Loup Garou

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Le ciel blanc était d'un gris délavé. La saison froide était finie depuis longtemps mais malgré le retour des feuilles et des fleurs, le ciel ne semblait pas vouloir prendre une autre couleur. Un peu comme s'il restait toujours de la neige coincée là-haut. Les arbres défilaient autour de moi au rythme de ma course. J'allais vite, évitant les racines et slalomant entre les troncs. Je connaissais assez mal cette partie de la forêt. L'alpha m'ayant chassé de la meute quand il avait découvert ce que j'étais. Je n'avais donc passé que peu de temps sur son territoire, préférant ne pas traîner sur ses terres. Mais aujourd'hui j'étais revenu. Enfin, je poursuivais la proie qui m'avait filé entre les griffes.

Mes pattes puissantes me propulsaient à grande vitesse. La terre était sèche sous mes coussinets, il n'y avait pas plu depuis plusieurs jours. La faim tiraillait férocement mon estomac. Il me fallait cette proie. Je m'arrêtai un instant pour renifler l'air autour de moi. Je repérai l'odeur du cerf qui avait changé de direction. J'ajustai ma trajectoire et repris ma course. D'une foulée silencieuse, je me cachai dans un fourré. Ma fourrure grise se fondit dans le buisson. Un ruisseau se trouvait non loin. J'entendais le son de l'eau courante et les gorgées précipitées de ma proie. Entre les feuilles du buisson, je vis qu'elle me tournait le dos. Je sortis silencieusement de ma cachette et lui bondis dessus.

Le cerf tenta de se débattre mais je lui plantai profondément mes crocs dans la gorge et serrai mes mâchoires. Il ne pourrait pas s'échapper. Il essaya de me donner un coup avec ses bois mais je réussis à l'esquiver. Le sang de son cou se déversait dans ma gueule et sur ma fourrure. Cela annonçait un festin. D'un coup de croc, je déchirai l'artère dans le cou de ma proie, son cœur affolé pompait le sang de plus en plus vite. Il faiblissait, il n'arrivait plus à essayer vainement de se dégager. Enfin il s'écroula par terre. Ce cerf était bien assez gros pour rassasier une meute mais je n'en avais pas. J'aurai pu me contenter d'un lièvre sur mon territoire mais j'avais tellement faim que je n'avais pas pu résister lorsqu'il avait croisé ma route. Je commençai à croquer dans son flanc, déchirant la peau d'un coup de dents et mangeai.

Le museau plongé dans l'eau, je bus à grandes gorgées. J'étais rassasié et correctement abreuvé. Je m'ébrouai et repartit en trottinant vers mon territoire. L'alpha de cette zone ne me portait aucune affection ni même ne me tolérerait plus ici. Il me l'avait bien fait comprendre. Lors de la dernière lune, quand cela s'était produit, la meute avait été effrayée. Comme toutes les autres. D'ordinaire, j'essayais d'aller me cacher durant cette période mais mon attirance vers une femelle m'avait fait perdre la notion du temps. Je ne considère pas le temps comme mes congénères. Ils ont une mémoire différente de la mienne ; ils se souviennent des chemins de chasse, de leur dernière proie, de l'odeur des membres de leur meute. Moi, je me souviens de tout. A cause de ça. J'observai le ciel un moment avant de me dépêcher de regagner ma tanière.

J'avais creusé entre des rochers à l'abri du vent. Il y avait un ruisseau à proximité et un tronc cachait l'entrée de mon refuge. L'estomac plein, j'allai à l'intérieur pour me reposer ; la course m'ayant vidé de mes forces. Je me réveillai à l'approche de la nuit. Je sentais la familière douleur dans mes os, signe que cela allait bientôt commencer. Je jetai un coup d'oeil au ciel, la pleine lune était presque entièrement visible. Je m'extrayai difficilement de ma tanière, les pattes engourdies par le sommeil et la douleur. Je hurlai mon désespoir à la Lune quand la souffrance s'intensifia. Mes os commencèrent à bouger. Ma colonne vertébrale se redressa, mes membres se déformèrent. Ma fourrure et mon museau disparurent peu à peu. Mon hurlement de douleur se changea en un son rauque qui se répercuta dans toute la forêt. Tout mon être se transforma et j'étais accompagné d'une douleur indescriptible.

