Acte IX : Apocalypse
Hector avait pris quelques semaines pour étudier le dossier de son ami, et lancer en production les éléments qui lui semblaient indispensables. Il revint à la salle voir Fred, en pleine conversation avec Gaël et deux autres jeunes gens. Alex, cette fois-ci, ne s’était pas déplacé. Fred restait sur la même position vis-à-vis de la demande de Gaël.
— Écoute, je t’ai déjà dit que je ne reprenais pas d’élève avant septembre. Inutile d’insister.
Mais l’un des deux qui accompagnaient Gaël, visiblement plus âgé que lui, exprima son mécontentement.
— Oh c’est quoi, ça ? Il est pas assez bien pour ton club pourri, mon petit frère ?
Malgré l’air menaçant du grand frère, Fred restait d’un calme olympien, sûr de sa position.
— Gaël, c’est avec toi que je parle. Je t’ai déjà tout expliqué.
— Hé, M’sieur bouffon, insista l’aîné, moi c’est à toi que je parle. Je te dis que tu vas prendre mon petit frère…
— Dans mon club pourri ? Je crois que tu n’as pas bien compris. Je vois ce que tu essaies de faire. Mais tu ne l’aides pas. Sinon, tu peux trouver d’autres clubs moins miteux… J’ai à faire. Fermez la porte en sortant.
— Rien du tout, tu vas prendre cher, mon pote, menaça encore l’aîné, tu l’auras voulu.
En un instant, le frère de Gaël et son copain se ruèrent sur l’entraîneur récalcitrant, qui les envoya au tapis en quelques coups rapides et précis.
— Gaël, tu devrais partir avant que j’appelle les autorités pour ramasser ces deux-là. Ne reviens pas ici si tu ne changes pas d’intentions.
Fred se dirigea vers le bureau, décrocha son téléphone. Quelques minutes suffirent à voir apparaître des agents de police venus procéder à l’interpellation des deux voyous. Aussitôt que tout ce beau monde eut disparu, Hector sortit de l’ombre, accompagné de Joanie.
— Pas mal ! Je me demandais si tu n’avais pas un peu perdu. Mais c’est pire que ça, tu as largement amélioré ton efficacité…
— Merci, mon vieux. Alors, tu as travaillé aussi à tes améliorations ?
— Techniquement, je suis prêt. Mais toujours dans le flou sur mes recherches.
— Laisse-moi quelques minutes, je t’emmène prendre un pot au troquet d’à côté.
-
Bâtie sur un rocher de granit rose et lovée dans les méandres de la rivière Armançon, Semur-en-Auxois, citée médiévale de près de quatre-mille cinq cents âmes, dressait ses tours à mi-chemin entre Paris et Lyon. Au centre de la rue de l’Ancienne Comédie, à deux pas de la mairie et de la collégiale gothique du treizième siècle, se tenait le bar de l’Apocalypse. Hector, Joanie et Fred étaient assis à une table, dans le fond de la salle, à droite en entrant. Un poste de télévision diffusait les informations en permanence sur une chaîne spécialisée. Fred buvait une bière, Hector une eau gazeuse citronnée. Joanie se contentait d’un soda. Hector avait fait les présentations en chemin, entre la salle de sport et le bistrot. Afin de jauger la puissance nécessaire de sa voix pour se faire entendre dans le brouhaha ambiant, Fred ouvrit la conversation sur un sujet qui lui semblait de moindre importance.
— Alors c’est toi, la fille d’Hélène ? C’est vrai que tu lui ressembles…
— Et vous, vous ressemblez au Général Cambronne, vous êtes ce type qui lui a fait si peur, deux fois en un mois et demi, quand vous êtes allés aux obsèques des enfants d’Hector, et aussi à ceux de notre ancien voisin, aux US… Alors, vous aussi, vous connaissiez ma mère ?
— Oui et non, en fait, pas réellement. Je ne l’ai vue que ces deux fois-là. Et on n’a pas pris le temps de se présenter. Mais il m’en a tellement parlé… Et puis j’ai vu les photos.
— Les photos ? Et il vous en a parlé quand ?
Hector, qui voulait écourter cette phase et entrer dans le vif du sujet, prit les devants.
— Il y a cent ans…
Mais Fred pensa finalement qu’il devait renseigner la jeune fille autant que possible.
— Pas exactement. Disons que c’était au siècle dernier. On était étudiants, ensemble. Assez bons copains. Les autres nous appelaient « les jumeaux ». Il se cherchait un peu, il l’a trouvée… Il n’y avait plus qu’elle. C’est vrai que j’aurais aimé la connaître. Le portrait qu’il en avait fait, elle avait l’air sympa. Et elle était sacrément jolie, qui plus est.
