Acte VI : Jour de Tonnerre
Bruno poussa une porte sur laquelle une petite plaque métallique dorée indiquait qu’elle ouvrait sur la salle de contrôle. Ce quinquagénaire aux cheveux roux était un informaticien dont Roger avait fait la connaissance alors qu’il travaillait encore à la police nationale, dans la Somme. Bruno avait rejoint la petite organisation alors mise en place par l’ancien policier, Marie et leur ami Hector, quelque temps après le début de l’aventure. Son expertise avait, dans un premier temps, permis de consolider une nouvelle stratégie de sécurité du système informatique. Puis, il avait endossé le rôle d’analyste de données en temps réel, permettant une optimisation des interventions de l’équipe. S’il lui arrivait de rendre quelques services sur le terrain, sa préférence allait toutefois aux activités de surveillance des écrans qui entouraient son poste de travail.
Ce célibataire auto-revendiqué entretenait paradoxalement une relation provisoire, c’était ainsi qu’il la décrivait, depuis bientôt trente ans, avec celle qui était devenue sa voisine de bureau, Élisabeth, diplômée d’histoire et de littérature, chargée d’élaborer toutes sortes de scenarii pour les interventions, la définition des stratégies, les jeux de rôles pour les infiltrations. Son imagination et sa créativité, renforcées par une culture générale que peu de gens parvenaient à mettre en défaut, avaient, par le passé, permis à cette mère célibataire de venir à bout de nombre de difficultés dans l’éducation de son fils unique. Souvent épaulée par Bruno dans cette tâche, elle avait fini par se lier d’amitié avec lui, bien avant d’accepter sa proposition de rencontrer Roger et Marie, alors à la recherche d’un scénariste, quand le petit fut en âge de prendre son envol.
Le couple, qui prétendait ne pas en être un, avait déjà préparé, suite aux analyses de données, le prochain ordre de mission de Nathalie. Bruno jeta un coup d’œil sur l’écran de contrôle numéro un, qui diffusait les images des caméras de surveillance du centre névralgique de toute l’installation, son propre local de travail. Devant la porte d’entrée, il distinguait très nettement Marie et reconnaissait parfaitement les deux personnes qui lui tenaient compagnie, bien qu’elles fussent dos à la caméra. Il interpella Élisabeth.
— Là, à mon avis, il va y avoir des étincelles !
— Comment ? Seulement des étincelles ?
À l’extérieur, Marie sentit la tension monter petit à petit.
— Et toi, donc, tu es la fille d’Hélène, c’est ça ? Nathalie était là, et venait tout juste de faire la connaissance de Joanie.
— J’avais aussi deux sœurs. On était trois…, répondit Joanie, dont la voix était chargée d’émotion.
— Et ce coup-ci, il n’a abandonné personne pour aller la sauver ? Il l’a laissée mourir ?
Marie n’avait pas imaginé qu’après toutes ces années, la rancœur de Nathalie pût être toujours aussi tenace, elle essaya de tempérer ses ardeurs.
— Arrête, voyons, Nathalie. Tu remues le…
Joanie lui coupa la parole, persuadée qu’elle était capable de se défendre seule, d’autant plus que les épreuves qu’elle venait de subir l’avaient rendue plus forte.
— Il a couru pour aller sauver mes sœurs. Il avait dit à ma mère de ne pas bouger de la voiture.
— Ah, oui, reprit Nathalie qui reconnut ce refrain, c’est son grand truc, ça ! Et, bien entendu, elle n’en a fait qu’à sa tête, c’est ça ? Et on voit où ça l’a menée, hein…
— C’étaient ses filles, plaida Marie, c’est normal qu’elle ait voulu aller voir ce qui se passait…
Mais le ton monta, révélant que Nathalie n’avait rien pardonné de ce qu’elle avait subi quinze ans auparavant.
— Et moi, je suis allée voir ce qui se passait pour ma sœur, je te rappelle. Et je ne me souviens pas que tu aies trouvé ça normal !
— Tu avais un entraînement de terrain. Tu n’aurais pas dû céder et lui désobéir !
— Je n’étais pas à ses ordres.
