Chapitre 3

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Lepois descendit de son fiacre au beau milieu des Halles. Secoué durant tout le trajet, les essieux de bois heurtant les pavés, les chevaux imprimant à l’attelage des à-coups désagréables, il aurait pu choisir un de ces véhicules à vapeur qui envahissaient la capitale depuis quelques années. On les disait confortables, rapides, sans aucune comparaison avec les antiques engins hippomobiles. Mais il s’était toujours refusé à monter dans ces monstres pétaradants et plus fumants qu’une cheminée d’usine. Par peur, peut-être. Ou simplement parce qu’il ne comprenait pas leur fonctionnement.

Et il détestait ne pas comprendre comment fonctionnaient les choses.

Il choisit de rejoindre la rue Saint-Sauveur par les venelles. Avec de la chance, il ne croiserait aucun de ses collègues : ils s’empresseraient de signaler sa présence dans le quartier au commissaire. Le poste ne se situait pas très loin, mais il préférait encore attendre avant de s’y rendre. La tornade serait peut-être déjà passée et son supérieur plus enclin à ne pas lui admonester une énième remontrance.

Il leva les yeux vers le ciel. Lourd, sombre. Chargé. La pluie ne tarderait pas à tomber à nouveau. Un long dirigeable traçait son sillon au milieu de ce maelstrom. Il n’aurait pas aimé se trouver à la place de ses passagers. Si ça tonnait, ils passeraient un sale quart d’heure. Comme ce Zeppelin prussien qui s’était embrasé d’un seul coup, un mois plus tôt, frappé par la foudre. Aucun survivant. On n’avait retrouvé que des ossements carbonisés parmi les décombres d’acier. Pas ça qui l’inciterait à voyager par les airs.


En effervescence, les Halles s’agitaient autour de lui. Il en était encore à chercher l’appartement de la petite Olga, au beau milieu de la nuit, que ce quartier bruissait déjà. À présent, une armée de femmes, commis, cuisinières ou servantes prenait d’assaut les étals des grossistes et des maraîchers. Ça criait dans tous les coins, bottes de radis et poulets encore vivants passaient dans un sens, tandis que billets et pièces de monnaie empruntaient le chemin inverse.

Des chariots où s’entassaient caisses et ballots se frayaient un passage à travers la populace, au risque d’écraser quelques pieds, ou de se renverser sur une acheteuse malheureuse. Certains clients ou vendeurs, parfois, en venaient aux mains. Pour une file d’attente non respectée, une monnaie mal rendue ou un poisson en voie de macération annoncé comme frais du matin. Les vigiles intervenaient alors rapidement, balançant leurs coups de trique sans prendre le soin de séparer le bon grain de l’ivraie. Avant toute chose, calmer les ardeurs, pour éviter qu’une banale rixe ne se transforme en bataille rangée ou pire, aux yeux des commerçants, en scène de pillage en règle.

Parmi ce petit peuple, une autre catégorie évoluait : celle des tire-laine, coupe-bourses et voleurs à la tire. Ils profitaient de la foule pour boucler leur journée en quelques heures. Lepois, par instinct, laissa traîner son regard à l’arrière des attroupements. Tire-miche œuvrait déjà, furetant d’un groupe à l’autre, à la recherche d’une opportunité. La Trogne ne devait pas se trouver loin. Ces deux-là allaient toujours de pair. Comme une paire de… une paire de gants, par exemple. Le voilà qui, justement, louvoyait derrière deux servantes plus occupées à échanger des ragots qu’à surveiller leurs escarcelles. Le policier haussa les épaules. Tant pis pour elles. Pas aujourd’hui. Il avait mieux à faire que de pincer deux grinches en maraude.

Parcouru d’un frisson, il releva le col de son manteau. L’hiver toquait aux portes, il le sentait. Il accéléra le pas, laissant derrière lui les odeurs de choux rances, de sang de volaille et de déjections, tant humaines qu’animales.

Le quartier était un dangereux coupe-gorge. Pour un autre que lui. Ici, chacun le connaissait. Il logeait à trois rues de là, son commissariat se trouvait à quelques pâtés de maisons. C’était sa ville dans la ville. Pas vraiment son royaume, mais au moins son comté.

