III.

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IL AURAIT VOULU QUE LA VOITURE AUSSI SE SOIT RÉSOLUE D’ELLE-MÊME, se soit abandonnée au spectre, à cette lumière bleue et délicate, au surnaturel et non au brouhaha de la brigade routière et de leur remorqueuse, vulgaire, ceux que Borisov appelait les fossoyeurs et qui ramassaient les carcasses sans aucune once de sacré, en retournant les pelouses et en ravageant des parcs qui n’étaient plus des parcs mais des scènes de crime, des lieux funestes et qu’on devait s’empresser de ratisser, d’égaliser, leurs coutures effacées leurs boursouflures aplanies, pour que plus jamais on ne se souvienne du désastre, de ce crime sans cadavre, sans cadavre si ce n’est la balançoire, victime aussi collatérale qu’aphasique, les Parcs et Forêts qui, débarrassés de la police, terminaient enfin le travail, la découpaient, la démantelaient tuyau après tuyau, ferraille après ferraille et l’emballaient dans leurs longs sacs noirs, leurs gilets comme ceux des croque-morts, de l’enfance qui, le temps d’un été, vivrait immobile et terre-à-terre.
Borisov écrasa sa cigarette sur un rebord de poubelle et marcha résigné vers l’ambassade, une visite qu’il avait repoussée jusqu’au dernier moment, jusqu’à sentir son estomac lui remonter, brûlant dans la gorge, ce sixième sens du détective qui lui disait tu es sur la bonne piste, tu fous les pieds dans la merde et tu vas te prendre quelques poings dans la gueule, dans le bide si t’es chanceux, mais ça fait partie du métier, Borisov, c’est ta justice à toi, celle qui règne invisible sur le royaume des entrailles.


On lui servit un thé vert et on l’escorta dans une pièce sans fenêtre, petite et bétonnée et qui lui rappelait une salle d’interrogatoire, et on lui suggéra que l’ambassadeur ne devait pas tarder, ce qui signifiait un temps certain, quand Minamoto en aurait décidé, et non quand lui, Borisov, pauvre détective de la police locale, l’aurait souhaité. Il n’y avait pas d’horloge mais il supposa que cela devait faire une heure, peut-être plus, quand l’ambassadeur arriva enfin, ajusté d’un délicat kimono d’hiver et de ses grossiers hommes de mains. L’ambassadeur lui demanda comment était son thé — amer — et Borisov laissa sous-entendre que la grippe avait été courte de durée. Oui, je vais mieux, acquiesça l’ambassadeur, et j’irai encore mieux si vos agents n’étaient pas postés devant mon domicile, à m’accuser d’héberger des espions, vous ne pensez pas ? Comment ne pas les remarquer, sourit Borisov, bien sûr qu’il les avait remarqués, Salvador et Donaldson dans une berline noire, le début d’une mauvaise blague, le thermos à l’avant et la bouteille de pisse à l’arrière, les trois huit des gorilles comme Borisov aimait les appeler, ces interminables surveillances, ah, que de souvenirs… L’ambassadeur agita la main. Assez de ces affaires-là. L’inspecteur venait pour la voiture, n’est-ce pas ? et il était d’ores et déjà clair que Minamoto ne posait aucune affirmation, seulement des questions, pourrais-je récupérer mon auto ?, quand ?, vous ne respectez donc pas la propriété diplomatique ?, des répliques de théâtre, d’un script préparé et répété, je n’ai aucun ennemi !, j’ai licencié mon chauffeur !, pourquoi y aurait-il du sang !, représentation que Borisov écoutait d’une oreille distraite, quelques gribouillis de carnet, rien de plus, l’adresse du chauffeur, du concessionnaire, ce genre de détails qu’il connaissait déjà et qu’il prétendait découvrir le sourcil levé, car il venait pour autre chose, pour le fond des choses, les tripes et les brûlures d’estomac, le jeu d’acteur et ces pressentiments qu’on ne confirme qu’en face-à-face, devant des fronts plissés des bouches serrées des mains croisées, devant ce qui ne s’écoute pas mais se sent, cette odeur de pourriture, tagada-tagada voilà les emmerdes.
Il salua l’ambassadeur et on le raccompagna supplément gardes du corps, leurs souffles chauds sur sa nuque et qui disaient plus vite, monsieur le détective, plus vite car nous avons jusqu’ici employé la manière douce, et il s’étonna qu’on ne le jette pas du haut du perron, prit le temps de s’allumer une cigarette, descendant les marches une à une, avec calme et sérénité, un luxe rarement accordé aux détectives de son genre. Mais le printemps était froid et le repos de courte durée et déjà il s’engouffrait sur l’avenue d’un bon pas, les mains dans les poches et les yeux derrière la tête, car, comme il s’y attendait, la manière forte ne tardait pas, des molosses dans des reflets de vitrines, à distance raisonnable, assez pour qu’il entre dans un restaurant asiatique et se faufile par l’arrière et disparaisse dans un bus qui le mènerait partout et nulle part. Étaient-ils de l’ambassade ? trop tôt pour le dire, mais ça ne le tracassait pas plus que ça, il savait qu’on le trouverait très prochainement : il avait mis les pieds dans la merde, et les mouches accouraient.


La serveuse lui glissa une serviette, un message de la Tatouée : peux pas te voir, mon mec là pour une semaine. Il posa la tête sur le bar et commanda une assiette de frites. Des frites et des bières précisa-t-il, laisse-les venir.


