Chapitre 4 - Renaissance

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Renaissance

Elle est partie un soir de septembre, en me laissant devant la DDASS de Nice. Elle a sauté dans un taxi, engoncée dans une robe trop chère qui m’avait rongé jusqu'aux tripes. Elle n’avait plus besoin de moi.

L’Assistance Publique a refermé sur moi les doigts bouffis de sa cuisinière. Elle m’a traîné jusqu’au réfectoire et gratifié d’un sourire explosif où la gentillesse perlait sous les plombages. Elle avait la douceur d’un doberman et le cœur sur la main. Mais je comprenais mal le français et je n’ai pas su lui répondre.

Alors elle est retournée à ses micro-ondes, me laissant affronter seul les coups d’œil pincés de la secrétaire. Cette grande seringue filiforme a apposé sur moi un sourire caoutchouteux et un dossier numéroté. Elle a voulu me prendre la main, mais je me suis reculé brusquement. Elle s’est éloignée à grands coups de talons aiguilles et j’ai attendu en silence dans le couloir.

Cinq minutes plus tard, une porte s’est ouverte et un grand monsieur tout souriant m’a fait signe de venir. Il m’a donné un petit gâteau au chocolat que j’ai dû dévorer à une vitesse éloquente, parce qu’il est immédiatement allé aux cuisines me chercher une énorme assiette de purée toute chaude. Alors j’ai compris que ses mains ne me voulaient pas de mal, je lui ai dit « Thank you » doucement, et il a su en quelle langue il devait me poser ses questions. Il a rempli un formulaire rose qu'il a tamponné énergiquement, puis il m’a emmené dans une petite chambre carrée, au bout d’un long couloir triste.

Quand je suis entré, j’ai pris de plein fouet la flammèche noire qui hantait le regard de Diego. J’avais 13 ans et lui 16. Nous étions tous les deux renfermés, sombres, butés, méfiants. Mais c’est bien à la DDASS que je dois mon meilleur ami.

Nous avons vaguement appris le français, très vite. On nous avait gratifiés d'un professeur parfaitement idiot, mais bavard, et nous avons vite su nous moquer de lui, dans un langage digne d’un cocktail concocté pour Fanny par Marius et César : un tiers d’espagnol, un tout petit tiers de russe, un bon tiers d’anglais, et un grand tiers de français.

Diego Lopez était le fils d’un viol et d’une trop jeune Andalouse, échouée par hasard sur les trottoirs de Nice. Elle avait appris à son fils l’amour et la honte, le castillan et la mort. Diego avait décidé un matin qu’il était nul à l’école, et elle n’avait pas jugé utile de le détromper. Il avait passé des jours et des nuits à attendre sa mère, en ruminant sa culpabilité sourde et insidieuse d’enfant de putain. La petite Espagnole avait douloureusement nourri son gamin, jusqu’au jour où le SIDA avait glacé le sang de ses veines.

Ensuite Diego avait été confié à une famille d’accueil peu accueillante, et il avait suffi de quelques mois pour que son dos soit presque aussi fissuré que le mien. Courageux comme je ne l’ai pas été, il a osé partir, préférant le silence noir de la rue au vacarme alcoolisé de l’appartement. Il avait finalement échoué au foyer quelques jours avant moi.

Nous étions faits pour nous comprendre : même honte, même peur, et même classe spéciale au collège, signe d’un retard scolaire aussi abyssal qu’irrécupérable.

Six mois après notre arrivée à la DDASS, Diego a fait taire son sale caractère devant une petite métisse énergique et entêtée nommée Fatoumata Beckaert. Sa mère était sénégalaise, noire, musulmane, et morte. Son père était chtimi, blond, catholique, et désespéré. Un jour, il avait pris son sac à dos, sa fille ado, et le premier train pour le Sud. Fatou est ainsi passée directement des brumes de Lille aux bras de Diego. Elle allait au lycée, elle était brillante et ambitieuse.

Son père travaillait toute la nuit, dormait toute la journée, et ne s’occupait pas vraiment d’elle. Les services sociaux prenaient donc souvent le relais, et Fatou était une intermittente du foyer. Elle restait avec nous en général et avec Diego en particulier. C’est elle qui a peu à peu transformé notre dialecte apatride en langage digne de ce nom, grâce aux Misérables de la bibliothèque, où Diego et moi avons appris le français dans toute sa splendeur.

Mon papa m’avait déjà donné l’infinie puissance des mots, et je m’y suis replongé avec délectation. Je suis parti éperdument A la Recherche du Temps Perdu : j’ai pris mes quartiers dans la bibliothèque du foyer, et j’ai englouti tout ce qui m’est passé sous les yeux, les torchons comme les chefs d’œuvre. J’avais l’impression de ressusciter mon papa, comme si l’éducation qu’il m’avait donnée n’était pas morte, mais grandiose, sonore, bouleversante, indélébile.

Ce repli littéraire et identitaire m’a été salutaire. Mais il ne fallait pas me laisser m’installer dans ce Désert affectif et compulsif.

Et c’est une éducatrice gentiment rondouillette qui m’a sorti de cette bulle paternelle. Elle pensait apparemment que je n’étais ni L’Idiot ni Le Cancre que décrivait mon dossier. Et elle n’avait pas tort : je végétais lamentablement dans ma classe, car je maîtrisais le français depuis des mois. Et même si j’avais été longtemps déscolarisé, j’avais acquis de bonnes bases au Canada.