— M’sieur Henry, un p’tit pâté ? l’apostropha un camelot, long chapeau sur le nez, courbé en deux.

— Pas ce matin, La Gorge, je te remercie.

Il avait vu assez de viande pour la journée et ne se sentait pas prêt à affronter les créations culinaires du vendeur. L’homme se redressa, inquiet :

— Mais, m’sieur Henry. J’ai fait quelque chose de mal ? Vous savez que j’peux rien vous donner d’autre qu’un d’mes pâtés. Chaque jour, c’est c’qui était convenu, on a dit.

Lepois haussa un sourcil ironique. Ils savaient tous deux la petite affaire de La Gorge florissante, et le choix d’un paiement en nature représentait surtout pour le policier une solution de facilité : rien ne laisse moins de traces qu’un pâté, une fois avalé. D’autant que le commerçant avait juré ses grands dieux qu’il ne lui offrirait que de la première qualité, pleine de viande et ne contenant presque pas de gras ou de bouts de cartilage. Contrairement à ce qu’il refourguait sans vergogne aux pigeons de passage.

— Demain, tu m’en donneras deux, trancha le policier, s’écartant pour reprendre sa route.

— C’est noté, m’sieur Henry, se détendit La Gorge. À demain, alors. Et si d’ici là vous avez faim, vous savez où m’trouver.

L’inspecteur leva une main en guise d’assentiment, poursuivant son chemin, espérant éviter d’autres connaissances. Il avait hâte d’arriver à Saint-Sauveur, parler à Mary et, avec de la chance, se laisser glisser dans un bain chaud.

Il remonta à grandes enjambées la rue des Deux-Portes. Pourquoi l’avoir renommée ainsi, celle-là ? Son ancien patronyme de Gratte-Cul lui allait si bien. Un groupe de marcheuses matinales tapinaient au pied d’une mercerie. Elles lui firent signe de la main, sourire aux lèvres. Il poursuivit, passant sans un regard devant l’estaminet de Savoye, faisant mine de ne pas voir la propriétaire qui l’invitait à entrer.

Au moins, la plupart des habitants s’écartaient à son approche et lui laissaient le milieu de la ruelle. Dilemme classique dans cette grandiose capitale : patauger dans la boue ou risquer de se prendre, en longeant les façades, un seau d’aisance sur les épaules. Depuis le Moyen-Âge, et malgré l’Empire Éternel et ses fabuleuses inventions, on n’avait pas encore trouvé de solution pour ce type de problème, dans ces parties de la ville. Évidemment, sur les Boulevards ou dans le Quartier Protégé de l’est de la capitale, le tout-à-l’égout fonctionnait à merveille, et nul détritus ne traînait au sol plus de cinq minutes, aussitôt enlevé par une armée de serviteurs affairés. Mais le reste de Paris vivait toujours sur des couches superposées de déjections, fossilisées les unes sur les autres depuis des siècles.


Il s’arrêta enfin, arrivé au terme de sa marche. Les trois couleurs, la maison de plaisir où travaillait Mary. La façade faussement antique, pleine de colonnades, moulures et balcons ventrus, dénotait dans le quartier. Les prostituées, habituellement exposées aux fenêtres comme autant d’appâts ferrant le chaland, avaient déserté leurs postes d’observation, préférant, par ce froid humide, s’abriter dans les salons surchauffés. Il était de toute façon encore bien trop tôt pour la plupart de leurs clients. Seuls de rares matinaux franchissaient les portes rouges de l’établissement, facilement repérable, comme le voulait la loi, aux numéros sur la façade, gros comme un petit poney.

Une voix chaleureuse l’accueillit à son entrée dans la vaste salle du rez-de-chaussée, débordant de satin, de soie et de velours :

— Monsieur Henry ! Madame Berthier, propriétaire de l’établissement avec son mari, lui adressa un large sourire, avenante. Vous êtes venu voir Mary ? Elle s’approcha du policier, reprenant, un ton plus bas : à moins que ça ne soit pour vos gages ? Mais vous seriez, dans ce cas, en avance d’un jour.

Elle connaissait parfaitement la raison de sa visite si matinale. Toute la maison connaissait déjà la demande de Mary, il en était persuadé. Et d’ici midi, le quartier tout entier se répéterait cette affaire et son implication.

