Chapitre 5-2

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Lorsque Kate arriva dans le hall d’entrée, et constata avec surprise que l’hôtel était étonnamment silencieux, et en vint à la conclusion que tout le monde devait être encore endormi. Derrière elle, la porte s’ouvrit grand, laissant entendre le sifflement du vent glacial s’engouffrant dans le vestibule et des bruits de pas étouffés. Kate se retourna en sursaut, et sentit le sang quitter son visage.

Dans l’embrasure de la porte se tenait une large silhouette, des bûches sous le bras et la hache à la main, emmitouflée dans un immense manteau de peau, le visage caché par une écharpe rouge. La figure fit quelques pas pénibles, trainant sous le poids de ses vêtements. Elle franchit la deuxième porte. Kate recula, sentant son cœur battre la chamade dans sa poitrine.

La figure évolua vers elle d’une marche chaloupée, handicapée par son chargement. Elle laissa tomber la hache contre le mur et, d’un geste, dégagea l’écharpe de son visage :

« Bonjour ! Déjà debout ? »

Kate soupira de soulagement. Ce n’était que la femme d’hier soir qui lui souriait amicalement.

« Oui ! Et vous ? » demanda-t-elle en lui rendant son sourire.

« Ça va, ça va ! T’as faim ? J’vais préparer le petit déjeuner pour ces marmottes là-haut ! »

Elle ramassa la hache et avança de la même démarche instable. Elle emprunta le couloir longeant les escaliers en direction de la cuisine. Kate lui emboita le pas avec curiosité.

Le couloir étroit donnait sur une petite porte que la femme ouvrit avec difficulté. Elle s’y prit à trois reprises avant de simplement utiliser le manche de la hache comme levier.

La cuisine du Polar Hôtel était spacieuse et fonctionnelle. On pouvait y travailler à plusieurs sans se marcher dessus et y circuler aisément tout en transportant des plats lourds. Du sol dallé d’ardoise se dégageait une douce chaleur agréable sous les pieds. Contre la porte pendait négligemment un fusil de chasse.

« Au fait ! J’me suis pas présentée je crois. Moi c’est Meredith, ou Merry. C’est plus court. » dit la femme. Elle empila les bûches qu’elle portait sous le bras sur un immense tas de bois dans un coin de la cuisine, puis posa la hache négligemment dessus. Elle déboutonna son manteau et l'accrocha à côté de la porte par laquelle elles étaient entrées. Elle portait la même robe de toile que la veille. Alors qu’elle s’affairait à sortir les poêles et les casseroles, elle remarqua Kate qui la fixait avec de grands yeux. Elle lui sourit, un sourire interrogateur qui fit monter le sang aux joues de la jeune fille. Kate s’empressa de détourner la tête, confuse, et alla porter son regard sur la petite porte à sa droite. Merry jeta un coup d’œil dans sa direction et expliqua, tout en sortant un percolateur de sous le plan de travail:

« Là c’est le garde manger. Si t’ouvres la porte, t’as un petit escalier qui va vers une annexe accolée à l'hotel. C’est presqu’aussi glacial que dehors, alors tu peux conserver quasiment n’importe quoi ! C’est parce que ça été construit en surface, pas comme la salle de la chaudière qu’est directement sous l’hôtel », dit-elle en désignant du menton une autre porte à moitié cachée par le tas de buche, « C’est aussi là que t’as la buanderie. Je crois que Piotr doit y être en ce moment même avec Becky, ‘fin bon y’a pas 36 moyens de savoir, faut juste attendre, parce que c’est impossible de l’ouvrir de l’extérieur à moins d’avoir la clé, tout comme le garde manger. »

-C’est impossible de l’ouvrir de l’extérieur ? » s'interrogea Kate

-Et ouais, faudrait pas que qui que ce soit vienne fureter et faire n’importe quoi, vu que personne n’est prêt à faire des tours de rondes en cas d’arrivage intensif. » dit Meredith en riant.

Elle ouvrit un placard pour en sortir un sac de grains de cafés. Elle en prit une poignée qu’elle jeta dans le percolateur. Le craquement du café broyé résonna dans la cuisine, couvrant le silence qui s’installait.

"N’empêche, c’est le petit qui va être content ! Ça fait tellement longtemps qu’on lui parle de toi, il était au bord de l’explosion le pauvre ! C’est à peine s’il voulait aller au lit hier soir ! J’ai dû m’y prendre à trois reprises haha !

-le… petit ?

