Chapitre 1

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— Henry, tu peux m’expliquer ?

Le commissaire Marchand toisait son subordonné, dans les jardins dévastés de la vaste demeure du Poinçonneur.

Lepois avait réussi à se traîner le long de l’allée avec une idée en tête : trouver Jules, le faire rappliquer au plus vite. Il ramènerait la cavalerie avec lui, et de tout ce merdier ressortirait peut-être quelque chose : un indice, une piste, un lien avec le meurtre d’Olga ? Parce que l’inspecteur n’avait, une fois de plus, que ça en tête. Le Poinçonneur avec été exclut du jeu. Techniquement, il en avait même été expulsé par-dessus les marches de son escalier. Il n’avait pas tué la prostituée, et Lepois était retourné à la case départ.

— Je sais pas, Jules, répondit le policier. C’est toi le bon flic.

— Te fous pas de ma gueule. Tu me fais venir avec la moitié de la brigade parce que tu aurais mis la main sur le Poinçonneur, stoppé le plus grand criminel du moment avec tes deux seules paluches, et à mon arrivée, je ne trouve qu’un amas de pierre et de bois fumant. Sans oublier un cadavre en partie carbonisé tout droit sorti d’un cours de travaux pratiques d’une école de bourreaux.

— Écoute. Pas ma faute si ce toqué avait prévu de tout flamber. Tu crois que c’est moi qui ai allumé ce putain de brasier ?

— T’en serais capable.

— Possible. Mais là, j’ai manqué de peu de me faire roussir le râble. J’ai à peine eu le temps de m’éloigner de la maison que tout a commencé à brûler. Ce fumier a pas menti et a allumé ce merdier avant de s’enfuir.

— Une mèche lente, ponctua Marchand.

— Quoi ?

— Il a utilisé une mèche lente.

— Mais qu’est-ce que je m’en fous de ce qu’il a utilisé, ce cinglé ?

L’inspecteur sentait qu’il allait à son tour exploser sous peu. Son emprisonnement, l’assassinat de Carmelle, les révélations au sujet d’Olga, la mort du Poinçonneur, tout concourait à le faire glisser à la vitesse d’un cheval au galop sur la pente de la folie douce. Il se massa les tempes, tenta d’oublier un instant la douleur qui lui vrillait le crâne et les reins. Il devait reprendre la main. Les guignols étaient là, autant utiliser leurs compétences.

— Qu’est-ce qu’ils ont pu retirer de ce bordel, Jules ?

— Tu veux dire ? Du tas de chair noircie au pied de l’escalier, ou des décombres fumantes tout autour ?

La voix du commissaire se teintait de lassitude et d’irritation mêlées. Lui aussi ne devait pas être loin de partir de travers.

— De tout, bon Dieu, de tout ce que ces abrutis de cognes ont pu tirer.

— Ha, de tout ça, tu veux dire ? Hé bien, ils ont trouvé un tas de chair noircie au pied de l’escalier et des décombres fumantes tout autour.

— Très amusant. Le cadavre, je te l’ai déjà expliqué, c’est le Poinçonneur. Je ne connais pas son nom, il m’a dit s’appeler, ici en tout cas, Auguste.

— C’est ça, ponctua le commissaire, redevenu sérieux. Auguste Charles Lazare, du moins c’est ce que j’ai pu trouver dans les fichiers. Riche héritier d’une famille noble de Provence, industriel dans le textile.

— Et tueur à ses heures perdues.

— Possible. Sauf que cet Auguste n’existait pas il y a un an. Il est apparu au printemps dernier, a acheté cette propriété. Comme s’il était né d’un seul coup, par magie.

Pas étonnant. À coup sûr, on retrouverait un peu partout des histoires d’assassinats en série arrêtés au bout de quelques mois. Le Poinçonneur avait annoncé à Lepois qu’il possédait plusieurs identités. Il devait en changer à volonté, passant d’une région de l’empire à l’autre pour y commettre ses forfaits. Un itinérant du meurtre, en quelque sorte. Mais un itinérant à la ceinture bien garnie, capable de payer rubis sur l’ongle une demeure de plusieurs millions de francs et de la carboniser sans regret.

— Inutile de courir après un fantôme, de toute façon, se résigna l’inspecteur.

Lepois jeta un regard sur les ruines du repère du Poinçonneur. Il aurait voulu lui poser des centaines d’autres questions, l’assassin en savait plus sur le meurtre d’Olga, Lepois en était persuadé. Mais quelle réponse à la con il lui avait refourguée avant d’y passer ! Tu parles d’une épitaphe !

— Dans une sorte de laboratoire qui a peut-être été en partie épargnée par les flammes, les collègues trouveront un cadavre, ajouta le policier. Il s’appelait Séraphin, et c’était après ce gars que je courrais dans mon enquête sur Olga.

— C’était lui, le tueur ?

