Chapitre 12
L’engin à moteur pétaradait et fumait dans les rues de Paris. Lepois tentait de ne pas laisser paraître son appréhension, lui qui s’était juré de ne jamais monter dans une de ces autovapeurs. La puissance de la chaudière à charbon les propulsait à près de trente kilomètres à l’heure, et ils dépassaient fiacres et calèches dans un vacarme peu discret.
— Vous vous moquez de moi ? s’était-il exclamé, sur le parvis de la cathédrale.
— C’est le plus rapide de tous nos véhicules, avait rétorqué Piotr, un brin vexé.
— Et forcément le plus discret, aussi ? On va se faire repérer avant même d’arriver, bon Dieu !
Le balafré avait haussé les épaules et s’était renfrogné dans un silence boudeur. Le policier exagérait bien sûr un poil. Il savait bien que le nombre de machines de ce type dans la capitale leur permettrait de se fondre dans la masse sans trop de problèmes. Paris n’était pas une préfecture de province, après tout ! Il avait juste laissé s’exprimer ses angoisses et attrapé au vol la première excuse plausible. Car il n’en menait pas large, assis à l’arrière, aux côtés du Russe. Le chauffeur, un gaillard au sourire édenté et à la moustache digne d’un cosaque, malgré la circulation, ne semblait pas vouloir ralentir et s’infiltrait dans le moindre interstice puis se rabattait au dernier moment, dans un grand concert de cris et de jurons.
Les rues défilaient sous leurs yeux. Les alentours avaient changé, depuis leur départ. D’abord riches et prospères, ils étaient devenus à présent miséreux et délabrés. Ils avaient effectué un détour conséquent, passant par les quartiers du Louvre, de l’Élysée, puis des Batignolles. Les grandes artères laissées derrière eux, ils avaient retrouvé les voies étroites et sinueuses que le policier connaissait bien.
— On va où ? entama Lepois au bout d’un long moment de silence.
Avant de mourir dans une gerbe de flammes, il espérait au moins connaître le but de leur expédition.
— Dans le Quartier Protégé, marmonna Piotr.
— Quoi ? Est-ce que vous êtes sûrs d’avoir compris le sens du mot discrétion, dans vos cours de français ? Parce qu’à choisir, on pourrait aussi se rendre directement à l’hôtel particulier de ce type qui dirige le réseau, et sonner à sa porte, la bouche en cœur, hein ! On ne serait qu’un cran au-dessus de la stupidité, sur ce coup.
Le balafré le fixa d’un œil noir et prit quelques secondes pour répondre, d’un ton tranchant :
— Nous avons des amis partout, inspecteur. Certaines portes sont plus faciles à ouvrir que d’autres, c’est tout. Le mur ne protège que ceux qui respectent la loi, vous devez bien le savoir.
Lepois sourit. Il ne pouvait pas dire le contraire, pour l’avoir violé par deux fois en quelques jours. Chaque trafiquant, voleur ou contrebandier connaissait au moins un moyen de pénétrer dans le quartier, de toute façon.
— D’accord, céda-t-il. Mais vous ne m’avez pas répondu : on va où ?
— J’ai un ami, je vous l’ai dit.
— Ecoute-moi bien, s’emporta le policier, passant au tutoiement sans s’en apercevoir. Si tu t’ouvres pas un peu, je sors de ton cercueil sur roue, et je te laisse en plan. Je ne vois d’ailleurs même pas pourquoi j’ai accepté de te suivre.
— Parce que vous avez besoin de réponses, inspecteur. Et d’un solide coup de pouce dans cette enquête où vous vous enfoncez.
L’homme marqua une pause. La tête incrédule du policier valait visiblement toutes les récompenses.
— Nous allons voir un ami, Alexandr. Il a été embauché récemment dans une famille de la haute et pourra vous aider sur certains points.
— Et pourquoi est-ce qu’il m’aiderait ?
Cette question lui trottait dans la tête depuis qu’ils avaient quitté la crypte. Il avait même pensé, pendant un moment d’inquiétude, que le Russe lui tendait un piège, profitant de son isolement, sous terre ou dans la cathédrale. Il aurait opté pour cette solution, à sa place.
Piotr laissa errer son regard par la fenêtre.
— Si vous menez votre enquête jusqu’à son terme, inspecteur, si vous remontez la piste de l’assassinat d’Olga et de Mallet, les esclavagistes subiront un rude revers, ce qui nous laissera le temps de nous réorganiser.
