Première partie
Il est 20 heures. Je le sais parce que le journal télévisé vient de l’annoncer. On est dans la cuisine, assis, les yeux fixés sur l’écran qui bouge. Alice a cuisiné un cassoulet maison pour le dîner.
On est là, silencieux.
Elle. Moi. Et l’autre.
Quand je pense que tout allait bien il y a encore quelques jours. Que tout était normal. Et honnêtement, je ne suis pas sûr de savoir à quel moment tout est parti en vrille.
Mais je pense savoir quand ça a commencé. Quand ma vie s’est mise à changer. Quand les rouages se sont mis en marche sans même que je m’en rende compte et que la machine de mon destin a démarré.
Tout a débuté quand je me suis mis à entendre des bruits étranges dans l’appartement. Comme du parquet qui craquait ou des portes qui s’ouvraient. J’ai grandi à la campagne, j’ai donc l’habitude de ce genre de phénomènes. Le bois, ça travaille, surtout avec l’humidité de l’hiver. Quand j’étais gosse, j’étais persuadé que c’étaient des fantômes qui se promenaient dans le grenier de notre vieille baraque et faisaient la fête toute la nuit. Mais avec l’âge, j’ai fini par comprendre que ces bruits n’étaient que les gémissements de douleur des poutres et des lattes, ou au pire, des musaraignes qui se baladaient dans les combles.
Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est que cela n’était jamais arrivé depuis que j’avais emménagé avec Alice. Et puis l’appartement est tout neuf, on est ses premiers occupants. Au moins on ne risque pas d’être hanté par des précédents locataires tués à coup de hache. Il reste la possibilité du fameux cimetière indien, mais en France, ce cliché parait bien moins peu probable.
Je suis du genre pragmatique. Il en faut beaucoup pour m’effrayer. Alors des craquements, ça passait encore. Mais j’ai commencé à vraiment angoisser quand je me suis mis à entendre des bruits de pas. Je me suis levé plusieurs fois avec mon téléphone en guise de lampe torche, prêt à appeler le 17, persuadé d’avoir entendu quelqu’un marcher dans la pièce principale. Mais il n’y avait toujours qu’une profonde solitude quand je profanais l’obscurité de la nuit.
Ça a continué à empirer jusqu’à ce que ces bruits soient proches. Vraiment proches. Un soir par exemple, j’ai entendu des bruits de pas dans la chambre. Juste à côté de moi. Alice respirait profondément de l’autre côté du lit, j’étais donc sûr que ce n’était pas elle. Puis je me suis mis à entendre une seconde respiration.
J’étais cent fois trop terrifié pour bouger. Et le pire c’est que c’est arrivé plusieurs fois. Une véritable terreur nocturne, sauf que je ne voyais aucune forme. Juste l’obscurité complète brisée par l’affichage numérique de mon réveil. Et dans ces ténèbres rodaient une présence. Une présence qui partait de mon côté du lit puis traversait la chambre avant d’ouvrir la porte. Alors la lumière du couloir s’allumait, puis le robinet de la salle de bain se mettait à couler quelques secondes. Elle tirait parfois la chasse d’eau, puis éteignait les lumières avant de retourner vers moi et de disparaître.
Je faisais tout pour me convaincre que ce n’étaient que des rêves. Mais je n’y arrivais pas. Pourtant, ça ne pouvait être que ça. Des cauchemars, plus vrais que nature. Beaucoup trop vrais à mon goût. Tellement vrais que lorsque je me pinçais pour savoir si j’étais endormi, les marques restaient jusqu’au petit matin. Pour moi cela ne faisait aucun doute que quelqu’un se trouvait dans mon appartement la nuit. Qu’un être pénétrait dans ma chambre. Dans mon intimité. J’aurais pu jurer sur mon âme qu’une personne était là, dans la pièce, avec Alice et moi.
Il y avait aussi cette sensation d’être observé. Tout le monde l’a déjà ressenti dans sa vie, ça n’a rien d’extraordinaire. Mais quand cela m’arrivait lors de ces nuits de terreur, je me mettais immédiatement à pleurer et à trembler. Comme si cette chose parvenait à voir les tréfonds de mon âme. Tous mes doutes, mes craintes, mes regrets, mes angoisses, mes peurs. J’étais comme coupé en deux, ouvert comme un livre dont toutes les connaissances étaient à libre disposition, révélant tous mes secrets les plus honteux que même Alice ne connaissait pas après 3 ans de relation. Cette chose voyait tout. Absolument tout. En sa présence, je n’étais plus Fabrice, le petit comptable aux cheveux bruns et ébouriffés, aux nombreux tatouages et à la personnalité joviale. J’étais un bout de viande. Une enveloppe corporelle qui n’avait que ses oreilles pour entendre l’horreur de l’inconnu, et ses yeux pour évacuer sa terreur.
La journée, tout allait bien. Je travaillais -et travaille toujours plus ou moins- dans une entreprise de BTP où je fais toute la partie comptable. Un job alimentaire qui, sans m’extasier, me plait plutôt bien. L’ambiance est sympa, mon patron est un gars bien et je suis souvent augmenté vu que les affaires tournent bien. Donc quand le soleil inondait la ville, je faisais mon maximum pour ne pas penser à ces évènements. Je me concentrais sur mes missions et prenait pour vérité ce que tous mes amis me disaient : c’était des terreurs nocturnes, et à part voire un psychiatre, il n’y avait rien à faire.
Mais ça a commencé à envahir aussi mes journées. Plus précisément mes soirées. Je rentrais du travail vers 18 heures, et j’ai commencé à sentir des différences par rapport à d’habitude. Des affaires à moi qui avaient bougé, comme des boites de jeux ou bien des habits. Et quand je demandais à Alice, elle m’assurait n’avoir touché à rien. Alors j’ai commencé à penser qu’elle me trompait. Même si ça me faisait mal au cœur, c’était la seule explication plausible. Parce que quand je revenais du travail, j’avais réellement la sensation que quelqu’un avait passée la journée dans mon appartement.
