Chapitre 13
Jacinthe
Elle est là. Sans son regard sévère, elle serait beaucoup plus jolie. Le temps qui passe se voit légèrement sur son visage. Ses lèvres sont pincées, ses cheveux ébène sont attachés en un chignon serré. Ses yeux marron perçants et froids sont à l’opposé des tiens, bleus et chaleureux. Je lui souris poliment, tout comme toi. L’atmosphère est tendue, l’air semble soudain glacial, mais je tiens bon. C’est une femme comme une autre. Elle n’a pas le droit de me juger, pas plus que n’importe qui.
- Comment allez-vous, Jacinthe ?
Son ton guindé me gêne, mais le regard complice que tu m’offres me donne envie de pouffer de rire. Je ne sais pas pourquoi, elle me fait penser à une poule énervée. Pour éviter la catastrophe, je lui réponds brièvement et vais lui préparer un café tandis qu’elle te suit pour s’installer sur le canapé. D’ailleurs, son installation est sommaire : elle est assise sur le bord du sofa, prête à bondir pour quitter la pièce en cas de problème. Je me surprends à penser que c’est peut-être ce qu’elle fera tout à l’heure. Son sac à main, très luxueux, bien sûr, est posé à ses pieds et elle lui jette des coups d’œil furtifs, comme pour l’empêcher de s’échapper.
J’arrive avec les tasses pendant que vous échangez quelques banalités sur le temps qu’il fait, sur la santé de ton père, qui va bien, tout simplement. Avec ta mère, tout le monde va «bien». Je m’assieds et peine à entrer dans la conversation. Elle ne m’adresse presque pas la parole.
- Jacinthe, Anton m’a confié que vous n’aviez toujours pas trouvé de travail.
- Effectivement, Éléonore, avoué-je honteusement.
- Qu’attendez-vous ? Vous avez un peu d’expérience. Nul ne douterait de votre capacité à obtenir un emploi.
Son air hautain me donne envie de pleurer.
- Je t’interdis de lui parler sur ce ton, interviens-tu.
- Anton, c’est bon…
- Non, ce n’est pas bon. Elle n’a pas le droit de venir chez nous te dire ce que tu dois faire. Je peux lui dire ?
- Anton, je te rappelle que je suis dans la pièce, inutile de parler à la troisième personne. Que dois-tu me dire ?
- Il y a une raison pour laquelle Jacinthe n’a pas trouvé de travail. D’ailleurs, elle n’en a pas cherché ces derniers mois.
- Comment cela, pas cherché ? Comment voulez-vous gagner votre vie, si vous ne travaillez pas ? Vous comptez sur mon fils et sur son héritage, c’est cela ?
Je suis hors de moi, mais le dissimule plutôt bien. Seul mon regard doit trahir ce que je pense. Je ne sais pas comment lui répondre. Ma mère est plus douce et écoute avant de tirer des conclusions. Tu m’adresses un regard et je hoche la tête en signe de consentement.
- Maman, écoute-moi, s’il-te-plaît.
Tu as repris ton calme et de t’entendre prononcer le mot «maman» semble avoir eu le même effet sur elle.
- La perte du bébé a été très difficile pour Jacinthe, reprends-tu.
- Pas que pour elle.
- Laisse-moi parler. Bien sûr que ça a été dur pour d’autres gens. Pour moi, pour toi, pour papa, pour Caroline, la mère de Jacinthe… Mais Jacinthe portait notre enfant. Il grandissait en elle. Et le jour où elle l’a perdu, elle a perdu une partie d’elle-même. Tu comprends ?
- Je crois que je le peux, réplique-t-elle sèchement.
- Depuis février, depuis la fausse couche, elle est tombée dans une spirale infernale, elle fait une dépression.
- Justement, le travail aurait aidé.
- Je ne crois pas, tenté-je timidement.
- Maman, ce que je vais te dire est dur à dire et à entendre.
Un silence passe, pendant lequel je tente de ravaler mes larmes.
- Début juin, elle a tenté de se suicider.
- Balivernes ! s’exclame-t-elle.
- C’est sérieux, maman. Elle a passé un mois à l’hôpital. Elle est revenue à la maison avant-hier.
Ses yeux me lancent des éclairs. Je crois que si elle pouvait me tuer sans risquer de représailles, elle le ferait.
- C’est une blague, dit-elle mollement, sans vraiment y croire.
- Non, ce n’en est pas une. Anton ne vous dirait jamais ce genre de choses si ce n’était pas vrai.
- Taisez-vous, petite idiote ! Vous n’êtes qu’une lâche. Heureusement que vous avez perdu cet enfant, aucun bébé ne devrait être mis entre vos bras !
- Sors d’ici immédiatement.
Ta voix est étonnamment calme. Éléonore ouvre la bouche, puis la referme aussitôt, comprenant qu’elle ne gagnera pas cette bataille. Elle sort précipitamment, tu fermes la porte sans un regard pour elle, puis tombes à genoux et éclates en sanglots.
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