V.

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ENCORE, ON ENTENDAIT LE TRAIN, quelque chose qui ne quittait jamais cette ville, le long klaxon des trains, trait noir et oblong dans les nuits de doute, le train qui hurlait à lune, cri d’ivresse, par une nuit pluvieuse, le long klaxon, quelque chose qui ne quittait jamais Borisov, le ramenait toujours, ivre, le train, le ramenait toujours à son adolescence, peut-être même à son enfance, son père qui l’emmenait au lac, les galets jetés ricochets, le chemin lent et la peau de soleil brûlée, la banalité du retour, frais, orageux, les pas de son père où il enfonçait ses petits pas, un motif répété, trace après trace, tous les dimanches, le train qui hurlait à la lune et à leurs jambes lasses ; et encore, on l’entendait, ce train, par-dessus même la grande route et par-dessus même le souffle de Salvador, lourd sous le sac, la courbe du papier épousée à son souffle, intérieur, extérieur, les sanglots de Salvador, intérieur, extérieur, vous allez pas me buter, les gars, hein, entre gens du service on ne fait pas ça, la paume de Justichio contre le sac, la douleur, mon oreille putain, le soupir de Justichio, hein, les gars, vous allez pas me buter, le train qu’on avait mis en marche et qu’on arrêterait pas.
C’est Justichio qui avait recollé les morceaux, la sœur de Salvador qui bossait à la banque du sang, la voiture abandonnée, le sang déversé, assez pour mettre le bordel, assez, du moins, pour qu’on envoie des détectives fouiner dans une ambassade, remuer l’antre des bêtes, assez, peut-être, pour que l’espion sorte de l’ambassade, commette une erreur, se laisse saisir, mais rien, au final, rien si ce n’est un canular entre adultes. C’était une blague les gars ! Justichio poussa Salvador et Salvador trébucha dans une flaque, le sac mouillé, noir et figé sur le visage de Salvador, taillé à la serpe, j’étouffe, putain, j’ét-ha-ouffe, la gorge fragile, la pomme d’Adam renflée, Justichio qui grognait et se penchait et tirait lentement le sac hors du visage de Salvador, ses yeux exorbités, humides, effrayés, genre véritablement effrayés, Borisov qui tapait dans les graviers et Justichio dans le plexus de Salvador, son souffle coupé, ses yeux encore un peu plus hors-de-son-visage, putain les gars, vous allez pas me buter…
C’est Justichio, aussi, qui avait proposé l’endroit, un ancien atelier textile, abandonné, le toit à moitié arraché et les énormes machines, une ambiance fin du monde, ça plaisait à Justichio, cet atelier où avait travaillé son frère, où il avait perdu son bras, et d’où on l’avait viré, ça plaisait à Justichio de revenir hanter ce lieu de fantômes, peut-être même d’en rajouter, un de plus, menotté et terrifié, le cou tordu pour garder sa tête hors d’une flaque. Borisov s’était penché pour le soulever et Justichio avait secoué la tête : laisse-le mariner dans son jus, et Salvador, alors, s’était mu en un pauvre oisillon, fragile, tenu en joug par une flaque et par ce cou tordu, le pantalon trempé de pisse et de peur, les gars, les gars qu’il répétait, c’était pas mon idée, c’était Donaldson, c’est lui qui savait tout, moi j’exécutais, car toujours ces rôles définis, celui qui parle et celui qui frappe, ces rôles inversés, ces apparences trompeuses, cette façade soudain dévoilée, la voix creuse de Salvador, moisie même, et au loin le train qui sifflait, et Borisov qui voulait être loin, très loin, au bord du lac, dans les bras de son père, un petit haricot, minuscule et recroquevillé dans la chaleur de son père, les grenouilles sous la lune, la simplicité, bien avant la maladie, bien avant poumons crevés, cette poitrine encore musclée, ces bras encore chauds et forts, mais l’entrepôt était mort, mort et vide et froid, Salvador qui gémissait et Justichio qui le savatait, et, inexorablement, l’image dérivait, Borisov qui grandissait et son père qui vieillissait, se refroidissait, sur le lit aux draps froissés, l’éponge humide sous ses bras, sur ses côtes, entre ses cuisses, l’éponge humide dans les recoins de son père, les cavités, l’infirmière accroupie et attentive, et Borisov qui disait c’est bon, c’est fini, quand il voyait son père pleurer, ses larmes de je ne peux plus, Alexandre, je ne peux plus, il faut s’arrêter là, et Borisov qui répétait c’est bon, c’est fini, l’infirmière qui reposait l’éponge et l’essorait dans le seau et son père qui tournait sa tête sur l’oreiller, de l’autre côté, vers la fenêtre et le lilas en fleurs.
