Chapitre 19
— Répète ce que tu veux ? lança Marchand, incrédule.
— Un mandat, répondit un Lepois imperturbable.
— Non mais ça, j’ai compris, merci.
— Un mandat que tu signerais en blanc.
— Voilà, c’est ça que je n’ai pas compris.
L’inspecteur soupira. Il avait étudié toutes les possibilités de s’introduire chez ce Gouvion-Saint-Cyr, et la voie – presque – légale restait la seule envisageable. Pénétrer par effraction sur la propriété du chef des esclavagistes lui coûterait à coup sûr la vie au bout de quelques pas. Par ailleurs, l’homme possédait certainement des protections en haut lieu, donc aucun officier de police un brin censé accepterait de signer son arrêt de mort au bas d’une ordonnance de perquisition.
— Tu mets ton paraphe, je remplis et tu diras que je t’ai volé ton papier, sourit Lepois.
— Bien sûr ! Et on se retrouvera tous les deux dans les jupes de Louisette, la tête au fond d’un panier d’osier.
— Toujours tendance à grossir le trait, tu changeras jamais, Jules.
Le commissaire, assis dans son fauteuil, se crispa. Il fixa Lepois, les yeux plissés. La négociation s’avérait aussi dure que prévu… Le policier ne broncha pas, installé du mieux possible sur une chaise réglementaire.
— Qui c’est ? trancha finalement Marchand.
La partie commençait.
— Gouvion-Saint-Cyr, lâcha l’inspecteur, d’une voix assurée.
Autant la jouer franc-jeu avec son ami. Il refuserait certainement de tremper dans une affaire trop louche, mais cet accès de franchise pourrait peut-être l’amener à céder.
— Quoi ? Et pourquoi pas le Pape, tant que tu y es ?
Au temps pour la franchise…
— T’es malade, Henry, poursuivit Marchand. Saint-Cyr, rien que ça ! Tu sais qui c’est, au moins ? Et tu lui veux quoi, d’ailleurs, à ce type ?
— Peux pas te le dire.
— Ben voyons.
— Si je crache, faudra que je te tue, alors, je te protège, au fond.
— Un petit coup de théâtre, siffla le commissaire. Manquait plus que ça pour compléter le tableau. Dans quel merdier tu vas te fourrer, bon sang ?
— De quel merdier je ne me suis pas sorti serait plus précis. Bon, écoute… Tout ce que je peux te dire, c’est que ça a un rapport avec Olga.
— Encore elle ? Après tout, ça ne m’étonne pas, c’est une obsession depuis des semaines, chez toi. D’ailleurs, faut toujours que ça soit une femme qui t’attire dans les ennuis, hein ?
— C’est comme ça, grimaça l’inspecteur. J’ai jamais voulu essayer les hommes, tu vois… J’suis trop douillet.
Marchand se leva, se dirigea vers la fenêtre d’un pas lourd. Elle ne donnait pas sur la rue mais sur une arrière-cour arborée. Il resta à observer les frondaisons gagnées par l’hiver et les parterres vidés par le froid durant de longues minutes de silence puis murmura enfin, sans se retourner vers l’inspecteur.
— Henry… je ne peux pas faire ça. Je ne commenterai même pas ton idée saugrenue de me faire remplir un mandat vierge… Mais Saint-Cyr, ce n’est pas n’importe qui et…
Il se tut, serra les poings puis fit face à Lepois, le visage grave.
— Bon sang ! On ne se pointe pas chez un homme comme lui avec un faux document ! Et encore moins sans une très bonne raison. Je ne sais pas ce que tu cherches, mais tu traînes derrière toi tellement d’ennemis qu’il ne va bientôt plus exister personne dans tout Paris qui ne veuille te faire la peau.
— Pas ma faute, tenta d’ironiser Lepois, la capitale n’est pas assez grande pour contenir tous ces fâchés. Mais me restera toujours toi et Balas, non ?
