Nouvelle version - 2

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« Pas de queue ? », avait coutume de demander Orchidée lorsqu'elle était petite, en écarquillant les yeux.

« Eh oui ! Car à leur époque, on coupait la queue des filles à la naissance. »

« Pourquoi celles des filles et pas celles des garçons ? », critiquait Chêne, leur frère. « Ça n'a aucun sens ! Tu inventes, grand-mère ! »

Alors, du bout d'une branchette ramassée par terre, elle lui tapait sur la tête – pas méchamment, juste assez pour le rappeler à l'ordre.

« C’est ça, mets en doute ma parole, petit gredin ! Ainsi étaient les choses, exactement comme je vous les raconte. Quant à savoir pourquoi, c'est une autre affaire ! Ni mes parents, ni les autres anciens n’aimaient parler de ce temps-là. Contrairement à vous, j’ai grandi sans récits, sans mémoire. Il faudrait avoir connu la Maison pour pouvoir répondre à cette question. »

Malheureusement, il en allait ainsi de toutes leurs questions. Les réponses n'existaient plus. Elles avaient disparu quelque part, bien longtemps auparavant, dans cette Maison inconnue et terrifiante – cette chose qui n'était ni une forêt, ni une colline, ni une grotte, ni un nid, ni un terrier, mais autre chose que personne, aujourd'hui, n'était capable de décrire. Ce mystère rendait folles Orchidée et Écho.

Un jour, Orchidée avait dit d'un geste, sans prévenir :

« Et si on allait les chercher, ces réponses ? »

Elle affichait un air étrange, un peu rêveur, mais aussi d'une lucidité très calme.

« Deux ans de marche », avait-elle ajouté doucement. « On en est capables, non ? »

Deux ans plus tard, Écho pouvait confirmer… elles l’étaient.

Dans un état second, elle sentit Orchidée prendre une grande inspiration.

C'est elle. La Maison.

Écho hocha la tête, la gorge nouée.

On l'a trouvée, ajouta Orchidée. On l'a vraiment trouvée. Elle existe encore ! Après tout ce temps...

Écho ne parvenait toujours pas à dire quoi que ce soit. Leur longue quête venait de prendre fin. Elle réalisa qu'elle avait peur ; cet édifice monstrueux la terrifiait. Mais comment le dire à sa sœur, qui tremblait d'émerveillement près d'elle ? Quand sa main chaude saisit la sienne, Écho sursauta.

Allez, Écho. On y va. Je veux la voir de plus près !

Elles s'enfoncèrent dans les herbes hautes, couvertes de la rosée glaciale du petit matin, et se frayèrent un chemin vers leur passé.

***

Elles marchèrent environ deux heures à travers la prairie, jusqu'à finir trempées, les jambes giflées par les herbes coupantes. Plus elles s'approchaient, plus les détails de la Maison se dévoilaient. Des lianes et des mousses vertes étaient parties à l'assaut de sa surface ; des branches sinueuses et des bouquets de feuilles hirsutes s'élevaient de ci-de là.

On dirait l'inverse d'une forêt, songea Écho. Une forêt verticale. Et morte.

En s'approchant, elle découvrit à quel point elle avait raison. La Maison était constituée d'une matière qui lui disait quelque chose. Elle avait été poncée jusqu'à devenir lisse, mais les aléas du temps l'avaient fendillée et abîmée en de multiples endroits. En retenant son souffle, Écho posa sa paume dessus, bien à plat. Elle osa toucher la Maison, avec l'impression de commettre un terrible blasphème.

C'était humide, un peu pourrissant, et plein d'échardes.

C'était familier.

Des arbres, exprima-t-elle dans un souffle paniqué. Des arbres morts ! La Maison est faite d'arbres !

Elle retira sa main dans un sursaut de dégoût, comme si l’édifice l'avait mordue. Orchidée toucha à son tour, plus intriguée qu'autre chose. Ses yeux se mirent à briller quand elle caressa l'étrange surface. Sans rompre le contact, elle commença à longer le mur.

Il y a forcément une entrée. Quelque chose pour pénétrer à l'intérieur, comme pour un terrier ou une grotte ! Après tout, c'est un peu comme une grotte, non ? Une grotte gigantesque !