— Ça va, reprit Joanie, j’ai compris, tu détestes ma mère depuis toujours ! Alors que tu ne l’as jamais connue. Tout ça parce qu’il l’aimait…
— … alors qu’il ne l’avait qu’à peine connue ! coupa Nathalie. On a passé deux ans ensemble, on a risqué notre vie ensemble, on a déjoué des trucs graves, ensemble. Et du jour au lendemain, alors que j’étais en danger de mort, il est parti… Mon équipier est parti… Il a tout plaqué pour aller sauver une femme au bout du monde, qu’il connaissait à peine, qui était mariée, mère de famille et enceinte jusqu’aux dents, qui n’en avait rien à cirer de lui, juste parce qu’elle représentait une amourette post adolescente !
— Tu peux me croire, répliqua Joanie, bien décidée à prendre le parti de l’ami de sa mère, c’était bien plus que ça, entre eux deux. Mais je crois que tu ne pourras jamais comprendre ça.
— Ma chérie, je te garantis que je peux comprendre beaucoup de choses. Mais ça, en effet, ça n’a rien de compréhensible, ça n’a rien de rationnel. Et, en ce qui me concerne, il a fait une faute professionnelle.
— La faute professionnelle, c’est toi qui l’as faite ! C’est toi qui n’es pas restée au centre, c’est toi qui as piqué le harnais de vol, c’est toi qui es sortie du jet, résultat, c’est toi qui t’es fait prendre comme une conne.
— C’est ça, comme une conne, comme ta mère. Comme ta conne de mère.
Joanie, dont le sang ne fit qu’un tour, s’élança vers Nathalie pour la frapper, mais cette dernière la repoussa aussitôt d’un coup de pied qui lui coupa la respiration.
— Petite conne, tu n’as rien compris, tu n’es rien pour lui, il n’y aura jamais que ta mère. Tu n’en es que l’image, tu n’existes pour lui qu’à travers un souvenir, tellement flou que ça n’a aucun sens.
— Nathalie, coupa Marie, tentant de reprendre autant de contrôle que possible sur la situation, je crois qu’il vaut mieux que tu partes, pour le moment. Il revient cet après-midi, et je n’ai pas l’impression que tu veuilles le voir. Prends ton ordre de mission.
Nathalie disparut derrière les portes coulissantes du centre de contrôle alors que Marie se pencha vers Joanie et l’aida à reprendre son souffle et ses esprits.
— Je ne pensais pas qu’elle avait cette rancœur. Je suis désolée, Jo.
-
Aux quatre points cardinaux se trouvait un élément de la base. Le bâtiment de vie commune, au sud, face au centre de contrôle, technique et froid, qui trouvait sa place au nord. Du côté du levant, la taupinière, ce garage sous-terrain qui abritait, en particulier, le jet supersonique. Enfin, au couchant, le complexe sportif, équipé d’une salle de musculation, d’une piscine, d’un ring de boxe à côté duquel pendait un sac de frappe, et d’un dojo. Hector y avait eu ses habitudes, mais depuis plusieurs années, Nathalie, et, à moindre dose, Roger et Marie, étaient les seuls à venir encore y transpirer.
Ce jour-là, en début d’après midi, Joanie s’entraînait au close-combat avec Marie. La jeune fille venait de faire la preuve de son expérience des sports de combat, atteignant Marie de quelques coups de pieds et de poings. Marie allait lui enseigner quelques techniques complémentaires, héritées d’entraînements passés avec Hector, techniques empruntées à divers arts martiaux, du karaté à l’Aïkido en passant par le Jiu-jitsu, ainsi que quelques réflexes de self-défense.
Les mouvements se répétèrent, sans relâche, lorsque soudain, un inquiétant grondement, accompagné de détonations, se fit entendre. Marie intima à Joanie l’ordre de rester cachée dans le vestiaire et sortit de la salle de sport. Au bout de quelques minutes qui lui avaient semblé une éternité, au cours desquelles elle avait sursauté mille fois de frayeur au son de coups de feu à répétition, après avoir senti le sol trembler dans un vacarme ahurissant probablement dû à une terrible explosion, l’adolescente fut rassurée par la voix de Marie.
— Viens ! Il faut qu’on sorte d’ici, qu’on aille se réfugier au bunker.
Marie et Jo sortirent du dojo et virent le centre de contrôle en flammes. Surgissant d’un nuage de fumée, un hélicoptère passa en rase-mottes au-dessus de leurs têtes, faisant feu sur son passage. Une Aston-Martin V8 Vantage modèle 1980 noire fit alors irruption à pleine vitesse et s’arrêta en dérapage contrôlé devant la jeune fille et son coach. La porte s’ouvrit, Hector, en tenue de combat, était au volant.
— Montez !
