Chapitre 17

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Poing serré, Lepois se tenait depuis cinq minutes devant la porte de Mary, incapable de frapper. Sorti de la morgue, il s’était repassé cent fois les paroles de Balas, avait tenté de les écarter, avant qu’elles ne reviennent, sournoises, s’insinuer dans son esprit. Le légiste avait raison : ses propres réflexes de policier avaient été occultés par ses sentiments pour l’Irlandaise. Il avait observé les signes sans les noter, oublié les indices qui auraient dû alarmer ses sens.

Mary l’aurait envoyé enquêter sur le meurtre d’Olga, en pleine nuit et à l’autre bout de Paris, pour une simple question d’amitié ? Et il avait foncé, tête baissée, chevalier servant au secours de sa protégée, bien trop heureux de pouvoir montrer une fois de plus à la rousse l’étendue de ses pouvoirs, la profondeur de son amour pour elle. Pathétique ! Qu’avait-il espéré en guise de récompense ? Qu’elle se jette à ses pieds, se pâme de reconnaissance, promette qu’il resterait désormais le seul ? Ou bien qu’elle accepte, enfin, de fuir dans cet orient lointain dont il rêvait et où il avait laissé une partie de sa vie ? Ridicule !

Malgré sa protection, Mary n’avait jamais quitté son métier. Pour son indépendance, répétait-elle. Pour soutenir ce frère sans cervelle, incapable de travailler et de ramener le moindre franc dans leur foyer. Elle avait écarté toutes ses demandes d’exil vers l’Asie d’un sourire poli, préférant changer de sujet plutôt que de le blesser par un refus trop catégorique. Irlandaise, elle s’était déjà éloignée plus que de raison de son île ; partir aurait signifié abandonner tout espoir de rejoindre un jour terres et landes de ses ancêtres.

Lepois soupira. La comédie avait assez duré. Il rassembla ses forces, éleva légèrement la main puis toqua à la porte de la chambre.

Une voix étouffée lui répondit. Il venait de franchir le Rubicon, impossible de rebrousser chemin. Rome ne s’offrait pas à lui... et l’Irlandaise encore moins. S’il n’entrait pas, il ne retrouverait jamais la volonté de l’affronter à nouveau. Le souvenir de leur dernière rencontre manqua de le faire tourner casaque. Courage, imbécile ! Il tourna la poignée, poussa le panneau de bois avec un sentiment d’appréhension qui lui creusait l’estomac. Il ferma les yeux un instant, se redressa et pénétra à l’intérieur de la pièce.


Un jeune homme, somnolent, vautré sur une épaisse pile de coussins à même le sol terminait une nuit en apparence agitée. Une barbe de trois jours mangeait son visage à peine pubère, ses traits étaient tirés, sa tenue négligée. Autour de cette épave flottait une odeur d’alcool et de sueur rance.

Ryan, le frère cadet de Mary, émergea de son demi-sommeil. Il posa sur Lepois un regard vitreux, bouffi de fatigue et encore plein d’ivresse. Par-delà les ravages de la boisson et des drogues, l’inspecteur y retrouva le même vert émeraude que sa sœur. Probablement, avec leurs cheveux cuivrés, la seule chose qu’ils partageaient tous deux. Là où sa régulière se montrait douce, attentive, besogneuse, l’Irlandais d’à peine vingt ans se révélait mauvais, intéressé et dilettante. Même les traits de leurs visages dépareillaient : Mary, tout en courbes et finesse, lui, taillé, haché, aride comme une roche tourmentée par les vents.

Membre d’une bande originaire de son pays, le jeune homme se livrait avec ses comparses à rapines, trafics, viols ou meurtres, dans le quartier des quais de Bercy. Ils y semaient la terreur et la police n’y descendait plus qu’en force. Par deux fois déjà, Lepois avait cédé aux supplications de Mary et tiré le voyou de la Petite Roquette. Il aurait préféré le laisser croupir dans cette prison : avec un peu de chance, les matons auraient réussi à l’assagir à coups de matraque, et Bercy aurait gagné quelques années de répit. Une fois sorti, le vaurien ne l’avait évidemment pas remercié – même si Mary s’en était chargée pour deux –, et avait aussitôt replongé dans ses vices.


Ryan se redressa, un coude appuyé sur les coussins. Un rictus fendit son visage tandis que son regard s’illuminait d’un éclat mauvais :

— Mais voilà ce bon vieux Lepois, articula-t-il d’une voix pâteuse. Le protecteur qui baise ma sœur, le flic à pute qui surveille tous les autres culs du quartier. Je pensais pas que t’aurais le cran de retourner par ici, vu que Mary t’a viré de sa vie.