Plusieurs minutes plus tard, le changement achevé. Je me remis sur mes pattes difficilement. Je titubai car je n'en avais plus que deux et mon équilibre était précaire ainsi. L'absence de ma queue me perturba comme à chaque fois. Avec elle, je pouvais orienter mon poids dans mes mouvements. Je clignai des yeux pour m'habituer à ma perte de visibilité. Cette créature ne voyait pas la nuit aussi bien que moi. Le froid mordait ma chair sans pelage. J'allai à grand peine à ma tanière d'où je tirais une peau. Avec de l'entraînement mes nouvelles pattes avant pouvaient agripper les choses d'une très bonne façon. C'était des créatures semblables qui me l'avaient donné une nuit des lunes auparavant. J'étais sans doute proche de leur tanière quand j'avais changé. Alertés, ils avaient couru vers moi. Ils parlaient leur langage de créatures à deux pattes, je ne comprenais pas ce qu'ils disaient. Pourquoi ne pouvaient-ils pas hurler ou grogner comme mes semblables ? Ils m'avaient enveloppé dans la peau pour me réchauffer et donné de la viande cuite, bien plus facile à mâcher sans mes puissants crocs. Et ils repartirent.

J'étais différent. J'étais un loup et quand la pleine Lune se levait, je devenais une bête à deux pattes dans une grande souffrance. Les créatures que j'avais croisé ne m'avaient pas rejeté comme les meutes le faisaient mais voyant que je ne parlais pas leur langage, ils ne m'accueillirent pas non plus. Je pris conscience que j'étais un monstre. Une espèce de mélange étrange entre ces deux espèces. Quand j'étais pleinement satisfait d'être un loup, cette cruelle transformation me rappelait que ce n'était pas le cas. Ni loup ni chose marchant debout, je n'appartenais réellement à aucune des deux meutes. Je ne trouverais pas pleinement ma place dans un des deux mondes tant que je serais en vie.

Pourquoi était-je maudit ainsi ? Pourquoi avais-je hérité d'une capacité de raisonnement qui n'était pas propre à mon espèce ? Y avait-il un être à deux pattes qui se transformait en loup à la pleine Lune sans aucun contrôle sur sa vie ? Je ne comprenais que trop bien ce qu'il ressentait... Souffrance extrême, solitude inégalée, incompréhension totale... J'étais toujours aussi ignorant de ce qui m'arrivait. Je restai toujours à proximité de ma tanière une fois transformé. Ce corps n'était pas taillé pour me défendre convenablement : pas de crocs, pas de griffes ni même de coussinets pour se protéger des cailloux. Je passai le reste de la nuit et de la journée à dormir et à essayer d'apprivoiser les nouveaux muscles de mon nouveau corps. Peut être qu'un jour, j'irai essayer de trouver les bipèdes pour qu'ils m'apprennent leur langage. Pour essayer de faire partie de leur meute à mon tour.

Quand la Lune commençait un nouveau cycle, la première nuit, je retrouvai mon état normal. La souffrance était toujours aussi intolérable mais j'arrivais à la supporter car je savais que j'allais revenir dans mon corps bien aimé. Ma mémoire différente se souvenait toujours de mes actions et à chaque Lune, je me contrôlais mieux et arrivais à me déplacer sans tomber par terre. Alors je hurlai au ciel ma joie d'être redevenu moi-même. Pour l'instant...



***

« Chassez le surnaturel, il revient à pas de loup. »

Serge Beucler


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