Fin

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ILS SE RETROUVÈRENT AU MARCHÉ DES ANTIQUAIRES, il voulait chiner des petites céramiques, pour décorer son appartement, elle aimait caresser, soulever, soupeser, les petits bols qui tournaient entre ses doigts. Tu es belle dit-il. Elle sourit. On était dimanche, un dimanche chaud, les premiers débardeurs de l’année, les corps éclos et la cicatrice sur son épaule. Il la caressa du bout des doigts. On la voit moins qu’avant, elle s’estompe, depuis la moto renversée il voulait dire, mais d’instant il s’en voulut, de donner tant d’importance à son corps, à leurs corps. Tu es beau aussi. Idiot.
Ils déplièrent des châles et ouvrirent des armoires et époussetèrent des tapis, des gestes cérémonieux et qui empruntaient à la fragilité du printemps, un soleil qu’on voulait précipiter dans les paumes et les bourgeons à demi ouverts, tendus, ces peaux qu’on pensait capables de se déchirer, fragiles, les cicatrices qu’on s’hasardaient à découvrir. Aussi, le rire, quand on découvrait les châles mités et les armoires bancales et les tapis décolorés : accepter le temps et les trous laissés par le temps.
Une fille de quinze ou seize ans vendait des bracelets tressés. Elle les trouvait jolis. Il trouvait qu’elle ressemblait à Ipek. Il en acheta cinq.
Il ne trouva pas ce qu’il cherchait et ils s’assirent à la terrasse d’un café. Des hommes chemises flanelles, des femmes pantalons de lin, des jeunes couples à poussettes, une certaine lenteur, s’imbiber de soleil, des jours qui s’annonçaient meilleurs : te souviens-tu, disais la Tatouée, te souviens-tu notre premier baiser, le parc du Général, le petit banc derrière l’étang, les lattes craquelées, te souviens-tu, et il se souvenait, un goût de vanille, ses lèvres un peu sèches les siennes humides, quelque chose dont elle s’excusait toujours, la sécheresse de ses lèvres, ses mains froides dans ses mains chaudes, le tissu de sa robe, entre le pouce et l’index, le tissu qu’il frottait, leurs manières de timides, ses poings roulés dans les plis, c’est étrange avait-il dit, aussitôt pris de remord, le silence brisé, les skateboards des enfants et la brise âpre, l’odeur de l’étang, la réalisation soudaine de l’instant, de leurs lèvres qui s’étaient touchées avec interdit, c’est étrange que ça arrive enfin, et elle avait pincé les lèvres, il n’y aurait pas de deuxième baiser, pas ce jour-là, un enfant qui tombait plus bas et qui criait, son genou en sang, viens, allons chercher une glace avait-elle dit, et ils y étaient allés, framboise et chocolat, il ne souvenait plus de son parfum à elle, ils ne s’étaient plus embrassés, il ne pouvait se souvenir, la couleur de la glace sur ses lèvres, sa langue qui passait, repassait, les dents sur le cône et le soleil reflété sur l’étang. Oui, je me souviens dit-il. Elle sourit.
Je suis enceinte dit-elle.
De toi dit-elle.




