Chapitre 20

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Un choc, sur le haut de son crâne.

Lepois ouvrit les yeux, le Poinçonneur debout devant lui.

— Eh bien, inspecteur, il faut croire que mon laboratoire vous plaît pour que vous vous y reposiez ainsi. Je suis satisfait que vous ayez pu prendre un peu de temps pour vous. J’espère que Séraphin ne vous a pas dérangé. Et… mais où sont les prunelles de votre amie ? Haaaa, les voilà, ajouta-t-il, après avoir repoussé du bout du pied le sac de toile et fait rouler les deux billes.

Le policier se força à ne pas les regarder s’éloigner et disparaître sous une desserte. Caché, lui glissa son esprit tordu.

— Veuillez excuser mon absence, mais j’avais à faire, de menus détails à régler.

Lepois retint un frisson. D’autres détails. Et si c’était Mary, l’autre détail ? Ferme-la, imbécile ! se corrigea-t-il aussitôt. À quoi bon se faire un sang d’encre s’il ne pouvait agir ? Il devait d’abord trouver un moyen de se libérer, et pour cela, compter sur une erreur du Poinçonneur.

Une fois de plus, le policier puisa dans ses réserves, à la recherche d’un reste d’apaisement. Un esprit perturbé et emprunt à l’angoisse ne menait à rien, il le savait parfaitement bien.

— Ce n’est pas grave... Auguste, grinça Lepois. J’ai pu m’occuper un peu, durant votre absence.

— Ha ? Voilà qui est intéressant. Mais attendez… Laissez-moi deviner. En premier lieu, bien sûr, vous avez caché le cadeau de Séraphin. C’est évident. Ensuite… Mmmhh… Séraphin, justement, vous avez dû penser que vous auriez aimé le massacrer pour ce qu’il venait de faire. Et pour finir… Oui… Pour finir, vous avez testé vos liens, afin d’en vérifier la solidité. C’est bien cela ?

— À peu de choses près, oui.

Le Poinçonneur haussa les épaules, s’excusa d’un air contrit.

— Je n’ai aucun mérite. L’être humain est si prévisible, si désespérément interchangeable. Je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un qui me surprendrait. Même vous, inspecteur, j’en suis navré. À vous voir courir en tous sens à la recherche d’une chimère… j’en avais presque pitié.

— J’ai fait tout ce que j’ai pu, se renfrogna le policier.

— Certes, certes. Et puis, il n’est pas aisé de faire reconnaître un visage qui n’a frappé qu’une fois, il faut bien l’avouer. D’un autre côté, sans la malheureuse tentative de ce pauvre Séraphin, peut-être ne me serais-je décidé à vous rencontrer que bien plus tard. Et tous mes projets en auraient été chamboulés.

Quels projets ce malade évoquait-il ? À nouveau, le visage de Mary vint le hanter. Lepois devait gagner du temps. Le faire parler, le plus possible. Il découvrirait peut-être des détails intéressants, en apprendrait plus sur la mort d’Olga et, surtout, s’offrirait, avec un peu de chance, une échappatoire.

Le tueur se rapprocha du cadavre de son ancien disciple. Du bout de sa canne, il tâta son ventre, donna un coup sec contre son visage, comme s’il voulait s’assurer de sa mort.

— Ceci est tellement regrettable. Il n’était pas l’élève rêvé, mais il obéissait avec tant de promptitude. Et il vous préparait un thé à nul autre pareil.

— Auriez-vous à faire ? demanda Lepois, indifférent à la manœuvre de l’assassin.

— Si j’ai... ? Oh, le malin. Il me questionne. Policier un jour, policier toujours, n’est-ce pas ? Voyez-vous, inspecteur, pour répondre à votre si habile interrogation, mes heures à Paris sont comptées.

Le Poinçonneur se retourna vers Lepois, sourit à pleines dents.

— N’allez pas croire que la Brigade soit sur le point de débarquer pour m’arrêter, bien sûr.

— Je ne l’oserais pas.

