Chapitre 11
Foutu Russe ! Il l’avait bien mené en bateau, celui-là ! Lepois avait précipitamment quitté la demeure de la veuve Mallet, marmonnant à la va-vite excuses et remerciements. Il lui pressait de passer à l’étape suivante de sa relation privilégiée avec le Slave. Mais il serait plus prudent, cette fois-ci : pas de confrontation directe, il n’avait qu’une seule vie et ne souhaitait vraiment pas la perdre en remettant les pieds dans le café du quartier susse.
L’inspecteur avait chargé un des gamins qu’il utilisait habituellement de porter son message. Ces vauriens, orphelins pour la plupart, sautaient sur la moindre occasion pour récupérer quelques pièces. Leur petite taille en faisait des alliés précieux pour les voleurs et leur hardiesse leur permettait toutes les folies. On pouvait s’octroyer leurs services pour presque rien… à condition de s’assurer qu’ils remplissent bien leur mission, car les plus malins empochaient l’argent et filaient pour ne plus jamais revenir.
— Va porter ce mot au café, au coin de la rue de Grenelle et de la rue Vaugirard, avait ordonné Lepois à un môme d’à peine neuf ans, crasseux mais à l’œil vif.
— Bien, m’sieur, acquiesça celui-ci.
— Mais tu reviens avec une réponse, petit. Et je te donnerai le reste de ton dû.
Le policier tendit un billet coupé en deux, inutilisable en l’état.
— Quoi ? s’offusqua le galapiat, vous vous méfiez de moi, m’sieur l’inspecteur ?
— Comme d’une pute vérolée, oui.
— Avec tous les services que je vous ai rendus par le passé ?
— Et tous les coups que t’as essayé de me faire dans le dos.
— J’m’offusque, monsieur, j’m’offusque.
— Alors, fais-le en courant, lui balança Lepois d’un coup de pied dans le fondement.
Le gamin, habile, évita la sanction d’un bond et fila à toutes jambes en hurlant : « mort aux cognes ! » à tue-tête.
Saloperie de chiards, s’amusa l’inspecteur. Aussi utiles que nuisibles.
Le Russe était en retard. Lepois faisait le pied de grue à un jet de pierre de la cathédrale Saint-Alexandre Nevsky. Une heure plus tôt, le môme lui avait rapporté la réponse écrite de Piotr où il lui indiquait le lieu et l’heure de leur rendez-vous. Une entrevue avec les Saints pour témoin, toujours moins risqué qu’une discussion au milieu de Slaves avinés, se rassura le policier.
L’inspecteur tua le temps en étudiant l’édifice religieux. Les tours coniques, la croix orthodoxe lui rappelaient l’icône découverte sous le matelas d’Olga. Bien plus simple et épurée de l’extérieur que la plupart des églises de la capitale, elle semblait perdue, comme larguée d’un dirigeable, abandonnée à des milliers de kilomètres de son lieu d’origine. Une poignée de fidèles gravirent l’escalier de pierre et s’engouffrèrent dans le bâtiment. Des femmes, pour la plupart. Les hommes étaient à cette heure de la journée occupés sur les chantiers ou les docks. Leurs mères et épouses prieraient pour leur salut pendant qu’ils s’épuiseraient à la tâche. Ou périraient, comme cela arrivait parfois, sous une poutre ou une caisse, tombées d’un toit ou du pont d’un bateau.
Une patrouille de police montée passa dans la rue. Par réflexe, Lepois se rencogna contre le porche où il s’était abrité. Leurs sabots glissaient sur les pavés humides, les canassons partaient parfois dans de dangereuses embardées. Manquerait plus qu’ils se ramassent, les collègues. Les intrus passèrent, sans même lui jeter un regard et s’éloignèrent, fiers comme Artaban, malgré leur assiette précaire. L’inspecteur s’amusait de son réflexe : après tout, il faisait partie de la Maison. Mais il préférait éviter de justifier sa présence si loin de chez lui, alors autant rester à distance des collègues.
Un homme, à cinquante mètres de là, attira son attention. Il avait adopté une tactique similaire à la sienne, disparaissant au passage des cavaliers, pour sortir avec prudence une fois ceux-ci à bonne distance. Il se dirigea vers la cathédrale d’un pas rapide, jetant par moment des coups d’œil nerveux alentour. Aussi discret qu’un agent de la police secrète, celui-là… La silhouette s’arrêta sur le parvis, tourna brièvement la tête dans sa direction. Une cicatrice. Piotr, bien sûr ! Le nouveau venu ne s’éternisa pas et pénétra dans l’église, sans un geste en direction de l’inspecteur.