— Moi, peut-être, je suis trop stupide pour agir d’une manière différente. Pour Balas… pour Balas, je préfère pour toi qu’il ne se retrouve pas dans l’autre camp, parce que tu le sentirais passer.
— Je l’entendrai, surtout. Parce que vu ce qu’il m’envoie comme engueulades en tant qu’ami, j’ose à peine imaginer de quoi il pourrait être capable en ennemi.
— C’est qu’il t’aime bien, probablement.
— Ouais. C’est ce que pensaient ses ex-femmes avant de le découvrir dans les bras de leurs confidentes… ou de leurs sœurs.
Le regard de Marchand, malgré cet échange plus léger, se voila d’une sincère tristesse, un pli d’inquiétude barra son front. Il réfléchit à nouveau, pinça les lèvres, une grimace sur le visage.
— Henry… Je ne peux vraiment rien faire pour toi, j’en suis désolé. Ce que tu me demandes est au-delà de mes capacités. Je ne peux pas, comme ça, sortir un papier à en-tête de mon secrétaire et y apposer ma signature. Ce serait courir à ma perte.
— On aurait pu se tenir compagnie dans notre chute alors, c’est dommage.
Le commissaire sourit avec difficulté. Il observa son camarade une dernière fois puis se dirigea d’un pas lent vers la porte de son bureau.
— Je dois y aller, je suis désolé de ne pas faire plus pour toi.
Lepois se retrouva seul. Seul dans le bureau de son ami et ce meuble rempli de documents à l’en-tête de la préfecture de police. Sacré Jules ! Il avait même pris soin de refermer derrière lui. Délicate attention.
L’inspecteur fureta dans les tiroirs abandonnés à sa disposition et finit par mettre la main au bout de quelques secondes sur le trésor : une pile de feuilles officielles. Il en glissa une liasse dans son manteau, rangea le désordre et quitta la pièce, bien en peine de se retenir de siffloter de plaisir.
— Quel nom vous voulez apposer ? demanda le faussaire.
— Commissaire Louis Déroulère, je viens de te le dire, maugréa Lepois.
— C’est que c’est les mœurs, ça, Monsieur Henry et…
— Je sais bien que c’est les mœurs, bougre d’andouille ! Tu penses que j’aurais besoin de ton aide pour falsifier un document à mon nom ? Et depuis quand un brodeur s’inquiète de rédiger un faux, hein ?
— Ben… c’est que j’ai ma petite affaire, vous savez. Deux filles, des gamines que j’ai promis à une cousine éloignée d’élever et qui…
Le dévouement familial, y’a que ça de vrai, décidément.
— Tu vas me faire croire que t’as pas graissé de pattes pour ta « petite affaire », c’est ça ? gronda le policier, déjà passablement énervé. Allez, finis ton travail en silence, maintenant.
Lepois s’éloigna du gratte-papier pour rejoindre le troupeau de flics qui l’attendait sagement dans un coin de la cave. Que du beau monde, recruté parmi la fine fleur de la truanderie du quartier : tueurs, receleurs, voleurs et escrocs affublés d’uniformes disparates de la maréchaussée d’habitude utilisés pour commettre leurs larcins en toute discrétion.
Il se trouvait là deux gendarmes couturés dont les visages semblaient plus rapiécés que leurs frusques, trois agents de police presque crédibles, un gabelou, et même une imitation tout juste acceptable d’un garde champêtre, bicorne sur le chef et tromblon en bandoulière.
— Vous êtes sûr que ça sera pas possible ? supplia une nouvelle fois La Guigne, le malchanceux bandit qui l’avait mis sur la piste du Poinçonneur.
Il portait un habit de maton gagné au jeu lors d’une de ses rares soirées de veine : gris de fer à passepoil jaune et boutons blancs, le tout rehaussé d’un ridicule bonnet qui lui donnait l’allure d’un lutin tout juste sorti de sa tanière.