— Je me suis lassé de Paris, pour tout dire. Capitale de l’empire, certes, mais plus rien ne parvient à me faire vibrer, entre ces murs. Je rêve de voyages, d’aventure. Mes bagages sont prêts, je vais prendre la route. J’ai toujours souhaité voir Londres, en réalité. Ses ruelles, ses quartiers populaires. Il y a, je crois, tant à faire, par là-bas.

Il écarta les bras, englobant la pièce d’un geste théâtral.

— Tout ceci, hélas, devra disparaître. Auguste va mourir, dans les flammes de sa belle demeure. Un autre va renaître, au bord de la Tamise. Le cycle de la vie, en quelque sorte.

Lepois avait donc vu juste. Il ne sortirait pas vivant d’ici. L’assassin espérait-il faire passer le corps carbonisé de l’inspecteur pour le sien ? À moins que ce rôle n’incombât au muet ? Quoi qu’il en soit, il devait agir. D’une façon ou d’une autre.

— Mais avant de vous quitter, inspecteur, je souhaite vous faire une révélation. Cette… Olga, pour laquelle vous mettez votre vie en péril, hé bien… je ne l’ai pas tuée, j’en suis navré. Un autre s’en est chargé à ma place.

Lepois ne put retenir un sursaut de surprise. Olga. Que racontait ce fumier ? Encore un tour de sa part ? Les pensées du policier se troublèrent tandis qu’il cherchait une explication dans les yeux de l’assassin.

— Eh oui, inspecteur. Un autre imitateur. Voilà une des raisons qui me poussent à quitter cette ville. Trop de célébrité entraîne trop d’envie, et des copieurs de plus en plus nombreux.

— Qui ? balbutia le policier. Qui a tué Olga, si ce n’est pas vous ?

— Excellente question. Si je le savais, il serait mort depuis longtemps. J’aurais même organisé quelque chose pour amener son corps à vos pieds. Mais je n’ai hélas pas réussi à mettre la main sur ce malotru. Habile et fidèle dans sa reconstitution, mais malotru tout de même. Et irrespectueux de l’œuvre de l’artiste que je suis.

Non ! Non, non, et non ! Ce n’était pas possible. L’assassin d’Olga DEVAIT être le Poinçonneur. Tout était clair, depuis le début. Les indices, le mode opératoire, le cadavre. Tout. Balas s’était montré catégorique. Même la Brigade, malgré son incapacité crasse, avait ouvert un dossier sur son meurtre. Le tueur se tenait devant lui, une canne à la main et un sourire dédaigneux sur le visage. Point final !

— Vous ne me croyez pas, c’est cela ? Je peux vous comprendre. Moi-même, j’ai eu du mal à l’accepter. Je suis même entré dans une rage folle. Plusieurs meubles de ma maison en gardent des traces, et ce brave Séraphin en a récolté une cicatrice supplémentaire. Mais je suis parvenu à me calmer, et j’ai moi aussi mené mon enquête. Certes, avec des moyens plus radicaux que les vôtres, mais avec la même malheureuse conclusion : je n’ai pas été en mesure d’identifier mon admirateur. J’aurais pourtant tellement voulu le rencontrer...

Lepois ne parvenait pas à ouvrir la bouche. Il laissait le Poinçonneur poursuivre son monologue, cherchant à comprendre ce qui lui avait échappé, comment il avait pu s’obstiner sur cette piste sans issue. Seule piètre satisfaction : apprendre que son geôlier n’en savait pas plus que lui. Dans la médiocrité, on se contente de peu.

— Mais ceci sera corrigé dès ce soir, inspecteur, poursuivit le tueur. Les rédactions de tous les journaux de la capitale ont d’ores et déjà reçu un courrier de ma main où je leur explique que je n’ai pas assassiné cette dernière victime.

Il s’arrêta, sourire en coin, l’œil amusé, tandis que Lepois se redressait, attentif.

— Ne vous méprenez pas, je n’agis pas ainsi pour me dédouaner, mais à l’instar d’un peintre ou d’un compositeur, je revendique ce qui est mien et exècre qui essaye de m’égaler. Je serais étonné que ces feuilles de chou ne cèdent pas à la tentation. Bien sûr, je profite de cette tribune pour régler quelques comptes, notamment avec la Brigade, où je ne me prive pas d’exposer leur incapacité à m’arrêter. D’ici demain soir, cette chimère policière n’existera plus. Et beaucoup de têtes tomberont.