Et Salvador aussi pleurait. Ils l’avaient chopé à la sortie de la gym, en sueur, le flingue de Justichio contre sa tempe, le canon froid qui avait rendu ce gros bonhomme si souple, si malléable, si chouinard. Ça faisait de la peine. Borisov se pencha et souleva la tête de Salvador. Raconte-nous maintenant, depuis le début. Je ne peux pas ! cria Salvador, et Borisov prit la tête de Salvador entre ses mains, enfonça ses yeux dans ses yeux, et Salvador raconta.
L’espion était une femme. Il ne savait pas son nom, ne connaissait que son visage, une photographie qu’on lui avait donné. Qui lui avait donné ? son chef ? Non, non, ce genre d’affaire de plus haut encore, ceux qui ne voulaient pas se mouiller, une boîte postale, celle de Donaldson, lui ne savait rien de ces sphères-là, il gravitait à côté, en satellite, avait été initié par Donaldson, l’argent qui venait à flots, régler son compte à untel, récupérer telles dettes, des affaires de gros bras, l’espionne, donc, intéressait du monde, les renseignements, Salvador et Donaldson, eux, agissaient à côté, secouaient la ruche pour que les vrais gradés la récupèrent. Qu’avait-elle de spéciale, cette espionne ? Qu’est-ce que ça pouvait foutre ! On m’a dit qu’elle a tué un homme, peut-être, peut-être pas, ça ne change rien à rien, Salvador regardait l’argent, pas les motifs. Et le chauffeur, où était-il ? Une boîte de strip-tease de Chiloé, l’arrière-chambre, rincé à la binouze et aux nénés, la lumière du jour ne lui manquait pas.
Justichio et Borisov se regardèrent de côté, en chien de faïence : ils avaient foutu les pieds dans la merde, dans ce genre d’affaires qui s’exécutent en secret, avec des hommes de pailles et des gros bras bêtes et méchants. Ils feraient mieux de tout enterrer.
Et les deux molosses qui me pistaient ?
Il répéta qu’il ne savait rien de plus, qu’il se servait juste du chauffeur pour apeurer l’ambassade, les pousser à bouger, Borisov n’était qu’un détail collatéral, un détective à qui on confiait une affaire irrésoluble, ça ne devait pas l’empêcher de dormir la nuit, mais Borisov était ainsi, quand il avait ce pressentiment, cet estomac de fond de gorge, il ne lâchait pas, et, comme d’habitude, ça lui jouait un mauvais tour.
Justichio dit à Borisov d’aller s’allumer une clope, dehors il ajouta, va fumer dehors, je reviens, et il empoigna Salvador par le col et le releva et le tira à travers l’entrepôt, les mains de Salvador menottées, en sang, et Salvador qui regardait derrière lui, terrifié, son visage de chiale qui disait ne me laisse pas là, pas avec lui, et Borisov regarda Salvador disparaitre derrière les machines, vers une autre pièce où Justichio ferait ou ne ferait pas ce qu’il y avait à faire. Puis il se retourna, marcha à travers le hall et ressortit par la grande porte en fer, massive. Il bruinait légèrement, une brume en suspens, et Borisov attendit, sans s’allumer de cigarette. Il se sentait si petit.
Alors, soudain, il la vit. La lumière. La lumière bleue et qui avait un visage de femme. Elle se tenait devant lui, de l’autre côté du parking, son maigre corps de fantôme tiré derrière elle comme une trainée de comète. Elle était jeune, vingt ans, peut-être moins, il devait plisser les yeux, à moitié aveuglé par le faisceau et les sillages du faisceau, les reflets dans les flaques et les vitres brisées, la bruine bleue qui venait à lui, se rapprochait comme pour l’encercler. Non, elle avait quinze, seize ans, elle était si jeune pensa Borisov, il pouvait tendre son bras et toucher sa joue, il pouvait l’entendre, elle répétait… elle répétait je t’ai cherchéje t’ai cherché si longtempsil faut, ce soir, il faut que… mais la porte s’ouvrit et le visage fila à toute vitesse dans le ciel sans lune, derrière les toits décrépis et les cheminées effondrées.
Tu as vu un fantôme ?
Pas depuis la guerre, non. Tu l’as tué ?
Justichio secoua la tête. Il y avait pensé, la rage qui était revenu de très loin, mais il avait arrêté de tuer depuis bien longtemps, il était trop vieux pour ça. Il faudrait juste qu’il pense à venir le détacher, dans deux ou trois jours, mais il ne tuait plus, plus pour si peu.
Borisov, non plus, n’était pas un tueur, il n’avait même pas tiré une balle depuis la fin de la guerre. Ils rirent.
Allons chercher Donaldson dit Justichio, ensuite on rentrera dormir au chaud.




