Nouvelle version - 3

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Orchidée, quand à elle, caressait un faux écureuil roulé en boule sur une branche sculptée. Une fois débarrassé de sa poussière, il apparut presque vivant ; elle retint son souffle en croisant ses petits yeux vifs. Elle dut le toucher de nouveau pour s’assurer qu’il n’était qu’un objet inanimé, à jamais figé dans la paroi de la Maison.

C’est magnifique, exprima-t-elle dans un souffle transi. Je n’ai jamais vu une chose pareille.

Elles poursuivirent leur route, longèrent le grand fleuve vide. Dans les murs de part et d’autre s’ouvraient des entrées aux chambranles entièrement décorés eux aussi ; mais le passage avait été obstrué par des pierres et des objets imposants, et les deux sœurs n’osèrent pas y toucher.

Au loin, droit devant, montait un nouveau « chemin » vers un étage supérieur. Alors qu’elle y posait le pied, Écho eut l'impression de sentir le poids d'un regard insistant sur sa nuque ; ses poils la picotèrent un peu, mais lorsqu'elles se retourna, elle ne vit personne.

Alors elles montèrent de nouveau.

Là, elles ne trouvèrent pas de grand fleuve vide, ni d’entrées obstruées : tout l’étage était un labyrinthe fait de dizaines de couloirs en courbes, qui se croisaient et s’entrelaçaient. Il était un peu comme une forêt pleine de sentiers tortueux. Des ouvertures avaient été creusées dans les parois, assez grandes pour y passer la tête, ce que fit Orchidée en croyant qu’il s’agissait de leur utilité première. Elle se rendit vite compte qu’en réalité, ces trous étaient là pour laisser passer la lumière. Grâce à cela, les rayons pâles du soleil éclairaient un peu chaque couloir, leur conférant un aspect presque fantomatique dans le petit matin.

De nombreuses entrées s’ouvraient au fil des couloirs, fermées par de longs pans faits d’une matière étrange, presque transparente. En les touchant, Écho découvrit une matière incroyablement douce et fluide, plus soyeuse encore que le pelage d’un renardeau. Des motifs scintillaient sur leur surface, représentant des rivières, des poissons aux écailles brillantes, des geais et des rossignols. Tout cela semblait tissé en fil de mica ou de cristal. Mais Écho était à peu près certaine qu’on ne pouvait pas faire de fils à partir de mica ou de cristal. Alors comment pouvaient-ils reluire autant sous la lumière ?

Viens voir ! l’appela sa sœur à grand renfort de gestes surexcités. Regarde ce que j’ai trouvé !

Elle était entrée dans une sorte de grande alcôve, qu’Écho compara aussitôt à un terrier. Un très grand terrier empli de dizaines d’objets qu’elles ne connaissaient pas, auxquels elles n’auraient même pas su donner de nom. Orchidée s’était assise sur quelque chose de rond, qui semblait très doux et moelleux. Devant elle se trouvait une sorte de grand plateau posé sur de longs pieds élégants, délicatement ciselés.

Encore des arbres morts, ronchonna Écho en s’approchant.

Arrête de râler. Regarde plutôt : ça ne te rappelle rien ?

De la paume, sa sœur chassa la poussière du plateau. Un quadrillage noir et blanc apparut distinctement. D’un côté et de l’autre, alignées en rangées bien nettes, se trouvaient de petits objets sculptés. Avec douceur, Écho en attrapa un.

C’est une personne !

Du bout du doigt, elle effleura le minuscule visage, les yeux taillés en deux virgules sombres, puis les grandes oreilles pointues. La silhouette ressemblait beaucoup à celle d’Orchidée et Écho et des membres de leur harde – mis à part ces oreilles démesurées et le fait qu’elle n’avait pas de queue. La voix de sa grand-mère lui revint en mémoire.

« Elles avaient de très grandes oreilles, et pas de queue. Car à leur époque, on coupait la queue des filles à la naissance… »

Saisie, Écho reposa l’objet un peu brusquement.

Mais regarde, insista sa sœur. Regarde bien le plateau…

D’une main légère, elle tapota une case noire, puis une case blanche, et commença à les compter à mi-voix, de gauche à droite. Écho fronça les sourcils. Puis elle entrouvrit la bouche, stupéfaite.

Elle reconnaissait ce placement. C’était celui d’un jeu qui se transmettait dans leur harde au fil des générations. On y jouait avec des feuilles, des galets ronds, des petits cailloux pointus, des brindilles et d'autres petites choses de la forêt. En fait, la forme des objets importaient peu, tant qu'on connaissait leurs rôles et leur mode de déplacement. Écho revit sa mère tracer des lignes parallèle dans la terre meuble, puis des perpendiculaires, de façon à former une grille…

Une grille exactement semblable à ce plateau.

Sa sœur lui lança un regard surexcité.

C’est un plateau d’échecs, Écho ! Les anciens y jouaient certainement comme ça, pas dans la terre comme nous !

