Porte 0.1
La pluie acide et froide frappe si fort que l’encre du vieux dessin qui orne ma prothèse bave. Ce dessin, c’est une plante qui semble sortir du boîtier d’alimentation, et dont l’extrémité ressemble à un soleil. Une raideur m’élance dans le dos, juste sous le système de ventilation. Je tapote l’arrière de ma tête, crache une gerbe de fumée noirâtre et consulte mécaniquement l’écran de bord qui clignote sur ma prothèse. Vingt et une minutes avant la réinitialisation. Une question me vient soudain. Où suis-je ?
Je relève péniblement la tête dans un cliquetis métallique et examine du regard la large porte qui se dresse devant moi. Je la reconnais aussitôt, c’est celle du plus célèbre Horloger de la capitale. Une multitude d’engrenages et d’aiguilles s’active à sa surface, sous l’armature de cuivre et d’acier qui la protège. Du lierre et de petites fleurs bleues se mêlent à l’ensemble.
Dans l’avenue sombre aux façades grises où je me trouve, éclairée par les néons encore en état de l'Empire, c’est la cohue. L’Assemblée est sur le point de tomber… Droïdes et méca désorientés se mêlent à la foule humaine, soulevant un formidable nuage de poussière et de sable dans cette cacophonie infernale. Sur le trottoir d’en face, un droïde domestique ferme le coffre d’une voiture chargée à bloc, qui démarre en trombe dans la nuit noire, le laissant là avec les bagages restants. Et moi dans tout ça, pourquoi suis-je là ? reprend la voix dans ma tête. Ma conscience ? Comme un déclic, ma quête me revient. Mise-à-jour après mise-à-jour, j'en ai oublié ma véritable nature.
Je pose ma paume contre le métal froid de la porte. Je frissonne. Les fleurs encadrant les poignées s’illuminent et les mécanismes s’emballent. La porte à double battant s’ouvre lentement vers l’intérieur, et un courant d’air chaud me caresse le visage, comme si je m’engageais dans un sas de décompression. Un agréable effluve sucré vient me chatouiller les narines. Treize minutes avant la réinitialisation.
L’entrée est une petite pièce circulaire, faiblement éclairée par un luminaire suspendu au plafond en forme de coupole. Les colonnes de bois sombre qui soutiennent les murs remontent en spirale et se rejoignent au sommet du dôme. La lourde porte se referme derrière moi, et étouffe le tumulte du chaos qui embrase la ville.
Face à moi, disposée près de l’arche en cuivre qui me sépare de l’atelier baignant dans l’obscurité, une plante dans un vase en faïence attire mon attention. La blancheur de ses pétales me plonge dans le souvenir d’une lointaine matinée où la neige avait recouvert les pavés et toitures de la capitale. Au creux de ce calice floral repose un fruit d’un jaune orangé dont la couleur me rappelle celle de l’or. La fragilité et la beauté de cette fleur m’émeuvent. Jamais les archives de l’Empire n’auraient pu retranscrire avec exactitude ce que j’éprouve à la vue d’une telle merveille.
— Elle est belle, n’est-ce pas ? Viens donc te réchauffer près du feu, tes vêtements sont trempés.
Les yeux gris, la barbe et les cheveux poivre et sel, de larges lunettes de joaillier sur le front, des gants et outils accrochés à sa ceinture, un sourire avenant... L’homme qui se tient sous l’arche n’est autre que l’Horloger lui-même. Il me fait signe de le suivre dans la pièce principale que je distingue à peine derrière lui. Huit minutes avant la réinitialisation.
Instinctivement, j’enlève mes bottes sur le seuil de la porte, et fait mes premiers pas sur la terrasse qui borde un vaste jardin intérieur. Un arbre en fleur domine la petite colline qui se dresse au milieu de la pièce. Entre ses racines, j’aperçois la statuette d’une femme assise, avec une Lune dessinée sur le bas-ventre. La température monte de quelques degrés. De nombreuses pierres luminescentes disposées entre plusieurs massifs de fleurs odorantes illuminent l’espace d’une multitude de teintes jaunes et bleues. Les reflets en hauteur attirent mon attention, et je constate en étudiant la toiture que la pièce est en réalité une immense serre. Au dehors, la pluie s’abat violemment contre le verre, mais je peine à entendre le grondement de la tempête et des conflits. De grands éclairs illuminent le ciel à intervalles réguliers.