L’inspecteur déglutit avec difficulté. La pique avait porté, évidemment, mais il ne voulait surtout pas que ce jeune coq s’en aperçoive. Il donna un coup de menton, plissa le nez. Ce qu’il avait envie de l’assommer ! Aujourd’hui plus encore que jamais.

— Ryan, cracha-t-il. Je trouvais aussi que ça puait la merde, dans le coin.

L’Irlandais remua, chercha à prendre appui sur la surface mouvante. Plus il gesticulait et s’activait, plus les étoffes glissaient sous lui et rendaient ses tentatives infructueuses.

— On dirait une tortue pleine d’alcool qui essaye de se sortir d’une fosse à purin, s’amusa Lepois. Je te jure que ça ne m’a jamais fait autant plaisir de te regarder…

— T’vas voir, éructa le rouquin, chutant une fois de plus face contre sol.

Il céda finalement, abandonna la lutte pour finir par ramper entre les coussins, le nez sur le faux tapis d’Orient, bras et jambes essayant en vain d’accrocher un point fixe.

— De mieux en mieux ! s’esclaffa le policier dans un rire tonitruant. Je regrette juste que personne d’autre ne puisse admirer le spectacle avec moi. Ça vaut son pesant d’or.

— La ferme… flic à pute… gargouilla Ryan entre deux bouffées de carpette. La ferme… ou j’te grille.

Deuxième fois que le gamin utilisait cette insulte. Deux fois de trop, pour le commun des mortels. D’ordinaire, les inconscients qui l’affublaient de ce sobriquet s’en tiraient avec un nez cassé ou deux yeux pochés. L’inspecteur Bessière y avait d’ailleurs eu droit deux ans plus tôt. Depuis, au poste, personne n’osait prononcer ces mots. Devant lui, en tout cas.

— Fais gaffe à ce que tu dis, petit con, gronda Lepois.

Il s’était approché du ver de terre aviné, à deux doigts de lui flanquer un bon coup de semelle dans les côtes, en guise d’avertissement… même si Mary lui avait toujours défendu de lever la main sur son misérable frère.

— Je dis… Han !... Je dis… c’que j’veux !

Dans un dernier effort, le voyou s’extirpa de son piège de soie et de velours. Il se redressa d’un coup sec, manqua de chanceler, se rattrapa de justesse à une tenture. Avec un peu de chance, la barre de fixation allait céder. Mais le rouquin parvint à retrouver son équilibre et se planta devant le policier, poings serrés. Humilié par son lever ridicule, et par un cogne, de surcroît, il voulait sa revanche. Il toisa Lepois, dédaigneux, avant de reprendre, rictus sur le visage :

— Eh ben quoi, flic à pute ? Y a des choses que t’aimes pas, flic à pute ?

Évidemment. Le gamin le provoquait. S’ils ne s’étaient pas trouvés dans la chambre de Mary, et si sa relation actuelle avec la rouquine n’avait pas été aussi compliquée, l’inspecteur se serait fait un plaisir de lui rectifier le portrait et lui expliquer quelques règles de savoir-vivre. Comme de ne pas asticoter un cogne de deux fois sa taille et réputé pour son caractère soupe au lait.

— Allez, ironisa Lepois. Joue pas aux gros bras avec plus fort que toi. Rends-toi plutôt utile et dis-moi où est ta sœur.

— Ma sœur, elle t’emmerde, roussin de mes deux !

Il cherche les ennuis, le chiard et il commence à légèrement me courir sur le haricot. Lepois s’avança d’un pas, se plaça à distance d’allonge du voyou. Il gardait ses mains contre ses flancs, prêt à asséner une bonne torgnole si la situation dégénérait. Seule ombre au tableau : ce couillon pouvait être armé et vouloir sortir son coupe-chou. Et là, tout risquerait de se compliquer assez vite.

— Je t’ai demandé où était Mary, peigne-cul. Alors, tu vas être un gentil petit frère et me dire sagement où elle est. Après ça, tu prendras ton verre de lait chaud et t’iras faire une sieste, c’est pas bon, à ton âge, de manquer de sommeil. Ça rend tout grognon et ça empêche de faire son rot.

Le gamin hoqueta. Ses yeux rougis par l’alcool lancèrent des éclairs au policier. Il serra les poings, prêt à lui tomber dessus. Vu son état, Lepois n’éprouvait pas vraiment d’inquiétude : un pas de côté, et l’autre s’affalerait de tout son long, la gueule sur le tapis.

