Souvenir d'un monde perdu - 2
Écho et Orchidée marchèrent encore vingt jours à travers la forêt froide.
De toute leur vie, elles n'avaient jamais vu de bois aussi gigantesque – et pourtant, elles étaient des nomades, qui parcouraient les terres du sud depuis leur petite enfance au côté de leur harde. Elles avaient vu des paysages incroyables qui étaient restés gravés à tout jamais dans leur mémoire, s'étaient baignées dans des bassins d'eau brûlante, creusés à même la roche par des cascades vertigineuses, avaient arpenté des landes à la terre rouge comme le soleil du crépuscule, avaient exploré des forêts baignées de brume, où il pleuvait chaque jour et où les grenouilles arboricoles brillaient de mille couleurs, perchées sur les cîmes émeraude.
Mais cette forêt-là était différente de tout ce qu'elles avaient vu. Les essences d'arbres étaient différentes de celles qu'elles connaissaient ; les troncs étaient ternes, massifs et solides, rugueux comme s'ils avaient dû développer une carapace pour survivre aux aléas du temps. Un humus froid et humide jonchait le sol, pourrissant doucement, et des petits champignons s'en élevaient comme des bouquets pâles. Partout flottait un parfum douceâtre, qui leur avait fait froncer le nez au début, mais qu'elles trouvaient presque rassurant à présent.
Elles se blessèrent les pieds sur d'étranges fruits hérissés de pointes, qui formaient des tapis épineux sous certains arbres. Des arbustes couverts de baies semblaient leur tendre des bras griffus pour mieux les tenter ; mais même affamées, elles prirent le temps d'appliquer à la lettre ce que leur avaient appris leurs parents. D'abord, il fallait goûter une baie, une seule, puis attendre plusieurs heures ; s'il n'y avait aucun mal de ventre, on en mangeait cinq ou six, puis on attendait encore autant ; et seulement au bout de ce temps-là, on pouvait déterminer si le fruit était bon à manger. À chaque test, elles gravaient dans leur mémoire la couleur, la texture et le goût de la baie, et se créaient ainsi un herbier précis.
Elles se lavaient dans des ruisseaux glaciaux, entre les racines des arbres centenaires, ou dans des flaques de boue lorsqu'elles ne trouvaient rien de mieux.
Comment cette eau peut-elle être si froide ? se plaignait toujours Orchidée en claquant des dents.
Écho ne disait rien, ne râlait pas ; elle se décrassait en silence, soufflant par à-coups entre ses mâchoires serrées. Des deux, elle avait toujours été celle qui économisait ses gestes et sa pensée. S'exprimer pour ne rien dire n'avait aucun intérêt – même si elle se gardait bien d'en faire la remarque à sa sœur.
Au bout de vingt jours, la température avait encore baissé. La différence entre le jour et la nuit les surprenait beaucoup. Lorsqu'elles marchaient d'un bon pas en journée, tout allait bien, mais dès que le soleil se couchait, de petits nuages de vapeur se formaient à chacune de leurs expirations. La première fois, Écho fut si surprise qu'elle essaya de les attraper, avant de se rendre compte qu'ils étaient immatériels.
Les sœurs se blottissaient l'une contre l'autre, dans les lits de mousse que leur offrait la forêt, et tentaient de se réchauffer toute la nuit en grelottant. Le vingt-et-unième jour, lasses de si mal dormir, elles décidèrent de dormir la journée et de marcher la nuit, espérant que cela les réchaufferait.
Et à partir de ce moment-là, en se déplaçant dans la pénombre pleine de craquements de branche et des murmures de l'eau, elles découvrirent que la forêt était habitée. Habitée par tout autre chose que les oiseaux ou les petites créatures rousses, à longue queue, qui bondissaient de branche en branche comme des feux follets. Elles tombèrent nez à nez avec d'énormes créatures, telles de vastes ombres, qui se déplaçaient dans le plus parfait silence malgré leur poids démentiel. Leurs yeux luisaient dans les rayons de lune, petits et vifs, enfoncés sous leurs puissantes arcades sourcillères. Tout était massif en ces êtres, épais et brutal ; des crocs d'ivoire brillaient entre leurs lèvres noires. Chaque fois qu'une telle rencontre advenait, Écho et Orchidée se figeaient sur place, tétanisées de terreur, et tremblaient en silence. L'odeur de la peur s'élevait à leurs narines, suffoquante, mais jamais les prédateurs ne s'attardaient sur elles plus de quelques secondes. Ils étaient calmes et stoïques, comme taillés dans des blocs de pierre. Parfois, une étincelle de curiosité passait dans leurs yeux, mais c'était tout. Ils se détournaient immanquablement et disparaissaient dans les fourrés d'un pas souple. Le plus expressif d'entre eux se fendit d'un haussement d'épaules blasé avant de s'évanouir dans les ténèbres, laissant derrière lui une effluve animale un peu forte, qui sentait la sueur et le poil mouillé.
Alors elles poursuivirent leur route.
Et le vingt-troisième jour, elles atteignirent enfin la lisière de la forêt.
Soudain, les fourrés semblèrent s'écarter devant elles, dévoilant l'aube qui se levait, et une immense prairie vierge de tout arbre. Autour d'elles, les troncs se raréfièrent, avant de disparaître.
Elles plissèrent les paupières, éblouies par ce soleil qu'elles n'avaient pas vu depuis longtemps. Chez elles, dans les terres du sud, sa lumière rimait toujours avec chaleur, mais pas ici. Il était vif et pâle, presque blanc, et ses rayons réchauffaient à peine leurs corps transis. Écho s'abandonna quelques secondes à sa caresse, avant de voir sa sœur lever une main tremblante :
Regarde...
Alors elle la distingua à son tour. Au moins, posée sur l'horizon, une chose gigantesque s'élevait vers les cieux. Une grande ombre rectangulaire aux contours très nets, surlignés par la lumière de l'aube. Sa cîme, curieusement pointue, disparaissait dans la brume qui planait au-dessus de la prairie. Le cœur d'Écho battit plus fort, d'excitation ou de peur. Elle avait déjà vu de hautes falaises et des montagnes qui défiaient les nuages ; mais cette chose-là semblait lisse et plate comme aucune montagne ni aucune falaise ne pouvait l'être.
Dans un état second, elle sentit Orchidée prendre une grande inspiration, plus qu'elle ne la vit.
C'est elle. La Maison.
Écho hocha la tête, la gorge nouée.
On l'a trouvée, ajouta Orchidée. On l'a vraiment trouvée. Elle existe encore ! Après tout ce temps...
Écho ne parvenait toujours pas à dire quoi que ce soit. Elle réalisa qu'elle avait peur. Cet édifice monstrueux la terrifiait. Mais comment le dire à sa sœur, qui tremblait d'émerveillement près d'elle ? Quand sa main chaude saisit la sienne, Écho sursauta.
Allez, Écho. On y va. Je veux la voir de plus près !
Elles s'enfoncèrent dans les herbes hautes, couvertes de la rosée glaciale du petit matin, et se frayèrent un chemin vers leur passé.
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