2.1
Pierre d’Ambroise, routes menant au château des Boiscendres
— Alors tu vois, c'est que cette femme, elle ne me lâchait pas du regard.
— Hum, insistante.
— Non ! Pas du tout, c'est plus comme quelque chose d’envoûtant. Elle m’attirait à elle, tu comprends ?
— Elle était envoûtante ?
— Oui et ses yeux bleus étaient d’une clarté.
— Comme la lune.
— Ça c’est une femme !
— Tu es tombé amoureux mon cher frère.
— Tu crois ?
— Peut-être.
— Ha l’amour…
— Mais ils n’ont pas bientôt fini de parler de leurs amourettes ces deux-là ! Ça fait des lieux que ça dure, dit Lise du haut de sa monture, l'air sensiblement irrité.
La colonne que menait Pierre fut alors silencieuse comme elle ne l’avait été depuis leur départ. Leto et Folder plus surpris que choqué se regardaient l’un l’autre en s’échangeant des regards emplis d’incompréhension.
— Tu n’aimes pas entendre discuter sur la route, demanda Cothyard qui chevauchait à côté d’elle.
— Ho si, mais ces deux-là sont des plaies comme j’en ai rarement vu.
— C'est vrai que ce ne sont pas les plus futés, de vrais moulins à paroles, mais ils rendent le voyage vivant et la route moins longue.
— Dis-moi que tu doutes de tes propres mots, fit la jeune sorcière au pravien.
Et le visage de Cothyard lui suffit comme réponse.
— Tu sais, on vous entend, on est juste derrière, s’aventura à dire Leto.
— Oui, je sais, c'est ça le problème…
— Pourquoi elle voyage avec nous déjà ? demanda cette fois Folder à son cousin.
— Car c’est la plus sensée, répondit simplement Cothyard. Et à vous entendre, ça ne devrait même pas vous étonner.
— Nous au moins elle n’a pas dû nous réveiller, renchérit Leto avec assurance.
Et voyant le combat de la raison perdu avant même d’avoir commencé, Cothyard se tut.
— Je les aurais réveillés eux aussi avec un seau d’eau s’il ne s’était pas fait chasser de si bon matin par leurs « dames », chuchota Lise à l’oreille de Cothyard qui souriait en imaginant la chose.
— On a entendu, dit Folder. Et c'est blessant.
— Même offensant.
Mais avant que ne commence une nouvelle joute verbale entre les jumeaux et Lise, Pierre coupa court à tout échange.
— Silence derrière, fit-il simplement.
Pierre en qualité de seigneur menait la petite troupe depuis le début de la matinée et leur départ d’Allaume. La colonne d’une quinzaine de cavaliers progressait dans les Marches de l’est, entourée de part et d’autre des montagnes et autres pics vertigineux composant le relief de Praveen.
Un des hommes portait la bannière fraîchement brodée du seigneur d’Ambroise où on retrouvait ses armoires ancestrales tandis qu’un autre portait celles de Villeurves. La finesse et les tissus neufs contrastaient avec l’étendard déjà âgé de son nouveau domaine.
Les bannières et les deux solides gaillards qui les portaient avançaient juste derrière Pierre. Il les avait confiés à ses hommes les plus méritants. Les combats faisaient déjà rage depuis une année au Corvin et Pierre n’avait pas été épargné. Que ce soit lui ou ses hommes d’ailleurs.
Pierre les connaissait tous, il en avait eu pleinement le temps. Il avait combattu avec eux, et même saigné à leur côté. Un certain lien de respect et de camaraderie les reliait à présent.
Leur renommée grandissait déjà parmi les rangs des partisans de la reine et plus encore parmi les rangs des praviens qui avaient pris part aux affrontements. Après tout, chaque seigneur des Marches de l’est lui avait offert son soutien. Et le prix de cela était la raison même de ce voyage.
Un mariage.
Il avait certes été préparé à cela. Il fallait dire que la politique des royaumes centraux en était imprégnée et l’éducation poussée prodiguée par Corbius avait abordé ce sujet délicat.
Sur l’instant, l’engagement semblait la seule chose à faire, mais avec le recul ce choix commençait à le tourmenter.
Ne s’était-il pas piégé avec une personne pour le reste de sa vie un peu vite ? Et s’il ne l’aimait pas même après avoir fait sa connaissance ?
La politique et les sacrifices étaient un jeu auquel il avait maintenant pris part, avec succès qui plus est, mais tout cela lui pesait au fond. À la guerre, tout était plus simple, il y avait certes les intrigues entre seigneurs cependant, le seul sacrifice à consentir était sa vie. Et le seul danger, l’ennemien face de soi.
Un jeu dangereusement simpliste en soi. Mais ce qui n’était pas aussi basique était la politique de Praveen
Philipe Boiscendre était un animal rusé, Pierre l’avait senti dès leur première rencontre et il semblait mener la danse dans la région. C’était le genre d’homme à imposer ses désirs par la persuasion. Depuis l’ombre, bien que ses qualités oratoires étaient des plus respectables elles aussi.