-Ouais ! Mon fils ! Enfin je crois que c’est surtout la couleur de ta peau qui l’intéresse… " fit-elle avec un sourire triste

« Tu peux aller dans le salon pendant que je prépare à manger, si tu veux », lança Merry à Kate en se tournant « ça sera pas prêt avant un p’tit moment. »

Kate ramena sa robe de chambre contre elle, et sorti silencieusement de la cuisine, ne sachant que faire d’autre que s’exécuter. Ses chaussons glissaient sans bruit sur le parquet. Elle fit quelques pas, pour se retrouver encore une fois dans ce hall d’entrée. Elle s’arrêta un instant, contemplant la cours enneigée à travers la porte vitrée. Le ciel teinté des lueurs de l’aurore avait laissé place à un voile bleu pâle, traversé par quelques nuages bas. Kate souffla du nez, se rappelant cette semaine passée à Brighton avec son père durant laquelle elle s’était mise en tête d’apprendre à reconnaitre tous les nuages par leur nom.

Fier comme un coq, Cyrus Greenmoor s’était fait une joie de s’improviser professeur, pas pour très longtemps cependant, car il constata vite que l’attention de son élève se portait rapidement sur les vieux pêcheurs assis en face du port ou sur quelques coquillages aux formes incongrues, plutôt que sur tous ces nuages aux noms compliqués qu’il tentait désespérément de lui faire remarquer.

Kate se détourna de la porte, et se dirigea vers la grande salle à sa gauche qu’elle n’avait pas encore visitée et qui devait probablement être le petit salon. Elle pénétra sous l’arche pour découvrir une pièce spacieuse, de laquelle émanait une impression de chaleur, avec ses murs tapisés de rouge et sa large cheminée de marbre noir sur laquelle tronait un immense miroir assez haut pour frôler le plafond blanc de son cadre couvert à la feuille d’or.

Des canapés de velours adossés à l’appui de fenêtre faisaient face à un tapis marocain sur lequel trônait, pour son plus grand plaisir, un large quart de queue brillant sous la lumière matinale. Elle s’avança à pas de loup, relevant son clapet verni avec précaution. Elle en joua quelques notes. Ses minces doigts glissèrent comme de l’eau sur les touches d’ivoire, et les notes résonnèrent dans tout l’hôtel. L’accoustique incroyable de la pièce la fit pousser un petit cri de ravissement. Elle leva la tête alors que l’écho s’en allait mourir dans les étages de la bâtisse, lorsqu’elle remarqua des photos encadrées sur l’appui de cheminée. Curieuse, elle s’en approcha. Les lourds masques africains pendus au mur la suivèrent de leur regard vide, un rictus gravé sur leur visage de bois.

La première photo représentait un groupe de personnes devant les grilles ouvertes du Polar Hotel. Ils avaient tous un air très solennel, un homme avait une bouteille de champagne à la main. Au centre, mon Dieu, Emmelia ! Avec au moins vingt ans de moins ! Ses cheveux étaient encore sombres, bien que déjà grisonnants. Elle souriait, elle avait tenu l’interminable minute de pose que demande la prise d’une photo, tant sa joie était grande ! Piotr était là aussi, derrière elle, le dos droit, les mains derrière lui, semblant défier l’appareil de son regard glacial. Il avait l’air si jeune lui aussi…. Elle porta son regard sur une autre photo. Un paysage arctique, de nuit. Dans le ciel, des lumières dansantes ; l’aurore boréale.

Kate sourit. Elle avait lu tellement de livres qui parlaient de ces lumières venues de l’espace. Elle garda intimement l’espoir de pouvoir en voir une, quand son cœur s’arrêta de battre. Sur la troisième photo, Emmelia encore, elle devait avoir le même âge qu’elle, peut-être un peu plus jeune, le visage fermé, ce port altier qu’elle avait encore conservé aujourd’hui, et à côté d’elle un jeune homme, oh jeune, si jeune….

Henry Greenmoor la toisait du regard, un regard si fermé, si méprisant qu’elle ne lui connaissait pas, un regard à faire froid dans le dos. Même lorsqu’il devait poser pour des journalistes, elle n’avait jamais vu autant de dédain dans ses yeux. Mais qu’est-ce qui pouvait lui faire adopter une telle attitude ?