— Cherche pas à comprendre. Pour l’instant, j’ai pas envie de me lancer dans de grands discours. Avant de se faire amortir par le Poinçonneur, ce type a achevé ses devoirs en s’en prenant à une prostituée du nom de Carmelle. Elle lui avait échappé, et je l’ai rapatriée aux Trois couleurs pour… bordel… pour la protéger…

Les traits de Lepois se fermèrent. Quelle amère ironie, tiens ! Il avait ramassé cette pauvre petite, avait joué le grand seigneur, et tout ça pour quoi ? L’envoyer elle aussi à l’abattoir.

— La Berthier est venue nous chercher, répondit le commissaire. Il y a deux heures de ça. Une de ses filles a été retrouvée découpée au couteau. Une vraie boucherie, à ce qu’il paraît. Il lui manquait… putain, Henry, il lui manquait…

— Ses yeux, je sais, murmura l’inspecteur. Ils sont quelque part dans ce sous-sol, si tu les cherches.

Un remue-ménage en provenance des grilles de la propriété attira l’attention des deux policiers. Plusieurs véhicules à vapeur firent irruption dans l’allée, déboulant à tombeau ouvert au milieu des cognes. Ils s’arrêtèrent dans un nuage de fumée, pétaradant et soufflant. En sortirent une demi-douzaine de types, l’arme au poing et le visage furibard. La Brigade.


— C’est quoi, ce merdier ? éructa le premier d’entre eux. Qu’est-ce que vous foutez là, les postiers ?

Marin. Vieille branche. Tu vas apprendre la vie, mon petit gars.

— Lepois, évidemment ! J’aurais dû me douter que tu avais quelque chose à voir avec toutes ces conneries !

L’inspecteur remarqua le poing de Marchand qui s’était instinctivement refermé. Lui aussi n’aimait pas ces pitres, et il rêvait de leur voler dans les plumes. Lepois posa sa main sur l’épaule de son ami, lui fit signe de le laisser mener la danse. Quitte à prendre cher, autant que le commissaire reste en dehors de tout ça.

— Tiens, Marin ? Tu viens nous rendre une visite, dans notre quartier ? entama-t-il, ironique.

— Je vais où je veux dès qu’il s’agit du Poinçonneur, crétin ! À la différence de toi, qui fourre ton nez jusque dans nos bureaux. T’as de la chance qu’on n’ait pas réussi à mettre la main sur tes complices, Lepois ! Je me serais fait un plaisir d’actionner le levier de la guillotine.

— Je ne vois pas du tout ce que tu racontes, mon ami. De quels bureaux tu parles ? Je traîne que dans la boue et les bas-fonds, c’est bien connu. Ils t’auraient déjà viré de la rue de Jérusalem ?

Marin se tut, observa son opposant. Quelque chose venait visiblement de titiller son attention.

— De quoi tu parles, reprit-il ?

— Rien, mon vieux, on y reviendra plus tard. Alors, dis-nous donc, t’as pas répondu, tu nous rends visite ?

— Je suis là parce qu’il paraît qu’il s’est passé quelque chose en rapport avec le Poinçonneur, ici.

— Noooooon ? Tu rigoles ? Quelque chose ? Avec… avec qui ?

— Te fous pas de moi, Lepois.

— Si, toujours. Et avec plaisir.

— Je vais te buter, si tu continues.

— Si tu le fais avec autant de détermination que tu mènes ton enquête, je suis tranquille, alors.

Une fois plus, Marin tiqua. Une deuxième alerte de son inconscient, très certainement. Il répondit, d’un ton hésitant, empli d’un doute soudain :

— De… de quoi tu parles, Lepois ?

— Rien, rien. On y reviendra aussi, t’en fais pas. Donc, tu veux me dire que ton arrivée digne d’une charge sabre au clair a quelque chose à voir avec l’incendie de la maison du Poinçonneur et de son cadavre qui attend depuis des heures que tu te pointes, c’est ça ?

— QUOI ?

Le chef de la Brigade avait manqué de s’étrangler à l’annonce de Lepois. Il porta son regard aux pieds de l’escalier, où gisait encore le corps recouvert d’un drap, puis redirigea son attention vers son adversaire, incrédule.

— Ha, merde ! savoura l’inspecteur. Tu savais pas, pour le Poinçonneur ? Au fait, il s’appelait Auguste, et il adorait le Bourbon. Ha, et il se passionnait pour la recherche médicale. Il trouvait ça amusant, d’ailleurs. Peut-être une histoire de dualité entre les meurtres d’un côté et la possibilité de sauver des innocents de l’autre, je ne sais pas trop. Faut dire, j’suis pas très malin, hein ?

Marin ne pipait mot, les yeux écarquillés, une franche expression de surprise sur le visage s’accentuait à mesure que Lepois lui délivrait les détails sur l’assassin.

— Du coup, reprit le policier, t’es en quelque sorte au chômage, mon vieux. Plus de tueur, plus de Brigade. Et vu ce que la presse va balancer demain, à mon avis, il y aura même plus de Marin.