— Penseur ? lança Cothyard qui avait porté son cheval aux côtés de Pierre tandis que les jumeaux avaient repris leur discussion au grand dam de Lise.
— Un peu, avoua Pierre à l’homme qu’il considérait comme le plus proche de ses frères d’armes.
— On n’en a encore jamais parlé…
— De quoi ?
— Tu le sais très bien.
— Le mariage, qu'y a-t-il à dire ? Pouvait-on vraiment faire autrement ?
— Non, je ne pense pas, après tout c’est ton rôle de réfléchir à ces choses-là, mais ce n’est pas ce que je te demandais. Il faudrait être aveugle ou absent des combats comme Lise pour ne pas voir le changement qui s’est opéré en toi depuis notre retour.
— Quelques fois, je me dis que le front n’était pas un si mauvais endroit.
— Les corps, la mort !? demanda Cothyard. Là, ça s’appelle se voiler la face.
— Ne me dis pas que tu n’as éprouvé aucun plaisir durant nos affrontements ?
— C'est vrai… Il faut dire qu’il y a bien eu cette fois au château de Montensier. La scène de l'assaut restera gravée en moi.
— Ces marauds se croyaient bien à l’abri… Mais ils ont vite déchanté, continua Pierre en souriant.
— Tu te rappelles de ce chevalier… fit Cothyard oubliant le nom de la personne en question.
— Ricciard ?
— Oui, il a chargé dans la brèche comme si le Créateur lui-même l’y attendait. J’ai bien cru que les nordiens allaient se faire dessus. Quelle victoire, ce fut, j’en ai encore la chair de poule.
— Une victoire des praviens, continua Pierre.
— Ça, on peut le dire !
— Pour être franc, je dois dire que ça me fait du bien aussi d’être rentré.
— Dites voir mon seigneur, vous ne devenez pas un vrai pravien après tout ?
— Si ce n’est pas déjà le cas, le mariage entérinera la chose.
— C’est vrai, au moins une première bonne chose de tirer de cette situation.
Pierre ne pouvait se voiler la face, les quelques jours qu’il avait passés à Praveen lui avaient fait du bien. Pas les nuits d’excès bien sûr, mais plus le cadre. Il y avait quelque chose d’apaisant dans ces montagnes. Avec ces nombreux pics qui venaient frayer le niveau des nuages de leur manteau blancs.
La route prise par la troupe cristallisait toute la beauté de la région.
Le petit chemin qui zigzaguait dans les vertes prairies était encadré par de nombreuses herbes sauvages virevoltant avec le puissant vent qui passait entre les sommets et dans les vallons. Les forêts épaisses et touffues recouvraient la majeure partie de l’espace avec de nombreux sapins typiques des lieux. Les chiens-loups des jumeaux, eux, semblaient apprécier à leur manière le cadre en courant avec énergie face aux cavaliers.
Tandis que Cothyard ralentissait sa monture pour retourner auprès de Lise, Pierre fut laissé seul avec ses pensées à l’avant de la colonne.
Il savait ce que Cothyard tentait de faire, il essayait de remonter le moral à son seigneur. C’était son rôle en tant que bras droit. Le titre n’était pas officiel, bien sûr, mais tous s’accordaient sur l’importance du pravien. Que ce soit Pierre ou les gens formant à présent ses proches. Il était aussi son ami après tout, l’une des personnes qui l’empêchaient de se morfondre à présent qu’il était seul.
Pierre n’avait plus de famille. Il y avait bien son frère, Eudric… Mais était-il encore conscient de ses actes ? Méritait-il encore son rôle de frère après ce qu’il avait fait ? Le regard qu’il avait échangé il y a de nombreux mois de ça durant les affrontements d’Ablancourt restait dans son esprit.
Un homme plus faible aurait certainement perdu la tête après toutes ces épreuves, mais Pierre tenait le coup. Si ce n’était pour lui au moins pour ses parents qu'il avait tant aimés. Sa mère plus que son stoïque et dur père bien sûr. Et ceux qui le suivaient à présent étaient à sa charge. Que ce soit Lise qui était souvent là pour le rappeler à l'ordre quand il se laissait aller ou Cothyard qui le suivait dans chacun de ses combats.
Pierre ne savait ce qu’il y avait de plus étonnant en cette jeune femme du Corvin. Son passé et ses pouvoirs ou bien sa capacité naturelle à aider les autres. Même quand ces derniers ne le désiraient pas. Une attitude aussi appréciable qu’irritante, se prit-il à penser en souriant.
Dans tous ses malheurs, Pierre avait bien eu de la chance de la trouver, de trouver « cette famille » bien qu’il fallait dire que les jumeaux étaient quant à eux usants par moment...
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