ILS AVAIENT PARLÉ AVEC CELUI QUI PARLAIT, ils devaient cogner l’autre, un truc qui ne pouvait rester impuni, une question d’honneur disait Justichio, mais Borisov accordait peu d’importance à l’honneur, il savait juste qu’il devait, ses entrailles toutes remuées, le brouillard toujours plus poisseux, le REPÈRE et ses lettres néons, le bar des propres et des pourris comme on l’appelait au service, de ceux qui assumaient leurs idéologies, et qui étaient prêts à se battre pour les défendre, Borisov et Justichio assis de l’autre côté de la rue, deux cowboys qui attendaient le hors-la-loi. Justichio demanda s’ils devaient le cueillir, mais Borisov dit qu’il ne tarderait pas, qu’il fallait mieux régler ça à l’air libre, loin des bouteilles et des tabourets, des tessons et des pieux, Donaldson le prêt-à-tout, un vicelard qu’il fallait mieux prendre au milieu de rien. Ils fumèrent sous la devanture d’un prothésiste dentaire, les mâchoires éclairées d’une lumière pâle, très blanche, Borisov les yeux plissés sur les céramiques et les résines, un truc auquel il devrait un jour se résoudre, une tare familiale, les dents pourries, déjà bien plombées, et qui le hantaient souvent, des réveils brusques, en sueur, mes dents !, la peur de la douleur, des choses trouées et des choses mal rebouchées. Il espérait que Donaldson ne frapperait pas le visage.
Coup de coude de Justichio : le voilà.
Ils s’avancèrent matraque à la main et Donaldson les reconnut d’instant, sa blonde repoussée, ses poings levés, poids lourd dans sa jeunesse : ils allaient morfler. Pas de round d’observation, le premier coup près du foie, Borisov plié en deux, sa matraque qui balayait l’air, les genoux de Donaldson trop habiles, déjà sur Justichio, une main sur la nuque pour le maintenir plié, l’autre qui lui martelait les côtes, les hurlements étouffés de Justichio, pas d’arbitre pour les séparer, la blonde de Donaldson qui mâchait tranquillement son chewing-gum, un spectacle dont elle avait l’habitude, le petit grain de son mec, c’était dans son ADN, il aimait taper, et Justichio basculait en arrière, uppercut sec, Borisov qui assénait la matraque sur le crâne de Donaldson et Donaldson qui tombait à terre, Justichio qui balançait des talons et Donaldson qui couvrait son visage, Borisov qui essayait de se pencher et de le frapper au corps mais déjà les bras du géant dépliés, rapides, précis, Borisov fracassé, en plein dans l’arcade ou le nez, il ne savait pas trop, la décharge qui traversait tout son visage, il tanguait, quelques pas en arrière, les dents du prothésiste qui riaient à pleine bouche, en chœur, hilares, la blonde qui disait c’est bon, arrêtez, tout le monde a eu son compte, Justichio relevé et qui martelait Donaldson, les deux boxeurs rappelés à leur jeunesse, Borisov qui baissait la tête et sentait couler le sang chaud sur son visage, sur ses lèvres, le goût de ferraille qui ne lui avait jamais manqué, la blonde qui criait putain vous allez le tuer, Borisov qui la tenait à l’écart, c’est bon Justichio, arrête, le visage de Donaldson qui crachait la bave mêlée de sang.
Ils le soulevèrent par la chemise et l’assirent contre la façade du prothésiste, la blonde allongée sur son buste ensanglanté, sa robe blanche froissée, ses petites mains qui le serraient sans le serrer, Donaldson qui riait et la blonde qui répétait ça va mon chéri, mon petit Vincent, je suis là, la lumière pâle du prothésiste qui sculptait leurs visages bouffis, un tableau aussi sublime que prophétique.
Qu’est-ce que vous me voulez Tic et Tac ?
Ils dirent qu’ils savaient pour la bagnole, qu’il devait prendre ça comme une revanche. Maintenant, ils voulaient savoir la fin de l’histoire, les deux molosses qui suivaient Borisov, l’espionne.
Services intérieurs, ils voulaient savoir ce que tu savais, ce que l’ambassadeur avait dit. Mais ta petite incursion a marché, le soir-même ils ont prévu leur prochain coup, par téléphone, comme si on ne les avait pas mis sur écoute. La fille, ils vont la bouger ce soir, sur le port, ça va partir en fusillade, vivante ou morte, la fille ne quittera pas le pays, elle est une arme trop dangereuse. Toi, tu ne risques plus rien, tu n’étais que le bâton enfoncé dans la fourmilière.
Quittes alors ? et Donaldson hocha la tête, ses énormes paluches ensanglantées qui caressaient les cheveux de sa blonde.
Rentrons dit Justichio, mais, bien sûr, Borisov ne pouvait rentrer.

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