— Vous ne lâchez donc rien ?
— Avez-vous déjà vu un Russe abandonner ? se gonfla de fierté le balafré.
Lepois se retint de parler de la retraite de l’armée du Tsar en plein cœur de l’hiver, ou de la capitulation de Saint-Pétersbourg. Autant garder de bons contacts avec son cher ami de l’Est.
— Et puis, poursuivit Piotr, d’une voix soudain emplie de colère et de chagrin mêlés, vous leur ferez payer la mort d’Olga. Là où… là où nous avons échoué.
L’argument, imparable, ne tolérait aucune réponse. Le policier avait bien saisi, du moins le pensait-il, la relation qui unissait la petite et son guide du jour. D’amicale, elle avait dû se muer en une forme d’attachement profond, ou quelque chose de plus fort encore, peut-être ? Combien devaient-ils tous deux être passionnés et avides de revanche, pour accepter de prendre autant de risques ? Qu’avait dû endurer Piotr en laissant la jeune femme endosser le rôle, certes feint, d’une prostituée ? Qu’avait subi Olga par le passé pour risquer ainsi sa vie pour leur cause ? Lepois ne pouvait que toucher du doigt cette force, cette union. Qu’aurait-il fait, en pareille situation ? Il chassa ces pensées de son esprit, refusant d’y répondre… Il ne connaissait que trop bien la réponse.
Leur véhicule stoppa. Le mur du Quartier. Deux miliciens s’approchèrent d’eux, suspicieux, scène vue et revue des centaines de fois. Un billet passa des mains du chauffeur à l’un des gardes. Classique, toujours. Ils échangèrent à voix basse quelques mots. En Russe ? Voilà qui devenait plus original. Le garde hocha la tête, salua Piotr d’un clin d’œil avant de laisser passer leur engin. Le vrombissement du moteur se répercuta jusque dans les tripes du policier. Et de trois ! songea-t-il avec amusement.
— Nous avons des amis partout, je vous l’avais annoncé, triompha Piotr, sous le regard médusé du policier. Encore un peu de courage, inspecteur, il ne reste plus longtemps d’ici à la rue de Longchamp, ajouta-t-il dans un sourire ironique.
Petit con ! Te gêne surtout pas, fous-toi bien de ma gueule !
Ils traversèrent le Quartier Protégé à vive allure. Les larges avenues facilitaient à nouveau les zigzags du chauffeur et la circulation s’y révélait bien moins dense que dans le reste de la capitale.
— Va falloir que je songe à recruter quelques Russes en guise de bourrique, sourit Lepois. Vous paraissez plutôt efficaces, en la matière.
— Vous pouvez toujours rêver, tacla Piotr.
Leur voiture dépassa un chariot bâché conduit par un charbonnier qui effectua au dernier moment une brusque embardée et percuta leur flanc. L’inspecteur ressentit le choc contre le flanc de leur habitacle et se trouva plaqué vers la portière. Un juron, depuis l’avant de leur autovapeur, un violent coup de volant pour limiter la casse. Le chariot, quant à lui, semblait poursuivre sa route, collé à eux dans une gerbe d’étincelles.
Un fiacre, venant de leur gauche, coupa alors leur trajectoire. Leur cosaque serra la manette des freins dans un grand crissement métallique, tout en relâchant la pression de la chaudière. Un craquement, sur l’avant. Ils basculèrent, emportés par leur élan. Un essieu, ou quelque chose d’équivalent, venait certainement de céder. Ils glissèrent sur une dizaine de mètres, dans un fracas de vitres brisées, de bois lacéré et de métal tordu. Lepois s’agrippait à tout ce qui passait à sa portée, avec la désagréable impression de se retrouver dans une essoreuse. Son genou cogna quelque part, déclenchant une vague de douleur, son crâne heurta le toit puis il rebondit contre ce qui restait de la paroi séparant l’habitacle du poste de conduite. Il n’avait même plus la présence d’esprit de crier ou de hurler, encaissant les coups les uns après les autres. Le calvaire lui sembla durer une éternité. Le mélange de crissements, grincements et craquements lui vrillait les oreilles, irradiait jusqu’à ses mâchoires.
