Chapitre 4
Au son de cette voix, Lepois se rappela la veille au soir. La nouvelle de la mort d’Olga s’était répandue parmi les filles du quartier plus vite qu’une épidémie de choléra. Les flics en étaient tout juste avertis que Mary l’avait déjà contacté. Pas difficile de le joindre : il traînait toujours dans le secteur pour ses affaires. Ou dans l’espoir de lui voler quelques minutes d’intimité.
— J’ai besoin de ton aide, l’avait-elle supplié, assise dans son canapé.
Il avait froncé les sourcils.
— Mon aide pour quoi ? avait-il rétorqué, méfiant.
— Une amie à moi, qu’on a retrouvée morte.
— Où ça ?
— Rue Quincampoix.
— Pas mon secteur, ça. Une maison ?
Il parlait là d’un établissement de plaisir, un de ces bordels autorisés par l’Empire où les filles dites à numéro pouvaient travailler en toute tranquillité. Sous la direction d’une tenancière veillant au grain.
— Non, une chambre, murmura Mary, consciente de ce que cela impliquait.
Lepois avait grommelé, s’asseyant sur une chaise tapissée de velours.
— Pas bon, ça. Si les mœurs s’en mêlent, ça va encore siffler.
La brigade des mœurs, sous l’autorité directe du préfet de police, avait en charge la surveillance des maisons de passe, mais s’occupait surtout du contrôle des prostituées insoumises, qui refusaient de se faire encarter et exerçaient dans la rue. Quand les mœurs tombaient sur l’une d’entre elles, c’était séjour obligé à la prison Saint-Lazare. À moins de leur offrir un petit quelque chose. En nature ou en espèces, ils n’étaient pas regardants.
Lepois avait gardé le silence de longues minutes, fixant un point imaginaire derrière Mary. Elle n’osait bouger, de peur d’interrompre ses réflexions. De peur de l’amener à refuser ce service.
— C’est d’accord, avait-il fini par lâcher. Mais avant d’aller m’incruster dans ce merdier, j’ai besoin d’en savoir plus à son sujet. Elle s’appelait comment, ta copine ? Et d’où tu la connais ?
L’inspecteur, perspicace, se doutait qu’elle ne lui demandait pas ce genre de service sans une bonne raison.
— Elle s’appelait Olga, mais je n’en sais pas plus. Je l’ai rencontrée il y a quelques mois, à la visite sanitaire. Elle venait d’arriver à Paris. Elle avait été embauchée dans une maison, quelque part dans le quartier.
À l’évocation de la visite, la jeune femme avait frémi. Toutes les prostituées à numéro détestaient ce passage obligé. Une fois par mois, elles devaient subir cet examen médical dégradant. Le médecin les inspectait, maquignon détaillant un cheval, à la recherche du moindre signe d’infection, et surtout de syphilis. Malgré l’habitude, elles se sentaient violées dans leur intimité sous le regard, tantôt blasé, tantôt lubrique, de leur examinateur. Les insoumises, au moins, n’avaient pas à se plier à cette humiliation. Les avantages de leur précarité.
— Tu viens de m’annoncer qu’elle était en chambre, avait rétorqué Lepois. Elle s’est fait virer de sa maison ?
— Je l’ignore. Il se dit qu’elle ne voyait pas assez de clients.
— Moche ?
— Non, s’était offusquée Mary. Une beauté slave typique. Blonde, sensuelle. Aux hanches larges et à la poitrine ferme. Pas de cicatrices, pas de plaies ou de choses dans le genre.
— Comment tu sais tout ça ? s’était amusé le policier.
— Tu veux que je te rappelle comment se passent ces damnées visites, peut-être ?
Lepois avait battu en retraite, s’adossant à sa chaise.
— Excuse-moi. Tu te doutes que je ne pourrai pas faire grand-chose. Vu le quartier, on me mettra dehors dès que les collègues se ramèneront.
Mary avait acquiescé. L’inspecteur avait noté les éléments importants dans un carnet usé.
— Merci, lui avait soufflé la rouquine dans l’oreille, déposant un baiser au creux de son cou. Merci pour elle.
Lepois s’extirpa de ses pensées, ouvrant la porte de la chambre de Mary. À sa vue, elle se leva d’un bond, se précipitant vers son protecteur.
— Henry ! Te voilà enfin ! Je me faisais un sang d’encre ! Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.
Experte, elle débarrassa le policier de son manteau, dénoua le foulard bleu roi qu’il portait de tout temps autour du cou. Elle laissa ses affaires aux pieds d’un poêle en fonte gravé de scènes suggestives puis revint vers lui, caressa de ses deux mains les joues râpeuses de l’inspecteur, étudiant son visage avec attention.
— Mon Dieu ! Tu es épuisé ! Viens t’asseoir.
Elle déposa un délicat baiser sur les lèvres rêches du policier, l’attirant vers le canapé. Lepois obéit, trop fatigué pour résister. La jeune femme, chaque fois qu’il la retrouvait, le captivait. Sa longue chevelure cuivre ondulant jusqu’à mi-dos, ses yeux d’un vert profond, ses délicates taches de rousseur, tout en elle trahissait ses origines irlandaises. Elle avait fui son pays dix ans plus tôt, en compagnie de son frère, son cadet de cinq ans. Leurs parents étaient morts des suites de la famine qui avait ravagé l’île. Elle avait dû trouver le moyen de survivre dans cette capitale inconnue. Sa jeunesse, sa beauté étrangère, son désespoir, l’avaient rapidement conduite, comme tant d’autres, vers la prostitution. Après de douloureuses premières expériences, elle avait eu la chance de se faire embaucher aux trois couleurs. Elle y avait bénéficié d’une certaine sécurité, une forme de nouvelle famille, et avait su imposer le respect, parmi les autres filles comme parmi les clients.