Mon regard se perd dans le jardin et ses couleurs, tandis que l’Horloger, un sourire aux lèvres, m’attend un peu plus loin sur un chemin de terre.
Toute la bâtisse semble agencée autour de la serre. De l’autre côté du jardin circulaire, face à l’entrée, un large renfoncement constitue ce que je devine être l’espace de travail de l’Horloger, avec ses pinces, tournevis, boulons et engrenages dans des caisses. Entre les tables de travail éclairées à la bougie, trois imposants sièges rembourrés sont tournés vers une large fenêtre d’où l’on aperçoit une grande partie de la Cité avec ses tours et cheminées d’usines en contrebas. Une femme est installée dans le fauteuil du milieu. Aussi radieuse que l’Horloger, elle m’invite à m’asseoir près du feu qui crépite dans l’âtre. Cinq minutes avant la réinitialisation.
Sur le rebord de la fenêtre, une petite fleur dans un pot tend son cou vers l’extérieur, sa tête couronnée de pétales à la recherche d’un brin de soleil. De Nanomètre en nanomètre, je la sens s’étendre après son but. J’aimerais rester là à l’observer grandir, mais le temps me manque.
Les questions me brûlent les lèvres, mais j’ai en même temps très peur d’en connaître les réponses. L’Horloger s’assoit à ma gauche. Lui et sa compagne échangent un regard, puis se tournent vers moi, avec une bienveillance teintée d’appréhension. J’ai le sentiment qu’ils me connaissent déjà, mais que je les ai oubliés. Peut-être est-ce l’intuition qui a guidé mes pas jusqu’ici, juste avant la fin. Leurs expressions m’apaisent, mais derrière eux, dans la vitre, le reflet de mon visage métallique me semble froid.
— Qui suis-je ?
Ma voix n’est plus qu’un souffle. Cette question, murmure dans la serre silencieuse, s’adresse autant à eux qu’à moi.
— Notre plus grande fierté, répond la compagne de l’Horloger.
Le temps semble ralentir. Ce n’est pas exactement la réponse que j’attendais, et tous deux en sont bien conscients. Sont-ils mes parents ou mes concepteurs ?
— Les hommes ont tant cherché à ressembler à leurs machines et ont tant voulu faire de leurs machines des hommes qu’il n’y a aujourd’hui plus grande différence entre les deux, commente l’Horloger.
— Je vous en prie, répondez à ma question.
— Quelle importance, reprend sa compagne. Homme ou Machine, seul compte ce que tu as fait du temps dont tu disposais.
Trois minutes…
Ma vision se brouille et se dédouble, mes circuits s’emballent. Toutes ces sensations, toutes ces émotions que j’ai ressenties jusqu’à ce jour affluent dans ma mémoire. Dans mon dos, mon ventilateur tourne à toute vitesse, mon ventre se gonfle et ma batterie chauffe sous la pression. Je crache de nouveau un nuage noirâtre entre deux quintes de toux incontrôlables.
Deux minutes…
Tous deux se rapprochent et m’étreignent. Ils ont eux aussi des prothèses aux bras, et se lient à moi par les poignets à l’aide de minces câbles verts qui me font penser à des brins d’herbe. En quelques secondes, des instants de leur vie s’écoulent sous mes yeux. Leur rencontre sur la Place des Miracles, le commerce qu’ils ouvrent en commun, leurs rêves pour l’avenir, et moi, qu’ils façonnent avec l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre. Je souris, une vive émotion dans le ventre. Quel meilleur endroit pour vivre sa dernière heure que la maison qui m’a vu naître ?
Une minute…
J’imagine le sable inonder les rues, la ville, s’infiltrer par le haut de la serre, puis remplir le jardin, comme la base d’un immense sablier. Cette vision me transporte. Je contemple à présent l’arbre au-dessous de moi. Il perd sa robe blanche et rose. Ses branches mises à nue sont les aiguilles d’une pendule. Ces doigts de bois pointés vers moi, je suis à la fois midi et minuit, à la fin et au commencement d’une vie.
Début de la réinitialisation.
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