Je ne saurai pas vraiment expliquer comment je pouvais sentir cela. Mais je le sentais. Peut-être était-ce l’air de la pièce ? Une odeur particulière que mon subconscient ne reconnaissait pas ? Je suis même rentré plus tôt un jour, rongé par la paranoïa que ma petite copine se fasse sauter en mon absence. Mais il n’y avait personne. Et ce n’est clairement pas son genre de toute manière. J’ai continué de douter jusqu’à ce que je vois un changement qui ne pouvait pas être expliqué par la présence d’un autre homme.
Des fichiers avaient bougé sur mon ordinateur. Et après vérification, ils avaient bougé à des heures où j’étais au travail.
Alors qu’il est protégé par un mot de passe.
J’ai commencé à faire le lien avec ce qu’il se passait la nuit. Je m’étais si intimement persuadé que ce qui m’arrivait était de l’ordre du cauchemar que je n’avais pas imaginé que cela puisse impacter ma vie la journée. Mais là, je ne pouvais plus vraiment douter. Cette certitude que quelqu’un errait la nuit rejoignait la sensation que quelqu’un squattait la journée.
Il y avait donc bel et bien quelqu’un qui venait dans l’appartement. Quelqu’un qui connaissait mon mot de passe. Quelqu’un qui avait les clés pour rentrer la nuit alors que la porte était fermée à double tour. Alors j’ai fouillé tout l’appartement à la recherche de quelque chose d’anormal. Caméra-espion, cachette secrète, je suis allé jusqu’à examiner le plancher et le plafond pour vérifier qu’il n’y avait aucune trappe.
J’ai essayé de me raisonner. De me dire que les fichiers sur mon ordinateur s’étaient déplacés tout seul à cause d’un bug. Que mes affaires ne bougeaient pas vraiment, ou que c’était Alice qui le faisait sans s’en rendre compte. Que les évènements orchestrés par la lune n’étaient que le fruit de mon imagination dérangée et débordante au bord d’un déni de burn-out.
Un soir, après une bonne demi-heure sans réussir à m’endormir, l’esprit trop tourmenté par ma vie qui se transformait en un Paranormal Activity, la porte de la chambre s’est ouverte. Et grâce à ma lampe de chevet, j’ai pu voir pour la première fois cette soi-disant présence :
Rien. Il n’y avait personne.
Pourtant la porte s’est bien ouverte. Elle s’est aussi refermée. J’ai entendu les mêmes bruits de pas que d’habitude se rapprocher de moi alors qu’il n’y avait absolument personne.
Même si je ne voyais aucune silhouette, je pouvais la sentir. La présence. Elle semblait encore plus forte que d’habitude. Encore plus perceptible. Encore plus inexplicable…
Lorsqu’elle s’est arrêtée à côté de moi, j’ai tendu mon bras timidement. Je ne suis pas sûr de savoir ce que je m’attendais à ressentir… Une sensation de froid ? Une petite brise ? Une décharge ?
Le lit s’est alors affaissé. Comme si quelqu’un venait de s’allonger. Exactement à ma place.
Je suis resté sans bouger pendant une minute. Même ma respiration s’était coupée. La présence était partie, mais… Je ne comprenais pas. Est-ce que je venais de rêver ? Est-ce que j’avais eu une hallucination ? Est-ce que j’étais fou ?
J’ai commencé à me sentir vraiment mal. Mon cerveau ne comprenait pas. Je venais d’assister à un paradoxe. Un bug dans la matrice. Quelque chose que mon processeur ne pouvait analyser. Un évènement impossible, classé immédiatement dans un dossier « rêve » au fin fond de ma mémoire. Pourtant cela venait d’arriver. Je venais de le voir. Mais cette expérience venait d’être radiée du plan de l’existence, puisqu’elle ne pouvait pas avoir eu lieu.
Mon esprit était comme le chat de Schrödinger. Dans deux états diamétralement opposés simultanément, incapable de décider lequel était réel ou non. J’avais l’impression d’imploser. J’avais besoin d’aide et vite.
Alice s’est alors tournée vers moi. Je tremblais comme une feuille et ma sueur commençait à imprégner le matelas, seul moyen de réguler ma surchauffe. Elle a alors posé sa main sur mon front et a commencé à me demander ce qu’il se passait, visiblement inquiète. Je devais ressembler à un putain de cadavre.
« Qu’est-ce qu’il t’arrive mon cœur ? »
J’ai pas voulu répondre honnêtement. Car ça n’avait aucun sens. Car je n’étais même pas sûr que cela s’était vraiment passé. Alors j’ai essayé de détourner la conversation, très maladroitement.
« T-Tu… Pourquoi tu dors pas ma chérie ?
— Comment tu veux que je dorme, tu viens de rentrer dans la chambre. Tu sais bien que ça me réveille à chaque fois, ma petite patate douce.
— … Q-Quoi ?
— M’enfin mon cœur, tu m’as fait un bisou sur le front y a 2 minutes, tu as bien vu que je dormais pas. Mais qu’est-ce qui t’a-… Fabrice ?! »
Il m’a fallu quelques secondes pour assimiler l’information. Pour comprendre l’incompréhensible. La réalisation m’a alors traversé le crâne comme une barre à mine lancée à pleine vitesse, me remplissant d’une douleur que je n’avais jamais rencontrée auparavant. Une souffrance ardente et intolérable, mais heureusement très brève et presque libératrice.
J’aurais pu jurer que je venais de mourir.
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