— Tu m’causes pas comme ça, sale flic de merde ! bredouilla l’Irlandais.

Impasse, donc. Cette histoire allait finir avec une giclée de sang, l’inspecteur le sentait depuis le début. Et pas le sien, en toute logique. Il carra ses épaules, se campa sur ses appuis. Il ne manquait plus que le gong pour entamer le combat. Mais on ne répéterait pas qu’il avait asséné le premier coup.

— Un conseil, assomme-moi du premier coup, sans quoi c’est moi qui vais t’aligner ensuite.


Une silhouette se découpa dans le champ de vision de l’inspecteur. Mary venait de franchir le seuil de la chambre. Châle sur la tête, elle revenait de toute évidence de l’extérieur, le teint rosit par le froid de ce mois de décembre. Ses yeux verts virèrent à un noir profond au moment où elle aperçut les deux adversaires.

— Henry ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce que tu fiches ici ? Et à quoi vous jouez, tous les deux ?

Elle marqua une pause, observa tour à tour les deux hommes. Un pli de colère barra son front, sa respiration s’accéléra. D’instinct, Lepois s’était reculé, dans l’espoir que la distance entre lui et son opposant puisse diluer la puissance de la foudre qui ne manquerait pas de s’abattre. Mais Ryan, lui, conservait sa position de jeune coq en bord de ring.

— Vous n’alliez quand même pas vous battre, bon sang ! Ici, dans ma chambre ! Vous vous croyez où, espèce d’imbéciles ? Ryan, passe encore, il n’a pas de jugeote, mais toi, Henry ? Tu reviens ici après des jours juste pour corriger mon frère ?

— Écoute, Mary, je… marmonna le policier.

— Ferme-la, Henry ! Ou c’est moi qui vais te coller une rouste !

Elle hurlait, désormais, attirant dans le couloir gagneuses et clients dérangés dans leur séance de travail. Sa poitrine haletait et ses traits durcis auraient pu refroidir le plus récalcitrant des garnements.

— Ryan, articula-t-elle. Sors d’ici ! Je ne sais même pas pourquoi je t’ai recueilli une fois de plus cette nuit ! Tu as cuvé ton vin, vas t’en maintenant.

Elle pointa un doigt accusateur vers son frère, avant d’ajouter :

— J’aimerais qu’un jour tu viennes me chercher pour autre chose que régler tes problèmes et me demander de l’argent…

Le jeune Irlandais, encore submergé par sa propre colère, ne bougeait pas. Mary s’empara d’une petite statuette de marbre, la souleva d’un geste vif.

— Je te jure que si tu ne disparais pas, je te la fracasse sur le crâne !

— Allez, ma chère sœur, je te laisse, siffla-t-il. J’ai mieux à faire que de jouer la nourrice et supporter la présence d’un cogne près de moi. Bordel, si les copains savaient que ma fraline se tape un roussin !

Le projectile s’écrasa dans un bruit de tonnerre contre le mur, à quelques centimètres à peine de la tête du jeune homme. Celui-ci pâlit, surpris par le geste de Mary, avant de se reprendre aussitôt. Il traversa la pièce d’un pas vif, sans un regard, laissant derrière lui une traînée de vin et de transpiration.


Le premier intrus expulsé, la rouquine se tourna vers Lepois qui jusque là avait, par précaution, préféré rester immobile et silencieux. Elle flamboyait, sur le point de fondre sur lui. Vu son lancer presque parfait, elle semblait capable de tout. Il lui fallait prendre les devants. Il s’avança vers elle, choisit alors ses mots avec soin :

— Je suis venu parler avec toi, Mary. D’Olga. Et du réseau russe.

La jeune femme recula, une expression de stupeur sur le visage, stoppée net par les propos de l’inspecteur. Elle tressaillit, ses mains, un instant plus tôt fermées et prêtes à cogner, se relâchèrent. Tout son corps s’affaissa brutalement. Elle resta plantée là, au milieu de sa chambre.

— Je… balbutia-t-elle. Je…

— Il va falloir que tu passes à table, la coupa Lepois d’une voix contrôlée malgré sa propre hésitation. J’ai besoin que tu me dises tout ce que tu sais. Une bonne fois pour toutes.

Lepois tenta de se redonner le courage nécessaire pour ce nouvel affrontement. Il songea avec ironie que sa demande ressemblait étrangement à celle de Balas, à peine quelques heures plus tôt.

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