Hector essaya tout de même de ramener son ami vers le sujet pour lequel il était venu le voir.
— Pourquoi tu ne rejoindrais pas mon équipe ? Ton esprit tordu, tes techniques de combat, ta moralité au-dessus de tout soupçon… Tu apporterais beaucoup.
— Je t’ai déjà dit ; ce n’est pas possible. De toute façon, tous ces trucs, c’est ton combat, pas le mien. Et puis j’ai fait des choix… tu sais ce que c’est, tu avais tout arrêté aussi, toi.
Fred venait de prononcer une phrase qui choqua Joanie.
— Comment vous pouvez ne pas vous sentir concerné ? Je croyais que c’était votre ami, Hector… vous pourriez l’aider un peu, non ? Ou alors vous êtes trop lâche pour ça ?
Mais Hector prit sa défense comme si Fred avait eu besoin d’un avocat le connaissant parfaitement.
— Il ne l’est pas. Il a juste d’autres priorités ; C’est tout à fait compréhensible.
— Mais merde, ma mère est morte, mes sœurs aussi. Vous pourriez faire quelque chose, et vous allez rester là dans votre petite vie merdique.
— Écoute ma petite. On fait tous des choix, et après, on les assume, ou pas. Moi, je les assume. J’ai choisi un mode de vie. Ma vie d’avant m’a rendu un peu sauvage. Maintenant, je m’adoucis un peu. Mais le fond est toujours là. C’est vrai que j’aurais bien aimé connaître la jeune fille qui lui avait tourné la tête. Mais c’était il y a près de trente ans. Aujourd’hui, c’est trop tard, évidemment, elle n’est plus là. Et puis, même si ç’avait été encore possible, elle a vécu sa vie, elle aussi, elle a changé, comme tout le monde. Plus rien à voir. Plus la même.
— Merde, qu’est-ce qu’on fout ici, à écouter les conneries de ce trouillard selfish (1) !
Un flash d’information attira l’attention des deux quadragénaires.
— … après la mort tragique d’Alban Moulins, le manoir fut vendu aux enchères et, pour une somme dérisoire, un jeune avocat allemand, Maître Holger Koch, s’offrit la propriété. Eh bien, c’est cette propriété qui a été ravagée la nuit dernière par un incendie, ne laissant rien d’autre qu’un immense tas de cendres et deux cadavres calcinés, un homme et une femme, si l’on en croit une source proche de l’enquête, visiblement Maître Koch et sa compagne, installée depuis peu chez lui.
Le reporter avait interrogé, pour une enquête de voisinage, quelques passants décontenancés devant le spectacle de ces ruines encore fumantes.
— Il était pas méchant, dit un vieil homme du terroir, pas très causant, mais gentil. Ça fait un choc…
Une dame aux cheveux blancs, à qui le vieillard donnait le bras, ajouta une information qui lui semblait de la plus haute importance.
— Oh puis cette petite, qui était avec lui ces derniers jours, elle était bien gentille aussi, toujours souriante, propre sur elle…
— Ah ça ! Un beau brin de fille, une jolie petite blonde. Si c’est pas triste de partir comme ça…
— C’est cette malédiction, affirma la vieille femme. On se demande quand ce sera fini tout ça ! Y’a assez de gens qui ont souffert… c’est bien triste.
— Bah, maintenant, avec la maison brûlée, y va plus rien s’passer. La malédiction, elle doit être levée, maintenant…
Ces derniers mots, empreints de résignation, clôturaient l’interview.
— Comme vous le voyez, la confusion règne autour de cette affaire et, semble-t-il, la Malédiction de l’Étrangleur veut encore faire parler d’elle. Ainsi les noms de Moulins, Marie Fontaine ou encore Hector Fischer pourraient de nouveau faire la une des tabloïds dans les jours à venir.
Joanie, en entendant ce dernier commentaire, fut estomaquée.
— Putain, c’est quoi tout ça, cet étrangleur ? Pourquoi il parle de toi et de Marie, ce clown ? Quel rapport avec cette baraque ?
— Une vieille histoire d’un agresseur qui s’en est pris à Marie, informa Fred. C’est comme ça qu’ils se sont connus. C’était un soir de printemps, en 1993. Il l’a sauvée, il est resté à l’hôpital. Deux mois, c’est ça ? Elle a veillé tout ce temps sur son chevet.
— Et t’aurais pas pu tomber amoureux d’elle, non ? Ça aurait évité à ma mère et mes sœurs de se faire piéger dans cette histoire de malédiction.
Mais Fred devait ramener la jeune fille sur le terrain de la rationalité.
— Jo, je ne crois pas aux malédictions !
— Personne n’y croit vraiment, confirma Hector.