Le Poinçonneur se mit à rire. D’un rire contenu, presque étouffé, tel un phtisique pris d’un accès de toux.

— Vous rendez-vous compte, inspecteur ? hoqueta le tueur entre deux quintes. Je n’aurai même pas eu besoin de lever le petit doigt pour cela. Ces têtes tomberont, et pour de vrai, entendez-moi bien, conclut-il d’un clin d’œil complice.

Le policier n’en doutait pas. L’empire détestait l’échec. Encore plus quand celui-ci s’exposait sur la place publique. On inventerait un complot, une machination. Louisette tournerait à plein régime pendant quelques jours, puis on s’arrangerait pour occuper la populace avec d’autres nouvelles : une offensive dans l’Oural, ou un coup d’éclat des troupes en Louisiane. Qu’importe, il fallait du panache, des victoires et de l’héroïsme. Manœuvre diablement efficace pour réussir une manipulation de masse.


L’assassin se calma petit à petit. Il se racla la gorge, rajusta le col de sa chemise, reprit son allure apaisée et austère. Il sortit sa montre à gousset, la consulta, avant de la ranger dans un claquement métallique.

Lepois sentait le dénouement arriver. Il ne songeait plus à Olga, Mary, au meurtre ou à son enquête. Son geôlier en avait fini avec son discours, il n’allait pas tarder à clôturer son acte final.

— L’heure tourne, hélas, inspecteur. Permettez-moi de vous offrir à boire. Disons… en guise d’adieu ?

Il se dirigea vers la bouteille de bourbon, en remplit deux verres. Le policier tenait son ouverture. Le tueur devrait s’approcher de lui. À ce moment précis, il ne bénéficierait que d’une poignée de secondes pour agir. Il ne devait pas se rater. Il rassembla ses esprits, activa discrètement ses articulations. Combien d’heures était-il resté dans cette position ? Ses muscles l’élancèrent, meurtris. Il n’avait pas encore pris le temps d’écouter son corps.

Le Poinçonneur se dirigea vers l’inspecteur, lui tendit le récipient empli du liquide ambré. Lepois s’en empara le leva devant lui en guise de salut, puis d’un mouvement vif, le fracassa contre le sol et l’enfonça dans le flanc du tueur. Celui-ci parvint à limiter les dégâts de l’assaut en se reculant d’un bond. Il porta la main à son côté, la retira, recouverte de sang. Il chancela, manqua de trébucher sur le cadavre de Séraphin, se retint de justesse au rebord d’une table.

Lepois s’était levé, ignorant les élancements de douleur. Il s’activait à scier les liens de ses poignets à l’aide d’un éclat, un œil vigilant sur son opposant. Il devait se dégager au plus vite, se libérer en prévision d’une attaque du Poinçonneur.

Mais celui-ci ne bougeait pas, hébété par le carmin qui maculait ses paumes et sa chemise.

— Ainsi donc, je saigne, moi aussi ?

Il observa le policier, semblant ne pas comprendre ce qui venait de se passer, se redressa lentement, contourna le cadavre de son ancien disciple puis se dirigea d’un pas claudicant vers la sortie.

Lepois fit enfin céder les cordes de ses poignets. Le Poinçonneur ne se trouvait plus là. Il avait fui. Le policier ne devait pas traîner, le rattraper avant qu’il ne s’en aille, comme il l’avait annoncé. Redoublant d’ardeur, il lima les liens à ses chevilles. Puis viendraient ceux qui le retenaient prisonnier de l’anneau d’acier.

L’inspecteur s’empara d’un tison posé sur le dessus d’un poêle. Dérisoire arme de fortune, mais il se serait contenté de moins. Il ouvrit la porte avec précaution. Elle grinça. Derrière elle, un escalier de pierre, désert. En haut, de la lumière. Lepois marqua une pause. C’est plus le moment de réfléchir et d’avoir la frousse. Le Poinçonneur avait parlé d’incendie. Il avait dû piéger toute sa maison, d’explosifs, ou quelque chose dans le genre. Alors, si le policier ne souhaitait pas finir en poussière, il allait devoir s’activer.