Le cœur serré par une étrange mélancolie, Écho toucha une case noire. Puis une case blanche. Elle ne parvenait pas à y croire. Cela pouvait-il être vrai ?

Soudain, elle frissonna, prise de la même sensation désagréable que dans le grand couloir.

Cette fois, il y a quelqu’un. Il y a forcément quelqu’un !

Et lorsqu’elle se retourna, elle le vit.

Debout hors de la pièce, presque une ombre derrière les grands voiles doux qui pendaient dans l’entrée. Quelqu’un les regardait fixement. Et ce quelqu'un avait le pelage noir, plus noir que n'importe quel animal – plus noir que tout ce qu'Écho avait vu dans sa vie.

Noir comme les mâles des histoires de grand-mère Albizia.

Écho se statufia, le cœur battant à tout rompre, si fort qu'il lui sembla que chacun pouvait l'entendre à traversa sa cage thoracique. Elle n'avait pas imaginé une chose pareille. Cette époque n’était-elle pas censée être révolue depuis bien longtemps ? S’agissait-il d’un spectre ? Pour elle, comme pour tous ceux de sa famille et de sa harde, la Maison était une chose morte, abandonnée depuis bien longtemps, qui ne vivait plus que dans les histoires de sa grand-mère.

L’inconnu fit un pas. Il franchit le voile translucide et entra dans la pièce.

D'un pas raidi par la crainte, Écho s'approcha d'Orchidée et lui agrippa le bras. Les yeux de l'inconnu la suivirent lentement, sans rien exprimer d'autres qu'une neutralité absolue. Il resta immobile et hiératique, comme s’il attendait quelque chose. Écho réalisa alors qu'il était vieux. Plus vieux que grand-père Aubépin. Plus vieux que n'importe qui.

Des poils argentés parsemaient son pelage noir, comme de rares reflets dans l'eau sombre d'une rivière ; il était maigre, les articulations noueuses, les épaules pourtant solides, et son visage arborait encore une certaine noblesse malgré les outrages du temps. Il gardait le dos un peu courbé, appuyé sur un long objet rectiligne, semblable à une branche polie, visiblement conçu pour l'aider à marcher.

Comme les sœurs ne bougeaient toujours pas et gardaient l'échine hérissée, muettes comme deux renards apeurés, il plissa son museau épais. Une émotion traversa enfin son visage.

– Qui êtes-vous ?

Écho et Orchidée sursautèrent d'un même bond. Une voix ! L'inconnu parlait. Il se servait ainsi de sa langue et de sa gorge, comme dans les histoires de leur grand-mère. Elles ouvrirent des yeux ronds comme des soucoupes, transportées d'étonnement.

Grand-mère disait vrai, exprima tout doucement Orchidée. Ce n'étaient pas que des histoires !

Elles n'avaient pas compris un traître mot de ce que le vieillard avait dit. Ce n'était plus leur langage, ni celui de leurs parents. Grand-mère Albizia, elle, aurait pu le comprendre… L’inconnu au pelage noir répéta sa question, avant de soupirer devant leur incompréhension.

– Vous ne parlez pas ma langue ? (Un éclair suspicieux fusa dans ses yeux.) Ou vous ne parlez pas du tout ?

Avec une expression que les sœurs ne comprirent pas, il regarda leurs queues. Longues et frangées de poils soyeux. Et grises. Une émotion indiscernable passa sur ses traits. Du mépris ? Ou autre chose ? On aurait dit qu'il hésitait lui aussi.

Avec des gestes précautionneux, il s’approcha ; ses phalanges abîmées, enflées à cause de l'arthrose, se serrèrent sur sa branche taillée. De près, les sœurs remarquèrent ses oreilles, très petites et bizarrement rondes.

– D'où venez-vous ? grogna-t-il de sa voix rocailleuse.

Orchidée mima l'incompréhension. Écho se cachait à moitié derrière elle. Le vieux mâle leva les yeux au ciel, puis il leur fit comprendre en quelques gestes ce qu'il voulait dire. Le ravissement se peignit sur le visage d'Orchidée. Elles se trouvaient face à un ancêtre tout droit sorti des légendes, qui ne leur était pas hostile, qui voulait communiquer avec elles !

Nous venons des terres du sud, répondit-elle sans un son. Par-delà la forêt. Nous avons marché deux ans.

Comme il ne comprenait pas, elle réfléchit un peu, puis s'obligea à grossir le trait de son langage – à utiliser des gestes caricaturaux, exagérément lents. Elle ne parvint pas à faire passer l'idée des deux ans de voyage, mais il comprit le reste grâce à son mime. Sans rien dire, il les observa longuement. Son expression changea subtilement. Écho eut l'impression qu'il voyait en elles bien plus que ce qu'elles étaient réellement. Puis il dit un seul mot, d'un ton qui ne laissait pas de place au doute.

– Pourquoi ?

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