Dans un éclat de rire, elle se mit à courir le long de la paroi. Écho la suivit, beaucoup moins démonstrative, avec un mauvais pressentiment niché au fond du ventre. Il rendait son souffle un peu court, un peu douloureux.

Regarde ! Là, un chemin !

Orchidée avait utilisé le geste chemin car c'était le seul qui se rapprochait un peu de ce qu'elle voyait ; en réalité, comme le découvrit Écho en s'approchant, il s'agissait d'un empilement de degrés successifs, taillés dans des arbres morts comme le reste, qui permettait de monter à une grande entrée. Celle-ci s'ouvrait dans la Maison, béante comme une bouche noire, terriblement haute. Écho avala sa salive. C'était trop rectiligne, trop symétrique. Elle n'aimait pas ça. On ne trouvait rien de semblable dans la nature. Elle s’approcha pourtant, suivant sa sœur qui avait déjà grimpé les marches.

Bientôt, l'entrée géante les surplomba. Des relents de moisissure s'en échappaient, portée par la brise.

À l’intérieur régnait un silence de mort.

Immobiles, elles se tinrent là, sur ce seuil âgé de mille ans, pendant un long moment.

Puis elles pénétrèrent dans la Maison.

***


L’obscurité régnait dans l’édifice. La seule source de lumière, c’était l’entrée derrière elles. Il leur fallut plusieurs minutes pour que leurs yeux s’accoutument aux ténèbres, et lorsque ce fut le cas… la déception les envahit. Orchidée marcha en long et en large, foulant la terre battue qui exhalait une humidité poussiéreuse.

Mais il n’y a rien ! finit-elle par éclater.

Écho ne put que confirmer. Ce n’était qu’un vide immense, sous un plafond très haut. On n’en distinguait pas même les coins tant l’édifice était large. Elle inspira à fond les odeurs désagréables de la Maison, et se demanda si c’était la déception qui l’envahissait ainsi, ou plutôt le soulagement. Alors, c’était tout ? Du vide. Elles avaient marché deux ans pour du vide, des ténèbres… et aucune réponse.

Attends ! gesticula soudain sa sœur. Regarde là-bas ! Encore un « chemin » !

Elle courut dans la pénombre et Écho les vit à son tour : d’autres paliers, construits en empilement, qui permettaient de monter vers le plafond. Une nouvelle entrée s’ouvrait là-haut, qui semblait les attendre. Écho rejoignit sa sœur ; elle avait déjà posé son pied nu sur une marche.

Vite, montons !

Un frisson de mauvaise augure traversa l’échine d’Écho, mais elle ne protesta pas.

Bientôt, elles pénétrèrent au premier étage, sans connaître ce mot ni savoir ce qu’il signifiait. Leurs yeux de nomades, habitués à voir de jour comme de nuit, s’accoutumèrent vite à l’obscurité plus intense qui y régnait. Un couloir s’ouvrait devant elle, sombre et silencieux, aux dimensions écrasantes.

On dirait un fleuve, songea Écho. Un grand fleuve vide…

Une épaisse couche de poussière avait nappé le sol. Des empreintes de pas y dessinaient des chemins emmêlés. Écho s’accroupit en retenant son souffle. Des pas anciens, ou récents ? Certains se détachaient plus que d’autres, mais elle ne parvenait pas à dégager une chronologie.

Près d’elle, Orchidée s’intéressait aux murs.

C'est... décoré, exprima-t-elle avec hésitation, cherchant un mot qui n'existait pas dans leur langue silencieuse. C'est décoré partout...

De l'index, elle suivit les creux et les bosses qui recouvraient la paroi. Écho se releva et recula d'un pas, sourcils froncés ; elle lutta un peu pour voir plus loin que des creux et des bosses. Alors elle vit apparaître des oiseaux, des libellules, des arabesques, des vrilles végétales semblables à de fausses lianes, et beaucoup d'autres motifs qu'elle ne parvenait pas à reconnaître. Tout cela brillait curieusement, en renvoyant la très mince lumière qui provenait de l’entrée. D’un geste doux, Écho gratta l’aile d’une libellule du bout d’une griffe ; une pellicule scintillante s’en détacha et tomba en pluie sur le sol. On aurait dit ces éclats de mica incrustés dans les galets de rivière. Et en dessous, une matière terne et lisse... Encore des arbres morts !

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