Étrangement, ses pensées, en cet instant précis, allèrent vers les globes oculaires de Carmelle, laissés derrière lui. Tu voudrais quoi ? Les emporter dans un paquet cadeau, crétin ?

Il déboucha au rez-de-chaussée d’une demeure cossue. Des traces de sang, sur le carrelage. Petit Poucet, t’as marqué ton chemin. Lepois se précipita à sa poursuite. Il traversa un cellier, une cuisine, un salon, suivant les disques rougeâtres qui tachaient le sol.

Il déboula dans un hall impressionnant, dont la décoration n’aurait pas déplu à Balas, aux murs recouverts de têtes empaillées d’animaux sauvages. Lions, rhinocéros, guépards ou panthères le fixaient de leurs yeux morts. Un frisson le parcourut. Il avait toujours détesté ces bestioles. Et plus encore lorsqu’elles semblaient vouloir lui sauter à la gorge.

La porte d’entrée était ouverte. Il la franchit à toute allure, avant de recevoir un violent coup sur le crâne. Assommé, il poursuivit sa course, ses jambes tricotèrent sans rythme, ses bras essayèrent tant bien que mal de retrouver son équilibre perdu. Il s’affala de tout son long sur un perron recouvert de graviers, s’arracha les paumes des mains. Par chance, il s’arrêta juste en haut d’un large escalier.

Un nouveau choc, dans son dos. Une décharge électrique traversa son corps de part en part. Des étoiles devant les yeux, il se retourna avec difficulté. Le Poinçonneur le dominait, tenant à la main un imposant vase de marbre. L’arme du crime.

— Vous n’auriez pas dû, inspecteur. J’avais commencé à vous apprécier, grimaça-t-il.

La blessure du tueur laissait échapper un filet de sang qui, dégoulinant le long de sa jambe, inondait sa chaussure et se répandait sur le sol avide de liquide. Il leva le vase à deux mains au-dessus de lui. Lepois n’aurait pas le temps de se relever.

L’homme frappa. L’inspecteur se déporta juste à temps sur le côté dans un cri de douleur, lança son pied en plein sur le genou de son assaillant. Celui-ci, emporté par son élan, perdit l’équilibre, chuta dans le vide, atterrit avec rudesse cinq marches plus bas. Il poursuivit sa descente, roula sur les arrêtes acérées, sa tête et ses membres cognaient tour à tour sur les pierres taillées. Lepois perçut un craquement lugubre, un gémissement. Puis le silence.


L’inspecteur se redressa avec toutes les peines du monde. Son front saignait, le liquide poisseux brouillait sa vision. Son dos semblait avoir été concassé entre deux rouleaux d’acier. Il tituba, s’arrêta en haut de l’escalier. En contrebas gisait le Poinçonneur, désarticulé, les jambes repliées sous son corps, un bras passé par-dessus une tête ensanglantée.

Le policier descendit à son tour, glissa de marche en marche avec d’infinies précautions. S’agit pas d’imiter l’autre malade, là-bas.

Il finit les derniers mètres à quatre pattes, se pencha vers le Poinçonneur agonisant. La moitié du visage de l’assassin avait été fracassée dans sa chute. Un liquide verdâtre sortait d’entre ses lèvres, expulsé de son estomac.

— Ins… inspecteur… Je… je crois que je ne verrai pas… Londres.

Le policier aurait encore voulu lui poser une flopée de questions. Que savait-il sur le meurtre d’Olga ? Qui manipulait la Brigade ? Mais une seule franchit la barrière de ses lèvres. Une dernière question. Stupide, sans fondement.

— Pourquoi… articula-t-il avec peine. Pourquoi tous ces meurtres ?

L’homme fixa son œil déjà mort sur le policier. Un éclair de folie traversa l’iris délavé. Ses paupières s’étrécirent, il sourit d’une demi-bouche en partie édentée.

— Avez-vous… Avez-vous essayé d’arrêter de respirer, inspecteur ?

FIN DE LA PREMIERE PARTIE

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