’adolescence… et au réveil je le quittais ! À l’époque elle pensait que c’était d’un manque d’amour — aujourd’hui, d’un trop plein. Et moi, tu m’aimes trop ? demanda Borisov. Le forain dit qu’il avait gagné le gros lot : une panthère rose et mitée. De nouveau, elle l’embrassa.
Dans le labyrinthe il lui avoua un secret : je ne suis pas le type que je prétends être. La Tatouée était saoule et les paroles de Borisov lui paraissaient comme d’autres, jetées au vent, je ne m’appelle pas Alexandre Philipsen Borisov, mais la confidence de Borisov renfermait en réalité une essence cruciale, vitale, je ne suis pas moi, et, dans la vulnérabilité de l’ivresse, il lui tendait ce secret fragile sans rien attendre, à la guerre, j’ai donné mon identité, sans rien attendre d’autre que son étreinte resserrée, silencieuse, j’ai donné mon nom à un pauvre gars, son cou où il s’enfouirait, lui, Borisov, et maintenant je suis un autre.



Il glissa la clef et la tourna et ouvrit dans ces longs grincements sacrés la petite porte arrière de l’église. Ils déambulèrent sans savoir pourquoi ils étaient venus, quelque chose qu’il voulait lui montrer et qui ne s’expliquait pas ainsi, avec des mots. Il s’assit dans le fond de la nef, la panthère rose sur ses genoux et qu’il caressait lourdement. Elle alluma des bougies. Pourquoi cette enquête te tiraille tant ? L’église était haute et froide et sous la voûte du transept la Tatouée semblait une fourmi noire, très noire dans la contre-lueur des bougies. Il se releva et lui montra les indices qui n’étaient plus, les traces qu’on avait photographiées emballées emportées et désormais imaginaires : les empreintes, le tronc, le tapis. Le voleur, a priori, était entré par une fenêtre au premier, une échelle qu’il avait plantée dans le jardinet et où l’on trouvait ses pas, des marques lourdes, profondes, celles d’un géant et qui marchait à petits pas. Il lui avait suffi à Borisov de suivre la terre pour reconstituer le méfait : le voleur était descendu par cet escalier, s’était avancé jusqu’au tronc, et l’avait ouvert d’un coup de masse. Le méfait aurait pu s’arrêter là, à une vulgaire effraction, cent, deux cents balles, mais non, il y avait eu un déclic, car d’une foulée plus large, le géant s’était approché du tapis et avait pissé une pisse retenue depuis longtemps, anormalement abondante, claire. Le méfait était soudain devenu personnel, mais contre qui ? le Père Gonzalo ou Dieu lui-même, ça, Borisov ne le savait pas encore.
C’est ça qui te chiffonne, un homme qui pisse sur un tapis d’église ? Non, ce n’était pas ce gars un peu perdu et qui sortait sa bite, le véritable mystère venait après, dehors, quand le géant ressortait, descendait l’échelle, marchait de nouveau dans le jardinet et s’avançait sur les pavés de l’allée Est et… disparaissait. Les traces s’arrêtaient net. Sans prévenir, oui, le géant disparaissait, emporté par une lumière bleue que tout le voisinage, réveillé au même moment comme sous les coups d’une tempête, apercevait, décrivait avec similitudes, le visage d’une femme, très beau, très doux, et qui avait résolu l’affaire à la place de Borisov.

Annotations

Vous aimez lire Noise In 1953 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0