Ils s’immobilisèrent enfin. Le silence revint, seulement interrompu par les gémissements de leur chauffeur. Le choc initial l’avait projeté contre le large volant de bois. Il respirait avec difficulté, une mousse rosâtre s’échappait de sa bouche déformée par la souffrance. Merde, c’est un coup à s’être éclaté les poumons, ça !
Deux claquements secs. Les râles stoppèrent aussitôt. Le policier reconnut sans peine ces sons familiers. Des coups de feu. Alarmé, encore sonné par le choc, il tenta de se redresser, malgré sa jambe qui le lançait et le sang qui s’écoulait d’une plaie, sur le haut de son front. Avant toute chose, s’extirper de ce tombeau. Ensuite, viendrait le temps de l’analyse. Il porta la main à son flanc. Au moins, l’artillerie se trouvait toujours en place. Rapide inspection générale. Pas trop de dégâts, en apparence. Sauf son genou, bien sûr.
À l’extérieur, des bruits de pas. Plusieurs personnes s’approchaient, avec prudence. Logique.
Piotr grogna. Sonné, il venait tout juste de reprendre connaissance. Il jeta à Lepois un regard encore vide, hébété. L’inspecteur lui fit signe de se taire. Autant essayer de se faire passer pour morts quelques minutes de plus.
— C’est une embuscade, murmura-t-il. Ton chauffeur a canné, et ça va pas tarder pour nous. T’es armé ?
— Non, je… Mais qui ?
— Tu leur demanderas !
L’inspecteur releva le bas de son pantalon, sortit son pistolet à un coup du petit étui maintenu à sa cheville. Il l’avait surnommé « dernière chance », allez savoir pourquoi.
— Prends ça, ordonna-t-il en tendant l’arme vers Piotr. Mais fais gaffe, c’est comme pour ta première fois, t’as droit qu’à un essai. Alors, tâche de viser juste et de pas lâcher ton jus trop tôt.
Il leva les yeux vers la portière en partie défoncée, au-dessus d’eux. Dissimulés derrière les sièges avant de l’épave, personne ne pouvait les voir, depuis l’extérieur. Et d’ailleurs, toute cette partie du véhicule n’était plus qu’un enchevêtrement de tiges métalliques et de pieux déchiquetés. La seule issue possible se trouvait donc par là-haut.
— Bon, reprit le policier. S’ils sont pas trop cons, y en a un qui va pas tarder à fourrer son museau par l’ouverture du dessus. S’ils sont très cons, par contre, ils vont nous canarder et tout faire péter en touchant la chaudière…
Il n’était de toute façon pas pensable de trainer. Lepois percevait depuis un moment déjà le sifflement de la vapeur sortant d’un joint déformé ou d’une valve bousillée. Le feu d’artifice de la nouvelle année risquait d’avoir un peu d’avance.
Au dehors, ça négociait. Ça s’engueulait, même. Plutôt bon signe. Puis du bruit, à l’extérieur. Apparemment, ils venaient de nommer leur avant-garde. Une main fébrile tenta d’activer la poignée de la portière. Ben voilà, ils sont juste pas trop cons, finalement.
— Celui-là, tu me le laisses, chuchota Lepois. Une fois que je l’aurai descendu, on sort comme des diables de cette boite, on arrose, et on fait comme dans l’armée, on se tire ailleurs.
Piotr acquiesça, avec la décence de ne pas commenter le mauvais jeu de mots. Au même moment, le panneau défoncé s’ouvrit dans un craquement, et un visage hirsute s’encadra dans la lumière. Une seconde avant d’exploser dans une grande gerbe de sang, de cervelle et d’éclats osseux qui dégoulinèrent sur les deux compères.
— Merde, jura le policier. C’était pas prévu, ça !
Il se redressa, poussa le cadavre et se hissa à travers l’espace libéré, suivi de près par Piotr.
La chaussée était un carnage. Des débris sur cinquante mètres, leur véhicule fumant dangereusement. Et cinq hommes, pistolet au poing qui venaient de précipitamment trouver refuge derrière des abris de fortune après la détonation. Les deux rescapés devaient profiter de l’effet de surprise tant que les autres se trouvaient encore sidérés.