LES DEUX MOLOSSES POSÈRENT LEURS PALUCHES SUR SON BUREAU. Il leva les yeux. Les commodes dans les reflets de vitrine, ceux qui l’avaient pistés à la sortie de l’ambassade, mâchoire de boxeurs, bien serrées bien muettes, pas du genre à balancer des banalités, des comment ça va, des le café est bon, les poings avant les convenances et Borisov qui, en fin de compte, s’en prendrait peut-être une dernière au visage. Panam pointa la tête de derrière les deux clébards. Borisov, ils veulent te parler, salle numéro trois, Borisov qui leur emboitait déjà le pas et leurs savates qui claquaient derrière lui, le détective traité comme un malpropre, plus vite dit molosse numéro un, assis dit numéro deux, Borisov qui prenait son temps, les pattes sur ses épaules et qui le forçaient à s’asseoir, Panam qui tirait la gueule, adossé au mur, au cas où il fallait prendre ses responsabilités de capitaine.
Tout est dans mon rapport, elle me dépasse, moi, cette histoire, je n’y comprends rien et ça ne m’empêche pas de dormir la nuit, si vous voyez ce que je veux dire.
Te fous pas de notre gueule le rigolo, le poing tapé sur la table et les molosses rougeauds et gonflés, le corps de Panam légèrement relevé, prêt à décoller de son mur. Minamoto est sur le port, deux balles dans le crâne, notre affaire foutue en l’air, tu comprends, des mois de pistage, pas du petit bois, on te fout sur une affaire de voiture volée et une semaine plus tard on a quinze morts sur un quai, tu crois aux coïncidences, parce que moi non putain, et je crois que tu comprends pas où t’as foutu les pieds Borisov, c’est une putain de bombe nucléaire, le genre de missile qui d’un regard pourrait te faire exploser cent avions en vol.
La tournure était peut-être littérale pensa Borisov, la fillette qui levait les yeux et transformait la tonne de tôle en une boule de feu, un jeu d’enfant, finalement, de penser que l’apocalypse nous appartient, que toute inconvenance peut, d’un claquement de doigt, être effacée du monde réel, la trace blanche de l’avion comme une simple dégueulasserie dans le ciel, le doigt qu’on mouille de salive, l’ongle qui gratte, la centaine de passagers volatilisée, oui, peut-être qu’elle en était capable, la fille… lui, il avait vieilli, avait appris à faire avec, espérait qu’en grandissant elle en ferait autant, de ces petits tracas dans le ciel.
Ils le chahutèrent encore un peu et Panam déplia son corps tout en longueur et leur dit de dégager, leur dit que c’était assez, qu’il n’y avait rien. Après tout, c’était Panam qui lui avait refilé cette affaire, il pouvait bien l’en sortir désormais. Les molosses renversèrent la chaise et sortirent. Panam lui fit un petit signe de tête. Plus que les signatures, c’étaient les signes de têtes qui rendaient les enquêtes officiellement terminées.




LES CHAISES PLASTIQUES GRINÇAIENT SOUS LEURS FESSES. Quatre-vingt-dix-neuf virgule huit pour cent, les chiffres qu’il devait visualiser en toutes lettres, la Tatouée qui se massait les tempes, comment avait-elle été sure, que c’était lui, lui et pas son mec, et elle l’avait regardé dans les yeux, je suis sure, je sais, ce genre de choses on le sent dans les entrailles, et il avait hoché la tête, une intuition qu’ils devaient partager à deux, leurs ventres, leurs petits rugissements et leurs gargouillements, l’intuition qui dépassait les probabilités, quatre-vingt-dix-neuf virgule huit, le spermatozoïde solitaire qui avait glissé sur le cuivre, cinq micromètres entêtés qui avaient défiés les lois mathématico-physiques. Elle baissa ses mains et les posa sur ses cuisses et gratta son jean et les releva à ses tempes. Ils étaient seuls dans le long couloir blanc et carrelé, les chaises plastiques qui grinçaient légèrement sous leurs fesses, le souffle lourd de Paolina, la lumière blanche des néons et au bout du couloir la baie vitrée, le soleil blanc, irréel, les beaux jours qui prenaient leurs temps, Paolina penchée en avant, les index qui massaient les tempes, en cercle, sa chaise qui couinait.
Il leva le bras d’un geste très lent, très lent et qui écartait sa mèche de cheveux, Paolina qui gardait les yeux fermés et la main d’Alexandre qui venait entourer la sienne, leurs doigts peu à peu entremêlés et qui retombaient délicatement sur sa cuisse, comme deux cygnes posés sur un lac gelé, sans un bruit.
Je suis là dit-il.
Quatre-vingt-dix-neuf virgule huit et le dessin du stérilet, rose et gris sur fond jaune, l’ovule avec son corps-visage et ses énormes yeux globuleux, que dirait-il, ce personnage de cartoon, que dirait-il s’il savait, s’il savait comme les probabilités sont faillibles, comme une étudiante peut toujours être assassinée sur son campus, comme un télescope peut toujours exploser en plein vol, que dirait-il, cet ovule au corps-visage souriant et globuleux, s’il pouvait sortir de son papier glacé et danser de ses pieds gris et ovales sur le carrelage blanc et stérile.
Je suis là dit Alexandre.
Je suis là.

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