La voiture repartit en trombe, poursuivie par l’hélicoptère qui continuait de lui tirer dessus. Elle s’enfonça dans le tunnel que découvrit la porte d’entrée de la taupinière. Dans le hangar sous-terrain, Hector et ses deux passagères descendirent de voiture. Marie, affolée par cette attaque soudaine et inattendue, fit part de son inquiétude à Hector.
— Le contrôle est détruit.
— Je sais, je vais voir s’il y a quelqu’un à récupérer, répondit-il calmement.
— C’est qui, d’après toi ?
— On ne va pas tarder à le savoir…
Joanie, qui avait encore du mal à se remettre de ses aventures de la veille, qui avait, de surcroît, subit les foudres d’une inconnue qu’on venait tout juste de lui présenter, s’inquiéta maintenant du départ de son sauveur.
— Ne nous laisse pas là…
— Reste ici si tu veux vivre, lui conseilla cependant Hector, convaincu que la taupinière serait un abri sûr pour ses deux amies.
Il déploya ses ailes et s’engagea à pleine vitesse sur la rampe de lancement du jet, en direction de l’hélicoptère. Les ailes se replièrent au moment d’entrer dans la cabine arrière, dont les portes étaient ouvertes puis se déployèrent de nouveau lorsque Hector ressortit, immédiatement, tenant solidement l’assaillant dans ses bras. Les deux se posèrent violemment sur le sol alors que l’hélicoptère s’en alla. L’assaillant était une femme.
— Te voilà de retour ! Tu lui as dit de rester où elle est, elle aussi ?
— Qui es-tu ?
La femme retira son casque, le visage d’Hector marqua sa surprise.
— Nathalie ?
— Surprise !
— Classe, l’armure !
Nathalie remit son casque et déclencha discrètement un mécanisme qui fit ressortir des lames des bras de son armure, à la surprise d’Hector.
— Sans déconner…
Nathalie se jeta sur son ex-coéquipier, toutes griffes dehors. Les ailes se déployèrent de nouveau, Hector s’envola en looping au-dessus de son adversaire. En vol, il disparut aussitôt, mais Nathalie semblait préparée à cette ruse.
— Ton absence t’a coûté le prix de l’innovation. Tu vois, moi, je me suis perfectionnée.
La vision infra-rouge de son casque était activée. De son épaule partit un trait qui heurta ce qui apparut comme le costume d’Hector.
— Tu ne peux plus te cacher, je te vois, je ne te lâche plus !
— Nathalie, qu’est-ce que tu fais ? Tu as perdu la tête ou quoi ?
— Quand j’ai eu le plus besoin de toi, tu es parti retrouver cette salope. Pourquoi ? Pour rien !
La bagarre continua, Nathalie attaquant Hector à coups de griffes, qu’il esquivait par de souples mouvements de corps, puis il la repoussa d’un coup de pied.
— C’était mes conditions. Tu savais ce que tu faisais. Malgré mes conseils, tu t’es mise en danger toute seule.
— Tes conseils ? Tu aurais dû m’accompagner, on l’aurait récupérée à deux. C’était ma sœur !
La rancune tenace, elle repartit à l’attaque, tentant un crochet au visage. Il bloqua son bras et la frappa au thorax de la paume de la main, ce qui la déséquilibra. Elle retomba immédiatement en arrière.
— Elle en est sortie indemne. Tu as fait une folie !
— Oui, ma folie, ç’a été de te faire confiance pour me protéger !
Elle se releva, un autre trait partit de son épaule et vint heurter l’avant-bras d’Hector venu en protection.
— Je devais protéger la victime innocente, pas l’agent entraîné !
— Tu devais protéger une chimère plutôt qu’une équipière ? Et maintenant, tu vas faire quoi avec l’autre petite pute ?
Hector lui asséna un coup de poing de revers à la mâchoire qui brisa son heaume et l’envoya au sol dans une giclée de sang.
— Traite-les encore une fois de pute ou de salope, l’une comme l’autre, et tu vas comprendre ton erreur.
L’hélicoptère s’apprêta à refaire un passage. Nathalie se releva tant bien que mal et amorça un pas agressif vers Hector.
— Elle ne méritait pas toute l’attention que tu lui portais, elle en a bien profité, cette conne.
Hector lui adressa sans autre forme de procès un coup de pied retourné à la mâchoire. Elle repartit à la renverse dans une nouvelle giclée de sang, quand, à ce moment très précis, l’hélicoptère la récupéra en rase-motte grâce à un treuil, et s’en alla. Hector s’envola, regarda l’hélicoptère partir, puis se retourna vers la salle de contrôle en flammes. Il aperçut un corps inanimé sur le sol et plongea vers lui.