— Tu as pu… tu as pu voir Olga ? s’enquit-elle d’une voix sourde, après un court silence.
L’inspecteur se redressa, prit une profonde inspiration. Son visage se durcit, les images du corps, de l’appartement, de la morgue, vinrent s’imprimer sur ses rétines.
— Je l’ai vue, oui, murmura-t-il.
Il hésita. Devait-il énoncer la vérité crue à la jeune femme ? Il déglutit avec peine, la gorge sèche.
— Mais quelque chose clochait, poursuivit-il dans un souffle. Elle a été assassinée, tu le sais, mais tout porte à croire qu’il s’agissait... du Poinçonneur.
— Non… Pas ça ! gémit la rouquine, les larmes lui montant aux yeux.
Elle se signa par réflexe, dérisoire protection contre la monstruosité. Mary connaissait bien ce nom. Depuis six mois, ce meurtrier sévissait dans les rues de la capitale. Ses cibles : des femmes, prostituées, courtisanes ou simples victimes isolées, toutes tuées dans leur chambre. Peu d’information filtrait, la police politique muselait sévèrement la presse, mais il était de notoriété publique qu’elles avaient subi des mutilations. La rumeur populaire enflait leur portée véritable, assez pour faire souffler un vent de panique dans toute la ville.
— Tu es sûr de ça ? osa-t-elle demander.
— Tout concorde, oui. Je suis passé à la morgue, avant que la Brigade Spéciale ne se pointe. Balas, le légiste, a été formel.
— C’est atroce, se lamenta Mary. Olga… si douce… enjouée… finir… finir ainsi.
— Je ne pourrai pas m’occuper de cette enquête, regretta Lepois. Je ne pourrai même pas y fourrer un œil. La Brigade est hébergée à la Préfecture de Police, et personne à part eux ne peut se mêler de leurs histoires. Tous les flics de Paris les détestent. Les vautours se ramènent sur la scène de crime dès qu’on parle du poinçonneur et ils récupèrent aussitôt l’affaire.
La jeune femme essuya une larme qui avait dessiné un sillon le long de sa joue.
— Je n’arrive pas à me faire à l’idée qu’Olga ait pu croiser ce monstre. J’ai déjà vu des clients dérangés, des malades, des violents qui ne voulaient que me cogner. C’est sûr que de ne pas être dans une maison n’aide pas, mais pourquoi elle ? Pourquoi par lui ?
Lepois se retint de hausser les épaules. À quoi bon se poser ces questions ? Elles n’amenaient aucune réponse, tout juste aiguisaient-elles davantage les blessures de l’âme. Des meurtres étaient commis chaque jour dans cette ville. Par jalousie, par appât du gain. Par erreur, même. Et parfois, au milieu de ces tueurs, surgissait un assassin méthodique, appliqué. Peut-être ses cibles étaient-elles victimes de malchance ? Peut-être était-ce le simple fait du hasard ? Il avait depuis longtemps renoncé à se retourner l’esprit avec ces pensées, préférant en retirer l’essentiel. Avant tout faire avancer l’enquête sans se perdre dans la mélasse.
Mary s’était levée, incapable de rester assise. Elle arpenta cette chambre qu’elle détestait. Les couleurs criardes, les dorures, les arabesques chargées alourdissaient les lieux, accentuant encore son impression de se trouver emprisonnée dans cette soie et ces draperies. Les Berthier, adeptes des aménagements originaux, avaient opté pour une décoration d’influence indienne. L’Irlandaise ne ressemblant en rien à une émigrée de Delhi ou de Katmandou, les raisons de ce choix interpellaient toujours Lepois.
La prostituée s’empara d’une cigarette dans un étui argenté et l’alluma à l’aide d’un briquet d’amadou. Elle aspira la première bouffée, âcre, puis recracha un nuage de fumée, fixant, hypnotisée, les circonvolutions blanchâtres danser au gré des courants d’air.
— Est-ce que tu penses qu’elle a souffert ? murmura-t-elle. Est-ce qu’elle a eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait ?
Évidemment. Il s’attendait à cette question. Classique et inévitable. À lui de trouver les bons mots.
— Pour ce que j’en sais, et ce que j’en ai vu, tout a dû se passer très vite, affirma-t-il. Il n’y a pas eu de lutte. Il l’a attaquée par surprise, dans son dos.
L’assassin était un expert. Son coup de poinçon visait directement le cœur, avec une précision toute chirurgicale. Les victimes succombaient en quelques secondes, sans même avoir le temps de réaliser. Maigre consolation. Mais il existait tant de morts atroces qu’une fin rapide pouvait parfois s’apparenter à une forme de… miséricorde.
Mary parut soulagée. Comme si cette ultime question lui permettait d’apaiser sa conscience. Elle resta un long moment silencieuse puis écrasa sa cigarette, se dirigea vers le policier et entoura sa main de la sienne.
— Tu as fait tout ce que tu pouvais, et je t’en remercie, Henry. D’autres à ta place n’auraient même pas pris la peine de s’intéresser à cette pauvre petite. Viens. Tu dois te reposer. Et te décrasser, ajouta-t-elle dans un difficile sourire. Nous ne pouvons plus rien pour Olga, mais tu as besoin de soins.
Elle l’entraîna vers la porte, enveloppant le policier de son parfum suave.
— Madame Berthier t’a fait couler un bain. Et j’ai du temps devant moi.
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