— Il n’y a pas de malédiction, continua Fred, se tournant vers son ami. Juste un type qui tire des ficelles pour te faire tourner en bourrique. Il te raconte une histoire. Mais il n’a pas encore tout révélé…
— On est d’accord.
— OK, les mecs, reprit Joanie, qui venait de se calmer, alors on fait quoi ?
— Toi, tu ne fais rien. Hector, si j’étais toi, ce que je ne suis pas, j’irais voir cette ruine.
— J’ai d’autre priorités !
— Que tu crois, objecta Fred. Je pense que cette bicoque a pris feu au moment opportun… Tu dois aller là-bas, chercher ce que les autres n’ont pas pu trouver. Quelque chose qui t’attend.
Joanie essaya de faire pencher la balance du côté de l’opinion d’Hector.
— Mais non ! Il doit retrouver les types qui ont assassiné ma famille.
— Oui, mais là, reprit le sage entraîneur, il est dans un tunnel tout noir. Et je ne serais pas surpris qu’il trouve une source de lumière adéquate dans le tas de cendre. Tu vas venir chez moi, ajouta-t-il, se tournant de nouveau vers son ami, je te filerai quelques outils. Si, avec ça, tu ne trouves rien, je serai prêt à admettre que je me suis trompé. Bois ton truc, petite, on s’en va.
-
Dans un petit hameau de campagne, à quinze kilomètres de là, la rue mal éclairée virait à gauche en descente. Un portail se tenait discrètement à l’écart du bord de la route, s’ouvrant sur une allée qui remontait dans l’obscurité, vers une maisonnette qu’on ne distinguait pas depuis la rue. La Mini Cooper d’Hélène, qui venait de passer devant un petit arrêt de bus en bois, sur une place triangulaire bordée de marronniers, avait parcouru une petite cinquantaine de mètres avant de s’arrêter devant la timide entrée qu’un gros pick-up blanc poussiéreux venait de franchir. Quelques secondes plus tard, Fred ressortit de chez lui, un sac de sport à la main, et le tendit à Hector, sous les yeux intrigués de Joanie, restée assise dans la citadine anglo-allemande.
— Tiens, prends ce sac, il y a tout ce dont tu as besoin. Visite le manoir de nuit, pour ne pas te faire emmerder. Trouve une anomalie.
— Dans les restes d’un manoir calciné ?
— Précisément, confirma Fred à son ami, toujours perplexe, qui venait de reprendre place au volant. Je te fiche mon billet qu’il y aura une anomalie, un truc qui se voit comme le nez au milieu de la figure.
Joanie avait, elle aussi, du mal à comprendre l’intérêt de ce type de recherche.
— Un truc que les flics n’auront pas trouvé ?
— Exactement, expliqua Fred, parce que, un, ils ne cherchent pas, deux, ils ne sont pas équipés pour. Fais gaffe à toi, prévint-il, tu es peut-être encore un peu rouillé, tu n’as peut-être pas encore repris tous tes réflexes, tâche de ne pas te faire piéger… Et tâche de ne pas rester plus de trente minutes au même endroit. Ça me permettra de savoir que tu n’es pas bloqué avec mes jouets…
— De quoi il parle, demanda Joanie ?
— Tous les outils que je viens de lui filer, je les laisse pas partir sans surveillance, je veux les revoir à la fin du film…
— Je ferai attention, merci. Elle peut rester chez toi ?
Le service qu’Hector demandait à son ami n’avait pas l’approbation de la jeune fille.
— Ça va pas, je le connais à peine. Et en plus, il lève même pas le petit doigt pour ma mère…
— Jo, ça va, répondit Hector, comme pour la rassurer, j’ai la plus grande confiance en lui. Et là, il vient de faire bien plus que de lever le petit doigt pour elle, pour toi, l’air de rien.
— Tu sais bien que ce n’est pas possible, répondit cependant Fred. Je ne peux pas la loger.
Joanie y vit un signe de victoire.
— Tu vois, tu dois me prendre avec toi.
Mais Hector était inflexible.
— Pas question.
— Mais si tu ne reviens pas, je deviens quoi, moi ?…
— Je vais revenir, rassura Hector.
— Oui, mais si tu ne reviens pas…
— Alors, ils auront gagné, et, dans ce cas, il faudra que toi, tu te fasses oublier, pour ta sécurité. Marie s’occupera de t’envoyer dans ta famille, grands-parents, oncle, tante…
— Et ma mère ? demanda encore la jeune fille.
— Elle et tes sœurs ne risquent plus rien là où elles sont. Il n’y a plus que ta propre sécurité qui compte. Fred, s’il te plaît, prends-la et appelle Marie, elle viendra la chercher.
À contre cœur, Joanie sortit de la voiture et la regarda s’en aller.
1 - égoïste
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