Chapitre 23
Mamé n’était toujours pas levée.
En passant la tête par la porte entrouverte de sa chambre, je la découvris assise dans son lit, le paquet de lettres adressées à « A » au creux de ses genoux. Après qu’elle m’ait raconté le récit de son amitié pour Augustine, je lui avais fait part de ces courriers trouvés et, à sa demande je les lui avais confiés.
Je m’approchai doucement. Les yeux de ma grand-mère étaient voilés par un rideau de pluie tandis qu’elle caressait les feuillets du bout des doigts.
— Tout va bien Mamé ?
Elle tourna la tête vers moi et resta ainsi quelques minutes, en proie à des souvenirs qui me semblaient douloureux.
— Augustine c’était ma liberté…, me murmura-t-elle d’une voix étranglée.
Je m’assis au bord du lit et lui caressa la main.
— Tes parents ont raison... Je perds tout doucement la boule. J’oublie le jour qu’on est… J’oublie d’éteindre la télé, parfois même le plat que j’ai mis au four.
— Ne t’inquiète pas Mamé...
Le barrage céda et les larmes de ma grand-mère débordèrent de ses paupières pour se déverser sur ses joues en deux lentes coulées silencieuses. Sa vulnérabilité me décontenança. Elle avait toujours été si forte !
— … un jour viendra où je l’oublierai elle aussi !
Elle enfouit son visage dans ses mains pour étouffer ses sanglots. Je la pris dans mes bras en songeant à l’image inversée de ses bras à elle, autour de mon petit corps d’enfant secoué par les spasmes de mes pleurs.
Le temps emportait avec lui bien plus que nos souvenirs passés, il nous volait une part de nous mêmes, nous laissant pour seul écho le cri perçant de nos regrets.
**
Mamé m’avait demandé de la laisser seule. Sensible à son chagrin, j’avais respecté ce besoin de solitude qu’elle me réclamait. J’avais commencé à m’inquiéter devant son refus de prendre le repas mais, devant sa mine épuisée, je n’avais pas insisté. Je lui avais recommandé de se reposer et, lorsque j’avais voulu débarrasser son lit du tas d’enveloppe qui jonchait les draps, elle avait crié.
« Rends-moi ça ! » Devant mon air épouvanté, le voile noir de ses yeux s’était levé et elle s’était résignée à me tendre les feuillets. Quelques minutes après, elle s’était assoupie.
Il était maintenant plus de dix-sept heures et Mamé n’avait toujours manifesté aucun mouvement me signalant son réveil. J’allai vérifié une nouvelle fois : les doigts sous son nez, elle respirait toujours. En refermant la porte, je l’entendis sangloter. Je fis marche arrière et m’approchai du lit.
— Mamé ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Va-t-en !
Choquée, je m’approchai un peu plus encore pour poser ma main sur son bras. Elle le repoussa et commença à s’agiter dans son lit en hurlant des « Va-t-en ! Va-t-en ! Va-t-en ! » assassins.
Décontenancée par son état, je m’emparai de mon téléphone pour appeler mon cousin. Mais il ne répondit pas. Je réessayai trois fois encore avant de me résigner. De toute manière, Ben n’était jamais là quand on avait besoin de lui.
La voix éraillée de ma grand-mère continuait de hurler inlassablement les mêmes mots. Je revins auprès d’elle et tentai de lui parler doucement, mais elle se débattit plus fort encore et se mit à se griffer les bras et le visage.
Cherchant autour de moi une quelconque source d’aide, mes yeux se posèrent sur une liste de contacts sur laquelle figurait le numéro de Henry.
Le cœur battant, en suspension au-dessus d’un abîme de chagrin, je fondis en larmes lorsqu’il décrocha.
**
J’ouvris la porte à Henry avant qu’il ne sonne.
— Je suis navrée de vous déranger ! Je ne savais pas qui appeler…
Henry s’avança vers moi et ce n’est que lorsqu’il posa une main réconfortante sur mon épaule que je vis que je tremblais.
— Où est-elle ?
— Dans sa chambre…
Je le suivis jusqu’à la porte de la chambre de ma grand-mère et restai sur le seuil tandis que le kiné s’approchait du lit de ma grand-mère.
Elle était méconnaissable. Les cheveux blancs en pagaille, le visage rougi, strié de larmes et de griffures, le col de sa chemise de nuit arrachée…
Henry s’assit sur le bord du lit. Ses mains enroulés autour des poignets de Mamé, il tentait de contenir la colère qui débordait d’elle, en la maintenant fermement tout en lui soufflant des « Chuuuut » compatissants. Ma grand-mère ne se débattit pas longtemps et plongea dans les bras de son sauveur où elle enfouit sa peine.
Les larmes roulèrent sur mes joues en même temps que celles de ma grand-mère. Qu’avais-je provoqué ? Mon besoin d’écrire l’histoire de Mamé l’avait propulsée dans un passé qu’elle aurait sans doute préféré oublier.
Si mes actions partaient toujours d’un bon sentiment, j’étais parfaitement incapable d’apporter le moindre réconfort à mes proches. Face à ce constat, mes vieux démons se réveillèrent.
Annotations
Versions