« Ah, je savais bien que je trouverais un petit oiseau échappé de sa cage ici ! »

Kate se retourna en sursaut. Un jeune homme séduisant, d’environ vingt-cinq ans, venait d’entrer dans le salon d’un pas nonchalant, les mains dans les poches de sa robe de chambre, un journal sous le bras. Sa barbe était taillée de près, et ses yeux verts profonds semblaient la sonder de part en part à travers ses minces lunettes cerclées de fer.

« Aaron Müller, psychiatre », dit-il en tendant la main vers elle, « ravi de vous rencontrer. »

Sa robe de chambre entrouverte laissait entrevoir son torse nu.

Kate sentit le rouge lui monter aux joues, et dut faire de son mieux pour ne pas regarder plus bas que les yeux du jeune homme, devant faire honneur au nom qui était le sien, car visiblement, malgré le laisser aller auquel il était sujet, son interlocuteur était de bonne famille.

« Moi de même, Monsieur. Je me présente, Kate Greenmoor »

-Je sais, ou plutôt j’avais deviné, répondit l’homme avec un sourire, Vous ressemblez à Emmelia. Vous avez le même air. »

Kate déglutit.

« Vous êtes psychiatre disiez-vous. Qu’est-ce qui vous a attiré ici, si je puis me permettre ? »

Aaron sortit un étui à cigarettes de sa poche, lâchant Kate des yeux un instant, l'air soudain grave.

« J’ai été convié ici il y a de cela six mois pour soigner Mlle.Rebecca, la protégée de votre Grand-Tante. »

Il sortit également un briquet, et alluma une des cigarettes qu’il porta à sa bouche. Il prenait de grandes inspirations et laissait échapper des ronds de fumée grises, les yeux à nouveau rivés sur Kate. Il l’observait avec attention, appuyé contre la cheminée. Des bruits de pas en provenance la cuisine remontèrent le couloir et firent grincer les lattes du plancher. Des éclats de voix se firent entendre.

« Ah, la voilà justement » remarqua le psychiatre en se tournant vers le hall.

L’immense silhouette de Piotr apparut dans l’entrée, les bras chargés de linge propre qui embaumait toute la pièce.

« Ah ! Printzessa, vous êtes enfin levée ! » lança-t-il d’un air guilleret, « Becky, viens dire bonjour à Kate ! »

Quelqu’un remonta le couloir d’un pas léger, presqu’inaudible. Aux côtés du géant apparut une jeune fille mince aux longs cheveux noirs et lisses distraitement remontés en un chignon sur le haut de son crâne. Les bras chargés de draps, elle balayait lentement la pièce des yeux, s’arrêtant finalement sur Kate, ses iris d’obsidienne pointées sur elle, la regardant sans vraiment la voir. Son visage rond resta anormalement inexpressif. Sans dire un mot, elle se délesta de son chargement qu’elle donna à Piotr, et s’avança vers Kate, la fixant toujours de son regard vide.

« Bonjour Kate, je suis très heureuse d’enfin te rencontrer. » dit-elle simplement en lui tendant la main.

Kate la prit, la laissant l’avaler. Ses doigts minces aux tons caramels s’enroulèrent autour de son poignet comme des serpents, qui frémit à leur contact.

Ils étaient glacials.

La jeune fille eut un mouvement de recul, sa main toujours emprisonnée dans celle de Becky tandis que celle-ci n’affichait toujours aucune réaction.

« KATE ! »

Une boule brune fonça vers elle, bousculant tout sur son passage et fila se pendre à sa robe de chambre, tendant vers elle un visage constellé de tâches de rousseur.

« Kate ! Kate ! Je voulais te dire bonjour hier soir ! Mais Maman a pas voulu ! C’était bien le train ? Il allait vite? Et c’est comment Londres ? C’est plus grand que l’hôtel ? »

-« Jimmy », lança une tante Emmelia hillare en entrant dans la pièce, « laisse Kate respirer un peu ! Tu ne t’es même pas présenté ! »

« Mais je la connais moi Kate ! » lança le petit garçon la mine boudeuse.

« Mais est-ce que Kate te connait, elle ? » demanda la femme en prenant l’enfant dans ses bras, « Y as-tu seulement songé ? »

« Maintenant oui ! » répondit Jimmy, l’air malin.

Emmelia sonda du regard l’enfant posé sur sa hanche, un léger sourire au coin des lèvres. Elle souffla du nez.