— Pas le choix, marmonna-t-il.
Il avait espéré un moment que l’entrevue se déroule quelque part à l’extérieur de l’édifice. Depuis combien de temps ne s’était-il pas rendu dans un lieu consacré ? Son baptême, peut-être ? Les saints allaient-ils le laisser franchir l’entrée, ou bien ouvriraient-ils directement les portes de l’enfer pour qu’il aille s’y faire griller les arpions ? Et d’ailleurs, est-ce qu’il y avait des putes à protéger, là-dessous ?
La cathédrale baignait dans une lumière… divine ? Les dorures recouvraient les murs, décorés de peintures pieuses, vives et colorées. Les bougies, par centaines, inondaient la nef, depuis les gigantesques candélabres qui pendaient au plafond. Même les bâtiments impériaux les plus ostentatoires ne parvenaient pas à rivaliser avec ce luxe. Les orthodoxes, assurément, avaient le coup pour la mise en scène. Napoléon aurait dû se faire enterrer ici, plutôt que dans l’austère Arc de triomphe de l’Étoile !
Un pope, longue barbe grisâtre et austère robe noire contrastant avec le faste alentour, lui fit signe de s’avancer vers lui.
— Inspecteur Lepois ? murmura-t-il d’une voix grave teintée d’un fort accent russe.
— Possible, rétorqua le policier, plus pour le principe.
L’homme ne cilla pas et s’éloigna d’un pas vif en direction d’un escalier qui semblait mener à un sous-sol. Est-ce qu’il devait le suivre ? L’ecclésiastique, parvenu en haut des marches, se retourna. Un pli au coin de sa bouche manifesta une pointe d’impatience.
— Par ici, lui ordonna le barbu, désignant l’obscurité.
— Sûr ? ironisa l’inspecteur, sans succès.
Mais l’autre, déjà, s’éloignait en direction de l’autel. De là, il bénéficierait d’une vue privilégiée sur la porte de la cathédrale. Au moins, on ne se fera pas surprendre par des visiteurs inopportuns, se rassura le policier. Prévenus, mais coincés sous terre comme des rats. Formidable.
La crypte se révélait tout aussi somptueuse que le reste du bâtiment. Plus mystérieuse, aussi, dans la semi-obscurité qui y régnait, avec cette voûte basse recouverte d’innombrables mosaïques colorées. On ne pouvait rêver mieux, pour un rendez-vous secret.
Piotr patientait à l’autre extrémité de la pièce, dos tourné, les yeux fixés sur une icône. Personne d’autre de visible, ils se trouvaient donc, en toute apparence, seuls. Le balafré n’avait pas convoqué ses gros bras, toujours ça de pris.
— Inspecteur, vous êtes fou, pour m’envoyer ce message ? entama le jeune homme, toujours occupé à son observation.
Lepois ne cilla pas. Après tout, il était allé à l’essentiel : « Olga. Mallet », s’était-il contenté d’écrire. Il aurait pu se montrer bien plus direct et vindicatif : « Espèce de petit con de Russe, tu t’es bien foutu de ma gueule, viens me retrouver que je te rappelle la Bérézina ! ». Il aurait même pu rajouter, didactique : « Pour mémoire, au cas où tu aurais séché l’école, c’est là où notre Napoléon a torché votre Tsar Alexandre. ». Alors, non, franchement, il s’était montré vraiment courtois et civilisé, sur ce coup.
— Disons, mon cher ami, répliqua l’inspecteur, que la dernière fois que je suis venu vous voir, j’ai perdu deux à trois ans de ma vie, donc je suis plus prudent, désormais.
— Vous vous moquez de moi ? gronda Piotr, lui faisant à présent face.
Sa balafre luisait à la lumière des lampes à pétrole. Son visage, beau malgré sa blessure, se déformait sous le coup de la colère.