— De quoi… de quoi est-ce que tu parles ? bafouilla le cogne.

— Ce cher Auguste avait comme projet de visiter l’Europe. Enfin, avant de bêtement rater une marche d’escalier. Mais d’abord, il souhaitait expliquer au monde entier à quel point toi et tes branques êtes des incapables corrompus et manipulés.

— Je… je te permets pas !

— Si tu veux, andouille. Mais moi, je me permets. Donc, demain matin, toutes les manchettes devraient titrer quelque chose comme ça : « La Brigade n’est qu’un ramassis d’imbéciles et son chef le roi des cons. En page deux : Comment j’ai baisé Marin et sa femme, par le Poinçonneur ». Ou dans le genre, j’extrapole peut-être un peu.

Marchand, jusqu’ici silencieux, éclata de rire, ce qui décupla l’incompréhension et la colère de Marin. Il tremblait comme une feuille, ouvrant et fermant la bouche sans rien pouvoir articuler. Deux autres argousins du quartier s’étaient approchés et se joignirent à leur commissaire.

— C’est que des conneries, tenta le malheureux policier. Du vent, tout ça !

— Le vent, c’est le bruit que fait ta Brigade en courant après le Poinçonneur. Il a compris que vous ne vouliez pas l’attraper. Pourquoi ? Il ne me l’a pas dit, mais je trouverai. À moins qu’il ne réserve cette surprise aux feuilles de chou. À ta place, je ferais un tour chez le kiosquier, demain matin, histoire d’avoir des nouvelles fraîches avant ta mise à pied, mon couillon.

Marin se raidit. Il saisissait à présent la gravité de la situation. Il pâlit, chercha ses mots, tenta de s’expliquer, confus, incompréhensible. Il fixa Lepois, d’un regard empli de haine.

— C’est de ta faute, tout ça, carogne ! Si t’étais pas venu foutre ta merde par chez nous ! Je vais te buter !

— Tu permets ? intervint Marchand.

D’un mouvement précis, il écrasa son poing sur le nez de Marin. Un craquement, un gémissement. Du classique. Le policier tomba à genoux, les deux mains sur le visage.

— Bon Dieu c’que ça fait du bien ! s’exclama le commissaire. Des années que ça me démangeait.

— C’est pas correct, Jules, il était pour moi, ce coup-là, s’amusa Lepois.

— Désolé, Henry, j’ai pas pu résister.

Pendant ce temps, Marin se frottait le tarin, crachant du sang sur son joli pantalon.

— Fumier ! gargouilla-t-il. Vous allez me le payer. Tous les flics de Paris vont vous tomber dessus.

— T’as oublié que t’es plus rien, enfonça Lepois. Tu ferais même mieux de déguerpir et te planquer dans un trou, je donne pas cher de ta peau.

L’homme se redressa, aidé par un de ses subalternes accouru après l’échauffourée. Trois autres membres de la Brigade s’approchaient à pas pressés, la main sur leurs pétoires. Des cognes, du quartier ceux-là, se précipitaient en soutien à leurs camarades. Ça va mal tourner, s’inquiéta Lepois.

Plus rapide que les autres policiers, il sortit son arme, tira en l’air. Tous s’immobilisèrent, surpris par la réaction de l’inspecteur.

— On se calme, les enfants. Si on pouvait éviter de s’entretuer…

Marin recula, un mouchoir taché de sang entre les doigts. Toute colère s’était envolée, comme expulsée par miracle par le crochet de Marchand. Il s’appuya sur l’épaule de son subalterne, leva une main hésitante à l’attention de ses hommes, vaincu.

— On dégage, se contenta-t-il d’ordonner dans l’incompréhension générale.


Deux minutes plus tard, la Brigade tout entière faisait demi-tour, repartant aussi piteusement qu’elle s’était pointée en fanfare.

— C’était chaud, ponctua un des flics du quartier. S’est passé quoi ?

— Tu demanderas à ta mère, répondit Lepois, sans se soucier de la réaction de l’argousin.

Il se tourna vers son ami.

— Jules, merci pour ton coup de… main. J’espère que ça ne coûtera pas trop cher de t’être allié avec le flic le plus haï de Paris.

— Arrête tes conneries, Henry. T’as réussi un coup de maître, asséna le commissaire, embrassant des deux mains les alentours. Même si je t’ai gueulé dessus, un tueur a été mis hors d’état de nuire, et une bande d’incapables va se faire dégager de la police. Pas mal, pour un raté, non ?

Lepois haussa les épaules, peu convaincu. Le gnon filé à Marin avait enthousiasmé son ami plus que de raison.

— Si tu le dis.

— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? reprit Marchand.

— Ce que je vais faire ? À ton avis ? Je vais poursuivre l’enquête sur le meurtre d’Olga.

Le commissaire resta silencieux, incapable de répondre ou de raisonner son ami.

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