— Roger ! Roger, réveille-toi ! Roger !
Mais Roger ne bougeait pas, Hector l’emporta vers Marie.
— Mon Dieu, Roger !
— Il vit, il faut que tu t’occupes de lui.
Hector repartit aussitôt vers la salle de contrôle, à la recherche d’autres corps. Il vit deux corps calcinés, puis revint vers Marie.
— Bruno ? Elizabeth ?
Devant l’inquiétude de Marie, Hector eut la plus courte des réponses.
— Non…
— C’était qui ces malades, s’insurgea Joanie, toujours les mêmes ?
— Non, c’était Nathalie.
— Quoi ? C’est cette salope qui a fait tuer ma mère ?
— Elle ne l’a pas dit… Mais elle lui en voulait. Et je crois qu’elle t’en veut aussi à toi. Cela dit, non, je ne crois pas que ce soit elle.
— T’as vu cette folle ? Comment tu peux dire ça ?
Cette nouvelle crise de colère de la jeune fille, Hector devait la désamorcer.
— Elle n’a même pas mentionné son meurtre. Elle s’en serait vantée.
Marie avait repris ses esprits, elle savait qu’il fallait reprendre le contrôle de la situation, il serait temps de pleurer les morts plus tard.
— En attendant, elle a mis sur le carreau les personnes qui le méritaient le moins. Roger, Bruno, et Elizabeth aussi. Et la salle de contrôle… qu’est-ce qu’on va faire ?
— Je vais la retrouver et la ramener, reprit Hector, toujours d’un calme olympien. On avisera ensuite.
— Quoi ? C’est tout vu, s’emporta Joanie, cette folle, qui tue tout le monde, moi, je la massacrerais ! Tu te souviens pas ? Ma mère, priorité numéro 1…
— Ce n’est probablement pas elle qui a tué nos familles. Mais si je la ramène, on en aura le cœur net.
Hector récupéra son Aston-Martin et quitta ce qui restait de la base. Se tournant vers Marie, Joanie était perdue.
— Qu’est-ce qu’on va faire, en attendant ?
— On va commencer par soigner Roger.
— Et ensuite ? Qu’est-ce qu’on fait ? Votre salle de contrôle, c’était quoi ? Vous aviez tout pour bosser, communiquer ? Et maintenant ?
— Pour la com, on va travailler à l’ancienne. Téléphone et E-mails. Pour le reste, véhicules, équipements, etc. on a d’autres zones de stockages. Et heureusement, ils n’ont pas eu le temps de les exploser.
Marie prit avec Joanie un ascenseur que la jeune fille n’avait même pas encore vu et qui les mena du hangar à un couloir, au sous-sol. Là, plusieurs portes donnaient sur diverses pièces que Marie qualifia d’utilitaires. Joanie découvrit alors des gestes d’urgentistes lorsque son hôte sortit de la pièce du fond un lit à roulette qu’elle dirigea vers l’ascenseur.
— Ça nous aidera à faire descendre Roger à l’infirmerie.
Alors que Marie venait de terminer un premier examen de son homme, dans la salle de soins, Joanie lui posa la question qui lui brûlait les lèvres, tout en lui montrant, de nouveau, son pendentif.
— Alors, au fait, Marie, c’est quoi, ce truc ?
— J’ai l’impression que c’est ce qui vient de nous sauver la vie. Dis-moi, tu l’as actionné, tout à l’heure ?
— Je l’ai serré dans ma main. C’est ma mère qui me l’a donnée, quand j’étais petite. Elle m’avait dit que si, un jour, j’avais très très peur, je n’aurais qu’à le serrer très fort dans ma main, et que je n’aurais plus rien à craindre. Et je sais que c’est Hector qui le lui avait donné, avant ma naissance. Mais ça, apparemment, elle n’en savait rien.
— Un de ses amis lui a fait ce truc. C’est un petit émetteur. Il envoie une alerte à un récepteur qu’Hector a toujours sur lui, je crois. S’il l’avait laissé à ta mère, c’était pour pouvoir réagir au plus vite en cas de besoin. Je me souviens qu’il a servi une fois, peu de temps après la prise d’otage. Une fausse alerte, il a fallu ré-orienter les secours, vers les voisins de tes parents. Jonathan a dû simuler un petit malaise cardiaque. Depuis, plus rien, jusqu’à aujourd’hui.
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