— Un signe de ma part, et c’est le reste de votre capital que vous perdez ! s’exclama-t-il. Vous n’imaginez pas les risques que j’ai dû prendre, pour venir jusqu’ici. Depuis la mort… depuis la mort de Mallet, je dois me cacher, changer de planque tous les jours. Je ne fréquente pas deux fois le même endroit, et vous, vous agissez avec votre discrétion de cogne et me faites porter un message ! Et par un môme, en plus ! Je ne sais d’ailleurs même pas comment il a pu me trouver, ce morveux.
— C’est un expert, affirma Lepois. Il vaut son prix.
Vu l’exposé du balafré, l’inspecteur se demanda s’il n’avait pas fait preuve d’un peu trop de légèreté, sur ce coup. Si le gamin avait pu trouver Piotr aussi facilement, il aurait pu tout aussi aisément le trahir et rameuter… rameuter qui, d’ailleurs ? Des méchants, dirons-nous, pour faire simple. Cela dit, le policier débutait, dans le complot politique, il pouvait demander un peu de mansuétude.
— Ils doivent déjà être à mes trousses, murmura le Russe.
— Les argousins ?
— Si seulement, ricana-t-il. On serait tranquilles, dans ce cas-là. On les verrait arriver à deux kilomètres, et il suffirait d’un peu de cliquaille pour relaxer les plus perspicaces.
— Je me sentirais vexé si je ne pensais pas la même chose.
— Mais ces hommes-là, vous ne les connaissez pas, reprit Piotr, indifférent à la remarque de Lepois.
— Justement, j’aimerais beaucoup changer ça.
L’autre se raidit. Il fixa la flamme de la lampe, le regard perdu, dans un silence de plomb. Il semblait effrayé, réellement effrayé. Le policier comprit qu’il devrait faire le premier pas, s’il voulait en savoir plus.
— Je sais, pour Olga, lança-t-il. Son rôle, dans votre… organisation. Et ses liens avec Mallet, également.
— Alors vous êtes déjà mort, asséna le balafré.
— Comme le gouverneur, c’est ça ?
— Quoi ?
— Allons, mon cher Piotr, pas avec moi, s’il vous plait. Vous ne m’avez même pas demandé comment je connaissais ce Mallet, comme si c’était une évidence pour vous. Et nous savons tous deux qu’il ne s’est pas suicidé, n’est-ce pas ?
Le jeune homme s’affaissa, s’appuya contre une colonne, la respiration hachée.
— Oui… bien sûr, je m’en doutais, mais…
— Mais c’est une certitude ! le coupa l’inspecteur. Je suis allé chez lui, j’ai rencontré sa veuve. J’ai trouvé un signe, la marque d’un tueur. Mallet a été assassiné, et vous le savez parfaitement bien !
Le Russe fixa le policier à la recherche de la plus infime trace de mensonge. Lepois demeura imperturbable, acceptant cette inspection sans broncher. Il la savait nécessaire, s’il voulait lever la méfiance bien justifiée de son interlocuteur.
— Louis Pierre est venu me trouver, il y a plusieurs mois, entama Piotr, d’une voix éteinte. Il connaissait notre groupe, ce que nous faisions, pour les esclaves. Mais nous n’étions pas, à cette époque, organisés, ni efficaces. Il nous a apporté son soutien, ses contacts, son argent. C’est… c’est lui qui a suggéré d’utiliser Olga comme intermédiaire.
La voix du balafré se brisa. Ces deux-là devaient probablement être bien plus que de simples camarades de lutte.
— Qui était-elle ? osa l’inspecteur.
Piotr se tut un long moment, les yeux dans le vide, comme revivant une époque passée et à jamais révolue.
— Nous… nous venions du même village, dans la périphérie de Perm, sur les contreforts de l’Oural. Ses parents ont été enlevés par des rabatteurs, alors qu’elle n’avait que neuf ans. Elle n’a dû la vie sauve qu’à sa petite taille : cachée sous le plancher de leur isba, elle a vu son père et sa mère se faire emporter sous ses yeux. Ma vieille mamouchka, inutile, a été tuée par ces monstres. Je braconnais dans les environs, au moment de leur razzia et je suis revenu au bruit des premiers coups de feu. Mais bien trop tard. Quand je suis arrivé, le village brûlait et il ne restait plus que des cadavres dans les rues.
— Ils vous auraient également emporté, murmura Lepois.
— Mais j’aurais pu en tuer quelques-uns avant ! s’emporta le Russe.
Il serra les poings, l’œil brulant d’une vengeance inassouvie.