Sans laisser le temps au policier de répondre, la Berthier donna l’impression de seulement noter son allure. Elle détailla ses bottes maculées de boue et de sang séché, son manteau détrempé par la pluie de la nuit, ses traits tirés, les taches suspectes sur son visage et ses mains.

— Mais vous êtes plus sale qu’un soudard ! Venez par ici.

La femme s’empara d’un mouchoir de dentelle dissimulé dans les replis de sa robe, l’humecta à l’aide d’une carafe d’eau et nettoya l’inspecteur. Celui-ci renâcla, grogna, incapable toutefois de lutter contre cette maternelle attention.

— Lucie, ordonna-t-elle d’un claquement de doigts à une jolie blonde aux yeux de biche, une fois sa tâche accomplie. Accompagne monsieur Henry chez Mary, et coule-lui un bain, il va en avoir besoin. Puis, se tournant vers l’inspecteur dans un sourire : prenez le temps qu’il faut, un homme comme vous, ça se soigne.


La prostituée ondulait devant lui, faisait voler sa fine robe et répandant un capiteux parfum de rose autour d’elle.

— Merci pour ce que vous avez fait pour Olga, murmura-t-elle en montant l’escalier. Je ne la connaissais pas beaucoup, mais… une prostituée assassinée, et encore plus, une insoumise, on sait tous comment ça se finit. L’enquête est bâclée et, si elle n’a pas de famille, on l’enterre à la va-vite dans la fosse commune des Saints-Innocents. Ou pire, ajouta-t-elle, un sanglot dans la voix.

Bien ce qu’il pensait. Elles étaient déjà toutes au courant.

— Mary s’est fait un sang d’encre toute la nuit, poursuivit-elle. Je suis allée la voir, tôt ce matin. Elle n’avait pas fermé l’œil. Je lui ai demandé si elle avait des nouvelles de son homme… enfin, de vous, je veux dire, et elle m’a répondu que non. Je suis restée un peu, pour l’accompagner dans son attente. Elle m’a offert des cigarettes, ce nouveau truc à la mode dans les salons, et on a fumé en silence. C’était la première fois que j’en essayais une, vous savez. J’ai manqué de tousser, mais j’ai réussi à me retenir.

Le babillage de la blondinette lui permettait de laisser son cerveau au repos pendant quelques instants. Il redoutait son entretien avec Mary. Il allait devoir lui annoncer ce qui était arrivé à Olga. Comment elle était morte. Et surtout, qui l’avait tuée. Il n’avait jamais été doué pour les sentiments, mais rien que l’idée de voir sa régulière attristée lui vrillait la poitrine.

— En attendant, monsieur Henry, elle a de la chance, votre Mary. Je veux dire, de vous avoir, hein.

Lepois sourit. Il ne doutait pas de là où la jeune fille souhaitait aller.

— Lucie, s’il te plaît.

— Quoi, Monsieur Henry ?

— Tu sais que ce n’est pas possible…

La petite haussa les épaules, esquissant une délicieuse moue de dépit.

— Oui, je sais bien, Monsieur Henry. C’est Mary et seulement Mary. J’aurai au moins essayé…

— Comme toutes tes collègues, n’est-ce pas ? Il marqua une pause, saisissant soudain. Un pari, c’est ça ?

— Je dois l’avouer, Monsieur Henry. Et c’est pas aujourd’hui que je vais le gagner, visiblement.

Lepois sentit une pointe de vexation. Il avait bien noté que depuis deux semaines toutes les filles de la maison lui tournaient autour, jouant des cils, lui jetant des sourires emplis de sous-entendus. Son orgueil de mâle l’avait empêché de comprendre que cette attitude sonnait faux. Et il était tombé dans le piège de ces fines séductrices.

— Maintenant qu’il est éventé, votre pari ne marchera plus, se désola-t-il dans un sourire.

— Ce n’est pas bien grave, on trouvera bien autre chose pour vous faire tourner en bourrique, ponctua-t-elle d’un petit rire délicat.

Arrivée devant la chambre de Mary, Lucie frappa doucement contre le bois travaillé et s’éclipsa en silence.

— Entrez ! lança une voix irritée. J’ai dit que je ne voulais pas voir de clients, aujourd’hui !

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