Le Père le serra dans ses bras. Borisov était gêné. Cela faisait deux, voire trois semaines qu’il n’était pas venu. L’enquête stagnait. D’un geste de main, il balaya les excuses de Borisov. En homme d’Église, il comprenait que ces choses-là devaient se décanter. Borisov hocha la tête. Le Père servit du café et ils s’assirent sur les vieilles chaises du presbytère, en silence. Par la fenêtre un saxophoniste répétait son solo ; des chiens hurlaient à la lune ; et, de très loin, venaient les trains de marchandises… oui, pensa Borisov, oui, c’était une belle nuit. Une nuit de lune blanche et ronde, haute et où le destin ne pouvait se concrétiser, la Tatouée abandonnée à ce qu’il n’était pas, ce qu’il pensait ne pouvoir être, ni ce soir ni aucun autre soir, lui, cet homme sans visage et qui la serrait dans ses bras. Borisov bascula la tête en arrière, par-dessus le dossier comme décapité.
Tu es venu pour mon café, Alexandre ?
Il aurait voulu que le silence s’étire, mais le Père était ainsi, un homme de mains jointes, de doigts entremêlés, de paroles creusées — Tu veux qu’on parle de la femme —, et c’était d’ailleurs ce qui plaisait chez lui, cette faculté à tisser les phrases, à les repêcher comme d’un rêve ou d’un roman — celle qui est mariée —, linéaires, comme si le temps ne s’était pas écoulé, qu’on avait tout repris — Paolina, n’est-ce pas ? —, tout de suite, un discours constamment renouvelé, élevé de messe en messe, jamais égaré, une précision, une justesse, ou du moins une absence de flou, les ombres et les lumières écorchées vives, et bien sûr cela gênait Borisov, lui qui aimait les spirales d’entre-deux, les tanières et les fonds de bar, en bref les conseils des serveuses plutôt que ceux des clercs, et, pour cette raison, Borisov savait qu’il ne pourrait jamais complètement l’aimer, l’accepter, ce Gonzalo. Aussi, peut-être, parce qu’il baisait sa mère.
Désolé Gonzalo, je ne préfère pas ce soir.
Le Père se pencha en avant.
Je vais te raconter une histoire, Alexandre.
Une histoire de Père ou de beau-père ?
Ils rirent. Un peu des deux. L’histoire remontait à loin, quand Gonzalo n’était qu’un ministre associé, une époque difficile pour lui, lui qui se rêvait d’assemblées généreuses et de grands discours, lui qu’on réservait encore aux communautés de jeunes et de défavorisés, une époque qui, plus tard, lui montrerait la voie, la patience, cette foi qui peut se montrer si traitre, et qui aime se tapir dans les détails… mais, comme il disait, c’était avant cela, c’était le doute et le mercredi on l’envoyait douter dans une banlieue pauvre, lui et un groupe de femmes qui voulaient se montrer utiles, on les envoyait dans un foyer décrépi, elles déchargeaient trois caisses de nourriture ou de fournitures scolaires et s’asseyaient ahanantes tandis qu’il réparait une tuyauterie rouillée et percée. Tu savais faire la plomberie ? Mon père était plombier, et son père avant lui, et il voulait que je sois tout sauf plombier, il voulait m’emmener à l’université, que je sois autre chose… mais ! ne me distrais pas de mon histoire, écoute plutôt, ce foyer, ces femmes, il en arrive un jour une nouvelle, elle s’appelle Hélène, elle est veuve de militaire, bibliothécaire, élève seule un fils rebelle et, ayant grandi dans une maison de croyants, tente de le remettre sur le droit chemin, en vain, il fume des pétards, vole dans les supermarchés, pourtant il ne manque de rien, ce petit, de rien si ce n’est d’un père… donc, elle arrive, Hélène, et nous nous entendons bien : elle m’aide à la plomberie, n’a pas peur de se salir les mains, nous discutons, rions, un jour je l’arrose et tu sais ce qu’il arrive, quand les adultes commencent à jouer… c’est qu’ils s’aiment. Je ne suis pas encore un véritable homme d’Église, mais je pense pouvoir être un mari, un mari et un père, un bon père par ailleurs, et ce petit je décide de l’élever, comme mon fils, je me prends même à l’aimer, au-delà de l’amour que je porte à sa mère, je l’aime vraiment, et ça marche, il fume moins, ses notes sont bonnes, on parle même de l’envoyer à l’université, et comme il est fan de foot le dimanche nous allons au stade, moi je n’y connais rien, mais ça devient notre petit rituel, on achète des écharpes et des casquettes, en été aussi bien qu’en hiver on y perd la voix, on est deux grands gamins, heureux et insouciants… un dimanche je ne peux pas y aller cependant, je dois remplacer mon titulaire qui est grippé, et ça veut dire rester après la messe, écouter tout un chacun, prendre soin des plaintes, des craintes, c'est ce que j'ai toujours attendu, ce pourquoi je me suis engagé, et je dois donc abandonner le petit, le laisser se rendre seul au stade. Après le match il fracasse la tête d’un supporter adverse. Pas mort, mais pas loin. Il va faire de la prison. Je suis abattu. Dévasté.
Et ensuite ?
Ensuite Hélène me quitte, déménage dans une autre ville, je fais une dépression, la vie continue et je ne l’attrape pas, c’est une tempête qui me roule dessus et emporte tout sur son passage.
Quelle est la morale de ton histoire, Gonzalo ?
Je n’étais pas son père, ne serais jamais le tien, il y a des choses qu’on peut remplacer et d’autres non. Penses-y.
Le silence, alors, s’étire, et Borisov se sent tomber.

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