IV.

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JUSTICHIO TOQUA À LA PORTE. On entrouvrit, une femme, jeune. Police ! la porte poussée d’une main lourde, la femme surprise, le cul par terre, Borisov et Justichio en file indienne, procédure standard. La femme relevée, assise sur le canapé. Des regards dans les autres pièces. Rien à signaler : le chauffeur en cavale. Ils dirent qu’ils cherchaient son mari, est-ce qu’elle comprenait, son mari avait disparu. Elle n’avait pas de mari, n’en avait jamais eu. Yasunari Tanaka n’était pas son mari ? Ah, celui-là, cet enfoiré, ce salaud qui la trompait matin et soir, elle ne le connaissait que trop : volage ! alcoolique ! elle s’en lavait la bouche au savon de celui-là ! mais Yasunari s’écrivait au passé désormais, pas rentré depuis une semaine il pouvait dire adieu à son lit, à ses affaires, toutes à la poubelle, oui, il pouvait courir, ce salaud, elle ne lui rouvrirait pas, c’était un fils de chien, et ils feraient mieux de chercher là-bas, chez les chiennes, et ainsi, en un claquement de doigts, on les jetait sur la route du bégaiement, ce chemin de l’errance, des journées éreintantes où il faut s’hasarder dans les terriers, questionner, ressortir penaud, un manège de peu de joie et qu’on répète sans cesse, à écumer les rues étroites et poussiéreuses de Michiko, les trottoirs les perrons cabossés, ah, Michiko, ses bars et ses bordels jamais fermés, désinfectés, lubrifiés, plastifiés mais toujours aussi sales, ce petit truc qui plane, persiste malgré les grands nettoyages, tenace, la cigarette froide, la lumière crue et les types faces contre comptoir — hey, toi, il te dit quelque chose celui-là ? —, le jeu des photos levées et des yeux décollés — Tanaka, ouais, doit être quelque part en coulisses, à baiser une fille ou une autre — des mémoires furtives et des barmans racoleurs — c’est un volage celui-là, il touche les filles là où il faut pas —, les vieilles rengaines des compagnons de beuverie, en première ligne pour te jeter sous le train, six pieds sous terre, sourires en surface, moqueurs, dents fières et écartées, bonnes à respirer la merde et à siffler la gnôle — Tanaka c’est un alcoolo, un vrai, on ne peut pas lui faire confiance, te vendrait pour une pinte de mousse —, le souffle de l’alcool qui vient et emporte tout sur son passage, Borisov et Justichio rejetés par la mer, comme des cons, dehors, la queue entre les jambes et le fantôme de Tanaka sous les semelles, collant comme une marre de bière, ce petit bruit de sucre entre le béton et le caoutchouc, schploc, le pied levé retourné étudié reposé, schploc, un truc dont on ne se débarrassera que dans cent, deux cents pas, quelque part sur la route de la honte, du détective sans piste ni suspect, nu, en pâture au soleil et aux filles de bas-côtés, fraichement sorties de leurs bordels joggings serrés visages démaquillés, chewing-gums et bouches en cul-de-poule : alors mon poussin, tu veux m’embarquer pour déjeuner ? le sourire de Justichio en coin, clope au bec, migraine, schploc, c’est ma mère qui m’appelait comme ça, mon poussin, frissons dans le dos, la main sur la nuque, en sueur, schploc, les bons quartiers les bonnes habitudes, les détectives élevés comme les prostituées, schploc, avec la dalle au ventre.
Allons grailler.


Ils achetèrent des sandwichs et mangèrent en haut d’une colline, face au parc et aux enfants qui jouaient à la balle au prisonnier. Justichio regardait les gamins et parlait de sa jeunesse, dans les taudis et les stades de foot, défenseur latéral, pas assez prodige pour autre chose que les fonds de ligue, son fils meilleur que lui, peut-être, qui sait, il ne voulait pas le pousser plus que nécessaire. Le pastrami avait un goût de carton et les langues tournaient dans les bouches, creusaient les interstices, entre les dents les bouts secs et coincés. Moui, je vois disait Borisov alors qu’il ne voyait rien du tout, ne comprenait rien de ces angoisses-là, celles des pères et de leurs enfants footballeurs. Tu veux des enfants, toi ? Borisov hocha la tête, il en voulait, pensait qu’il en voulait, mais, ça, il ne pouvait le dire à voix haute, pas à Justichio du moins, à la Tatouée peut-être, il aurait pu, je veux des enfants avec toi, Paolina, il aurait pu, oui, mais ça aurait été cruel.
Ils froissaient leurs papiers de sandwichs quand Donaldson et Salvador surgirent d’entre les gamins, la savate de Donaldson en pointu, la balle haut dans le ciel, un instant de flottement, le soleil éclipsé par le plastique blanc et rouge et les gamins déjà dispersés aux quatre coins du parc, v’là les schmitts v’là les schmitts.
Comment vous allez les gars ? Salvador en contrejour, ses dents blanchies au milieu de sa face noire, c’est un peu loin de chez vous, Michiko, non ? vous avez plus assez de taf par chez vous ? Donaldson qui craquaient ses phalanges les unes après les autres, les guignols toujours par pairs, celui qui parle et celui qui tape…
Justichio poussa un caillou du pied, ce genre de signe pour qu’on vous laisse tranquille : on cherche un chauffeur, sa voiture abandonnée par chez nous, l’ambassadeur ne nous intéresse pas renchérit Justichio, les yeux par terre et qui disaient je vous regarde pas les gars, j’en ai rien à foutre de vos costumes mal taillés, je parle au caillou, celui qui dévale la colline, qui tape et qui roule dans le parc et le silence du parc soudain désert, vous êtes que des brutes, ça ne sert à rien de discuter, moi je parle pas à ceux qui font peur aux gamins.
Salvador éclata de rire, ses dents blanches et ses gencives rose pâle qui brillaient sous le soleil de midi, ahah-ah !, vous pouvez chercher tout ce que voulez, vous ne trouverez rien !