« Toujours réponse à tout à ce que je vois, Monsieur ! » , puis, se tournant vers Kate, elle ajouta, « Bien Kate, il me semble que tu as rencontré tout le monde ! Comment as-tu trouvé ta première nuit ici ? »

Avant qu’elle n’eut le temps de répondre, Meredith jaillit dans la pièce, un plateau d’argent rempli de tasses de porcelaine dans les bras. Elle posa le sur une table basse, ramenant avec elle les parfums d’œuf, de lard, de toast, de haricots depuis les profondeurs des cuisines.

« C’est prêt », ajouta-t-elle simplement.

« Oh Merry, tu es un amour ! Je m’en chargerais moi-même si je n’avais pas autant de travail ! », s’écria Emmelia en déposant Jimmy sur le canapé vermillon, « D’ailleurs si tu pouvais me mettre une assiette de côté, il va falloir que j’y retourne bientôt ! »

« Tu manges pas avec nous ? » demanda l’écossaise, l’air concerné.

« Grand Dieu, non ! Je viens d’ouvrir une lettre urgente d’un de mes négociants en Inde ! Il veut que je m’y rende pour réorganiser notre affaire, je dois aller méditer pour trouver une parade et l’éviter si je peux ! En parlant de méditation, tu sais ce qu’il est arrivé aux grenouilles de bénitier ? »

Aaron pouffa.

Meredith lui jetta un coup d’œil glacial, puis tourna lentement les talons et repris spn chemin vers la cuisine.

« Tu devrais pas te moquer, je pense que nous devrions plutôt être reconnaissants de leur présence ici, surtout avec ce qu’y se passe en ce moment. »

« C’est ça », soupira Emmelia en se frottant les yeux d’une main. Piotr déposa à terre le panier de linge, et s’étira dans un craquement. Jimmy rit, essayant en vain de l’imiter. Emmelia fit mine de se diriger vers la sortie, attrapant une tasse au passage, lorsqu’elle s’exclama « Oh j’oubliais ! »

Elle fouilla dans sa poche, et sortit une grosse clé à laquel était attaché un numéro sculpté dans l’ivoire.

Elle la lança à Kate, qui, de surprise, la laissa choir. Écarlate, elle se baissa pour la ramasser sous l’hilarité de sa Grand-Tante.

« La clé de ta salle de bain ! J’aurais dû te la donner avant, mais ça m’est sortit de la tête ! Tu peux te faire un brin de toilette à n’importe quelle heure de la journée ! » ajouta-t-elle non sans un brin fierté, « la chaudière fonctionne 24h sur 24 ». Puis elle s’éclipsa, aussi rapidement qu’elle était apparue. Aaron soupira, et écrasa sa cigarette dans un cendrier posé sur la cheminée. Il ota ses lunettes, et entreprit de les nettoyer. « Bien, Becky, lança-t-il sans même lever les yeux, « je propose que nous reprenions notre séance après le petit-déjeuner. »

« Bien, docteur. » articula lentement la jeune inuit dont Kate avait presqu’oublié la présence. Elle quitta la pièce sans un bruit, récupérant silencieusement son chargement, talonnée par le docteur Müller. Sur la cheminée, la cigarette écrasée laissait échapper de longues langues de fumée grise et âcre, formant un épais brouillard au dessus de leur tête. Jimmy afficha une mine dégoûtée, remontant son col au dessus de son nez. Kate eut un petit sourire et croisa le regard de Piotr : tous deux approuvaient silencieusement la réaction de l’enfant. Depuis le couloir se firent entendre les pas rapides de Meredith, qui jaillit dans la pièce, les bras chargés de nourriture.

« Quelle horreur ! » s’écria-t-elle en toussant « Pourquoi il s’efforce toujours de fumer ces immondices à l’intérieur ! Combien de fois j’lui ai répété de faire ça dehors ?! On peut même pas aérer ! »

-Il faudra attendre que la fumée se dissipe » lança Piotr d’un air morne, les yeux rivés sur le plafond.

Meredith lança un regard mauvais à la cigarette consumée sur la cheminée, puis soupira.

« Bon, venez manger vous autres ! »

La jeune femme s’empressa de ramasser le plateau à thé, se dirigeant avec précaution vers la salle à manger, Jimmy sur les talons.

Kate attrapa du coin de l’œil Piotr en train de la regarder, l’air soucieux. Elle s’apprêtait à lui faire face lorsque celui-ci quitta la pièce de sa démarche agile. Elle le suivit du regard avant de lui emboiter le pas. Les religieux émergèrent de la cage d’escalier, à la queue leu-leu comme un cortège de mauvais augure.

La cigarette entièrement consumée vomit une dernière volute de fumée avant de s’éteindre pour de bon.

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