L’inspecteur n’avait plus envie de provocation ni de brusquerie. Il écoutait avec attention l’histoire cruelle mais répétée à l’infini partout sur le globe : l’humanité excellait pour faire souffrir son prochain. Olga, enfin, prenait corps, une vie, une histoire. Elle n’était plus un simple cadavre, une chimère après laquelle il courait. Il l’imaginait, pétrifiée de peur, observant ses parents disparaître, à travers les lattes disjointes, la laissant seule du haut de ses trop peu nombreuses années.
— Nous avons fui, poursuivit Piotr. Deux enfants isolés dans cette région hostile ne pouvaient survivre plus que quelques semaines. D’errance en course désespérée, nous avons suivi malgré nous le chemin des esclavagistes. Peut-être gardions-nous l’espoir de libérer les parents d’Olga ? Les convois traversent l’empire, jusqu’aux ports de l’Atlantique, et il nous a fallu cinq longues années avant d’arriver à Paris. Epuisés, affamés, la communauté russe nous a recueillis. Ils nous ont protégés. Et l’idée a lentement germé : aider nos compatriotes à échapper aux chaînes.
Pauvres gamins, songea Lepois. Qu’avaient-ils dû endurer avant de se retrouver sur les rives de la Seine ? Quelle volonté de survie incroyable, pour franchir ces milliers de kilomètres, affronter ces dangers. Et quelle force que de vouloir, à leur niveau, lutter contre cette organisation.
— Pourquoi le Louisiane ? s’enquit le policier. Pourquoi envoyer Olga là-bas ?
— Ce bouge, s’emporta le balafré, est l’un des principaux lieux d’achat de prostituées esclaves, dans la capitale. Nous pensions qu’y infiltrer Olga permettrait de récolter des informations. Mais…
— Mais vous n’aviez pas imaginé que le propriétaire pouvait être plus intéressé par ses gains que par les beaux yeux d’Olga, c’est ça ?
Piotr s’assombrit, coupable. Lepois se rappela les questions du patron du bordel, au sujet de la prostituée. Il se souvint aussi des propos de Mary, à ce sujet, la répugnance des filles à y travailler. Pas évident d’avoir pour collègues des gagneuses qu’on devait probablement enfermer tous les soirs. Et rien de plus facile, une fois « cassée », de remplacer une esclave par une autre. Si le client payait assez cher pour de la viande fraiche, le patron s’y retrouvait toujours.
Le policier sentit soudain un coup écraser sa poitrine. Mary. Elle devait forcément savoir, pour l’origine des prostituées. Pourquoi n’en avoir rien dit ? Lui avait-elle sciemment caché des informations ? Ou bien, au contraire, les lui avait-elle divulguées, au compte-goutte ?
— Et c’est donc comme ça qu’Olga a échoué rue Quincampoix, c’est ça ?
Le Russe se contenta de hocher la tête.
— Une suggestion de Mallet, je suppose ?
— Il nous a traités de fous, d’avoir placé Olga là-bas, quand il l’a appris, marmonna Piotr.
Pour ça, il n’avait pas tort, le faux suicidé. Foutus gamins, bon sang ! Envoyer une pauvre petite comme Olga dans la gueule du loup. Elle aurait pu se faire repérer par ce salopard de Duplessis. Il aurait pu lui faire subir mille tourments et… ouais… il aurait pu la tuer… Pour ce que ça changeait, finalement…
— Et vous pensez qu’Olga et Mallet ont été assassinés par les esclavagistes ? reprit Lepois.
— Qui d’autre ? crissa le slave.
Bonne question, ça. Qui d’autre ? Il y avait tant de possibilités. Une de plus ou une de moins… Il ne lui restait plus qu’à les faire tomber comme des quilles et voir ce qui resterait debout en dernier.
— Qui est à la tête de ce réseau ?
— Un gros bonnet. Intouchable. On a déjà perdu trois hommes en tentant de l’assassiner…
— Piotr, ça fait trop longtemps ! intervint le pope de tout à l’heure, interrompant brutalement leur conversation.
— Venez, inspecteur, s’alarma soudain le balafré. Le père Victor a raison, on ne peut pas rester ici plus longtemps.
Lepois acquiesça. Il suivrait ce gamin jusqu’en enfer, si ça lui permettait d’y voir enfin plus clair.
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