Les mots de Salvador ne le quittaient pas. Pourquoi une telle affirmation ? Uribe leva le bras et on déposa deux pintes à leur table. À la télé c’était soir de Coupe — exceptionnellement une autre chaine, pas de journal pas de femmes, ni dans l’espace ni dans le caniveau —, un groupe d’habitués qui poussaient des hurlements depuis le fond, ces manières si particulières des supporters, les applaudissements, les railleries, les mentons frottés et les yeux globuleux, un code transmis de générations en générations, sous les écharpes et les maillots aux couleurs éternelles, un rite établi et que rien ne peut abattre, rien ou peut-être la défaite, la relégation, et encore, qui sait, les irréductibles apprécieraient, redevenir des outsiders, l’autel de la grande époque sur la cheminée, mini-trophée en toc et photo de Gaston Riviera, le meilleur joueur de tous les temps, celui qui toujours appartiendrait aux cassettes, à ce noir et blanc d’un autre temps, un temps grésillant et qu’on continuerait d’idolâtrer dans les heures les plus sombres… oui, c’était ça qui le dérangeait, qui ne le quittait pas, ce rite immuable de Salvador, cette mâchoire carrée, serrée sur le chewing-gum, cette démarche bourrue et ce déodorant âpre, vous ne trouverez rien, la certitude que Borisov appartenait aux divisions des amateurs et lui à celle des immortels et que rien, jamais rien, ne pourrait le détrôner du piédestal des vainqueurs.
Uribe demanda ce qui rendait morose Borisov, du moins, morose comme ça, d’une tristesse inhabituelle et qui n’appartenait pas à la Tatouée, à l’évocation de la Tatouée, et soudain ça frappa Borisov, son estomac tout remonté dans la gorge, la bière tiède qui le brûlait, soudain, oui, il comprenait : Salvador savait où trouver le chauffeur.


Il fuma sous les néons de l’Infrarouge, la lumière bleue et rouge en travers de son visage et de l’intérieur l’odeur de pop-corn et les bavardages de spectateurs, comment tu as trouvé le film, l’actrice est magnifique, des fredonnements qui rappelaient Borisov à son adolescence, les salles obscures deux à trois fois par semaine, les films avalés aussi vite que les sucreries, engloutis par poignées, le cinéma en toile de fond, comme une litanie, une innocence qui lui manquait ce soir-là, seul sous les affiches et la bruine, en surveillance, submergé par la sensation d’habiter nulle part, d’appartenir à la rue, la Tatouée et son mec sur les banquettes de la Sarabande, au chaud, épaule contre épaule, mains sur les cuisses, leurs amis qui riaient et la serveuse qui ramenait une tournée de cocktails, pas ce genre de bières bas de gamme qu’elle buvait avec Borisov, et ce fut le détail qui le poussa à entrer, dans son dos, sans qu’elle ne le voit, et griffonner sur une serviette, son écriture penchée, tremblante, le pressentiment que la soirée allait mal se terminer, avec du sang et des larmes, et il écrivit ces mots si difficiles, oui, pour la première fois il les écrivit, sans retenue, je t’aime, et sitôt le mot terminé il se sentit honteux, plia la serviette en deux et la glissa à la serveuse, avec un billet, la fille là-bas, brune, sur la banquette, donnez-lui ça, et puis il sortit à la hâte et se cacha derrière son col de veste et s’alluma une autre clope sur le trottoir d’en face, mais elle le trouva d’instinct, la tête à peine levée elle le retrouva, et il attendit, quelques secondes il attendit de pouvoir lire ses yeux, ouverts et terrifiés et qui le découvraient sous la pluie, et il voulut voir plus, comprendre plus, mais derrière la vitre mouillée il ne sut dire si elle hochait ou secouait la tête, si elle disait oui ou non ou je t’aime ou je ne t’aime pas, c’était si proche et si loin et tout devenait soudain flou, son visage, ses lèvres, oui, tout était flou, et il partait sans savoir ce qu’elle avait essayé de lui dire, parce que, de toute façon, ça ne servait à rien de savoir, ça ne changeait rien à la nuit qui venait.

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