Les premiers échanges de tirs débutèrent avant même que Lepois n’ait eu le temps de sauter à terre. Au temps pour l’effet de surprise et la sidération… Il tira à l’aveuglette, plus par principe que dans l’espoir de toucher une cible. Par chance, leurs assaillants se trouvaient de l’autre côté de la carcasse, ce qui leur avait évité de se faire percer de nouveaux orifices. Abrité aux côtés de Piotr, l’inspecteur tentait d’élaborer un plan de fuite. Ils devraient se débrouiller seuls car, comme toujours dans ces cas-là, la milice n’était pas là quand on avait besoin d’elle.
— On va filer par là-bas, ordonna-t-il au Russe, désignant une ruelle, à moins de vingt mètres d’eux. Je passe le premier pour tâter leur résistance. Une fois arrivé, je te couvre pendant que tu te radines. C’est compris ?
Son camarade, blafard, approuva. Lepois rechargea son arme, prit une grande bouffée d’air saturé de fumée et bondit.
Il courut comme jamais il n’avait couru, changeant de trajectoire tous les deux ou trois pas, afin de ne pas offrir une cible trop facile. Chaque appui lui arrachait des larmes de douleur, et les balles sifflaient autour de lui. Pas possible, pour viser aussi mal, ces types doivent être des cognes, ma parole ! Une détonation, suivie d’un hurlement. « Dernière chance » venait de passer à l’action. Bravo, petit, félicita mentalement Lepois.
Plus que deux foulées. D’un bond, il se jeta à l’abri derrière l’angle d’un immeuble. Le cœur battant, les poumons prêts à exploser, il ne prit pas la peine de reprendre son souffle et adressa un signe à Piotr. À lui de battre le record olympique.
Le balafré s’élança, tandis que le policier tirait en direction de leurs adversaires. Le gamin venait de franchir les dix premiers mètres. Un sifflement, du côté de la chaudière. Merde !
— À terre ! hurla-t-il, trop tard.
Une explosion assourdissante vrilla les tympans de l’inspecteur. Des morceaux de métal en fusion s’élevèrent dans le ciel, jaillirent dans toutes les directions, au milieu d’une cathédrale de flammes haute de deux étages. La chaleur lui brula le visage, le souffle lui donna l’impression de se retrouver au milieu d’une tornade.
Piotr fut projeté en avant, vola dans les airs sur plusieurs mètres. Il s’affala sur le trottoir, au milieu des débris qui retombaient en cascade. Pantin désarticulé, il gisait sur le ventre, un bras passé par-dessus la tête. Une pièce d’acier lui transperçait la colonne.
— Non ! Bon Dieu ! hurla Lepois en se précipitant vers le blessé.
Il n’avait plus rien à faire du brasier, des morceaux fumants qui noircissaient ses vêtements. Il s’en foutait, même. De ça et de leurs assaillants. Qu’ils aillent tous crever !
Le dos du gamin n’était plus qu’un foyer ardent. Des lambeaux de peau cramoisie collaient sur les restes de ses vêtements carbonisés. Ailleurs, la chair à vif cloquait déjà et suintait, sanguinolente. Le pieu de métal, funeste mat, oscillait au rythme de la respiration saccadée du Russe.
— Alexandr… souffla-t-il… Comtesse de T… rue… rue de Longchamp…
Son visage se tordait de douleur, les mots sortaient à peine, fil ténu à peine audible, interrompus par des crachats sanglants. Le policier se tenait aux côtés du mutilé, inutile. Il jeta un coup d’œil vers la carcasse de leur véhicule. Plus aucune trace de leurs adversaires. Avec un peu de chance, ils avaient été volatilisés dans l’explosion.
Au loin, des coups de sifflets stridents, le son de cloches s’approchant rapidement. L’inspecteur voulait rassurer le gamin, lui mentir, affirmer que tout allait bien, qu’ils allaient attendre les secours. Mais le Russe lui offrait désormais des yeux fixes, vitreux, par-delà les frontières de la mort. Son corps se relâcha, entre les bras du policier.
— Putains de salopards ! hurla-t-il.
Il se releva, chancelant, les yeux brûlants de larmes dans l’épaisse fumée qui les entourait. Il s’éloigna d’un pas saccadé, toussant une poussière noire qui avait envahi sa gorge. Il devait à tout prix filer avant que la cavalerie ne se pointe enfin.
Lepois tourna à l’angle de la rue, à contre-courant des badauds attirés par l’odeur de la mort. Il se fondit dans la foule, tête baissée.
Une question le taraudait : Est-ce qu’il avait tiré la balle qui avait tout fait exploser ?
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