— Non… définitivement non, soupira l’inspecteur.
— Mais c’est un uniforme de gardien-chef, quand même, monsieur Henry ! Et les clés, je les ai prises avec moi quand je me suis évadé de Toulon, y’a pas plus authentique.
— J’avais dit « frusques de cognes », bon Dieu ! De cognes !
— Mais c’est tout comme. C’t’un peu les argousins des prisons, ces gars-là, vous savez.
Lepois se pinça l’arrête du nez. Il aurait souhaité se trouver loin. Très très loin.
— Tu vas me retirer ce merdier, ordonna-t-il. Tu reviens habillé normalement, on dira que tu es inspecteur, et puis c’est tout.
— Inspecteur ? se paonna le poissard. Ça c’est gentil, m’sieur Henry.
— Quoi ? s’offusqua un des deux gendarmes. C’est pas juste ! Moi aussi, j’veux être inspecteur !
— Et moi commissaire ! beugla le gabelou.
— Préfet !
— Ministre !
— Gardien-chef ! conclut la Guigne, pris au jeu.
— La ferme ! tonitrua Lepois. Nom d’une pute ! Le prochain qui l’ouvre, je l’envoie à la Roquette aussi sec, c’est compris ?
Le silence retomba sous les voûtes de pierre.
— Bien. Toi, tu vas te changer, comme on a dit. Nous, on va revoir le plan en attendant.
L’inspecteur observa cette brochette de bras cassés. Lui inclus, ça faisait un hospice complet. Sûr qu’avec ces gars derrière lui, Gouvion allait frémir. Mais il n’avait que ces gonzes-là sous la main et devrait s’en contenter. Seul, il se ferait jeter avant même d’arriver à la grille d’entrée. Ainsi accompagné, il espérait jouer sur le nombre et le semblant prestige de ces uniformes de guingois.
— Bon, reprit-il. Vous avez tous bien compris votre rôle ? Vous n’aurez qu’à me suivre, faire mine de fouiller et, surtout, obéir à mes ordres. Les cognes, ça respecte la hiérarchie.
— Ça m’étonne pas qu’on leur botte le cul à chaque fois, s’amusa le garde champêtre de dessous son bicorne.
Le regard noir de Lepois stoppa nette toute tentative de discussion philosophique sur les bienfaits de la vie de brigand. Ils avaient tous bien noté que, comme bien souvent, le policier semblait sur le point d’exploser, alors autant ne pas jouer avec une allumette à côté de ce tas de poudre.
— Je disais donc… vous obéissez et, surtout, tâchez de ne rien voler. Je vais déjà avoir du mal à vous faire passer pour des collègues, si en plus vous tirez l’argenterie…
— En attendant, les argousins piquent bien plus que nous.
Le faux gendarme qui venait de prendre la parole regretta aussitôt son intervention. Les hochements de tête de ses comparses, blessés dans leur fierté, l’auraient peut-être incité à poursuivre, mais Lepois n’eut qu’à se racler la gorge pour ramener ses ouailles dans le droit chemin.
La Guigne choisit ce moment précis pour réapparaître, affublé d’un de ces longs manteaux épais dont se vêtaient certains inspecteurs de police. Mais sa carrure de fil de fer lui donnait plutôt l’allure d’un gamin qui aurait volé un pardessus sur une corde à linge.
— Pas mal, hein, chef ? s’exclama le poissard. Avec ça, même Baroche n’y verrait que du feu.
— Oui, c’est ça, même Baroche, se désola Lepois sous les rires moqueurs des autres bandits.
Il se redressa, s’ébroua comme pour se réveiller après une longue inactivité.
— Allez, messieurs, assez perdu de temps. Il faut y aller.
Alea jacta est, avait dit César. Lui aurait plutôt eu à l’esprit quelque chose à base de mergitur, en cet instant précis.
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