J’ai d’abord refusé de changer de classe, car je n’en voyais pas l’utilité. Mais deux semaines plus tard, mon éducatrice est revenue à la charge, avec derrière la tête une idée de génie qui a marché comme sur des roulettes. Elle m’a appelé dans son bureau, en présence du directeur, elle m’a regardé droit dans les yeux. Et là, elle m’a proposé de prendre des cours de russe, pour retrouver ma langue paternelle. J’ai dit oui tout de suite, avec des larmes dans les yeux, parce que j’aimais cette langue bien au-delà de la seule Couleur des Mots.

Elle était maligne, car les cours de russe étaient en fait des cours en russe, dans un collège international : des cours d’Histoire et de géographie. Comme son stratagème fonctionnait, elle m’a très vite proposé de pratiquer la langue de mon Canada natal. Et elle m’a fait prendre en anglais des cours de maths, de sciences et d’économie. Elle m’avait ainsi concocté un programme scolaire complet et sans douleur, seul moyen de faire entrer autre chose que de la littérature dans ma caboche endurcie.

Je dois dire que cette scolarité toute neuve, presque normale, m’a fait beaucoup de bien. Je restais assez solitaire et silencieux, mais au moins je vivais en dehors des Annales de Saint-Pétersbourg. J’ai ainsi passé des mois très simples, entre la ferme bienveillance de mon éducatrice et la solide amitié de Diego. J’avais trois langues, deux écoles, Une Vie.

Ensuite à sa majorité, Diego a quitté le foyer. Alors j’ai vacillé, parce que j’étais bien trop fragile pour rester seul. Il m’avait bien proposé de partir avec lui, mais j’avais refusé. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris pourquoi. J’adorais Diego, il m’était précieux comme un roc nourricier. Mais il y avait au foyer une petite merveille venue de l’Est que je ne voulais pas perdre.

Le Nom de la Rose était Catalina. Elle avait illuminé ma vie dès son arrivée à la DDASS, un an auparavant. Elle venait de perdre ses parents et était partie à la conquête de l’Ouest sans trop réfléchir. La police l’avait trouvée dans un wagon de marchandises en provenance de Bucarest : elle avait 15 ans et elle était terrorisée. Elle m’avait ébloui d’un regard, ému d’un sourire, ensorcelé d’un mot.

Elle avait appris un peu de russe à l’école, ce qui a fait de moi son interprète officiel. C’est donc par mon intermédiaire que l’administration européenne a su que son nom de famille était Dumitrescu, qu’elle avait un an et un jour de plus que moi, et qu’elle venait de Transylvanie comme Dracula ; son père et son passeport étaient roumains mais sa mère et sa culture étaient hongroises.

Très vite elle a su parler le français, sans faute, presque sans accent. Elle n’avait plus besoin d’interprète, mais elle a continué à venir me voir et à me parler, tantôt en russe, tantôt en français, toujours en confiance. Elle me racontait sa vie, son enfance, son pays.

J’étais une petite teigne engoncée dans des souvenirs trop lointains, trop parfaits, trop canadiens. Et c’est par la présence de Catalina que je me suis résigné à Nice, à la DDASS, à la vie.

Je suis revenu doucement à la réalité, quelque part entre les murs du foyer et la douceur de Catalina. J’ai enfin cessé de rêver que mon papa n’était jamais mort et qu’elle n’avait jamais vécu.

Alors Catalina m’a mis le grappin dessus, un tout petit grappin invisible et silencieux, mais délicieusement efficace. Je l’ai aimée très vite, mais j’ai mis des années à m’en rendre compte. Son amour était l’une de ces évidences absolues et originelles dont on ne parle jamais.

Mes larmes souriaient toujours aux vrilles déliées de son rire. Elle était Belle du Seigneur, gaie et maladroite, têtue et envoûtante, indescriptible et inoubliable. Pourtant à l’époque, elle était un peu trop maigre, un peu trop triste. Mais la lumière qui l’animait et l’enluminait la rendait extraordinaire.

Cet amour de gosses, frais, charnu et viscéral, a grandi en nous le plus naturellement du monde.

J'adorais ses yeux bruns comme des étoiles et son sourire ondoyant d’éclairs. Sa peau était chaude et blanche comme un soleil, son regard d’une espièglerie insondable, et ses cheveux satinés de brun et de douceur. Elle était fière et altière comme La Mégère Apprivoisée, rieuse et courageuse comme La Reine Margot, tragique et magnifique comme La Dame aux Camélias. Pour rien au monde je n’aurais perdu sa présence et sa confiance.

J’ai donc laissé Diego partir seul, en lui expliquant et en m’expliquant à moi-même que je ne voulais pas arrêter le collège. J’ai sûrement été le seul des deux à croire cette pathétique explication.

Ensuite l’absence de Diego m’a beaucoup pesé. Il venait souvent me voir après les cours, mais sa main calleuse manquait à mon épaule comme sa voix râleuse à mon oreille. Personne ne l’a remplacé ni dans ma vie ni dans ma chambre ; je suis donc resté seul avec mes cauchemars dans nos douze mètres carrés.

Et Catalina en a profité.

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