L'hiver était là.

Mais le soleil brillait !

Le soleil d'Austerlitz !

J'étais prêt, debout à côté des tentes de l'infirmerie, mes instruments de médecin étaient propres, il y avait déjà un tas de chiffon à utiliser pour les pansements, je voulais sauver des vies.

J'y croyais !

J'étais un chirgurgien !

Je connaissais la guerre !

La bataille d'Austerlitz dura neuf heures.

La veille, l'empereur était passé entre les bivouacs et avait expliqué les manoeuvres du lendemain.

On l'acclama !

VIVE L'EMPEREUR !

Je l'acclamais comme les autres et l'adorais !

VIVE L'EMPEREUR !

"Les positions que nous occupons sont formidables et, pendant qu'ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc."

La sûreté, le pouvoir, la puissance, l'Aigle volait toujours plus haut, plus près du soleil !

La bataille d'Austerlitz dura neuf heures.

Les divisions de Bernadotte, de Davout, de Lannes, de Soult, de Murat, plongées dans les combats luttèrent contre les troupes des Russes et des Autrichiens.

La bataille des Trois Empereurs !

Je ne vis rien de la bataille, rien de ce merveilleux soleil de décembre qui brilla dans le firmament.

Je ne vis rien de tout cet héroïsme.

Moi, je vis les blessés et je vis tout le sang.

Et sous le soleil d'Austerlitz, j'appris enfin ce que signifiait la guerre.

Les soldats moururent entre mes mains et je m'affolais.

" Un bâton dans sa gueule !, hurlait Dominique-Jean Larrey, le médecin chef et mon supérieur.

- Un bâton ?," murmurais-je sans comprendre.

Un brancardier me bouscula et plaça entre les mâchoires crispées de douleur du soldat couché devant moi un petit bâton.

" Imbécile !, claqua Larrey. Il faut amputer, tu ne fais que jouer avec lui !

- Jouer ?

- La jambe est perdue. Il faut amputer !

- Mais..."

Le jeune soldat dardait des yeux de fou sur moi, sa jambe avait été brisée par un éclat d'obus.

Et moi...

Moi, je me fis boucher.

Et j'appris ce qu'était la guerre.

La bataille avait commencé à l'aube, dans la lueur des torches, on avait acclamé Napoléon dans le froid et le brouillard, la sueur des chevaux montait dans l'air. C'était féérique.

On entendait les cris de "VIVE L'EMPEREUR, VIVE LE PETIT TONDU !"

L'euphorie du combat et la volonté de vaincre portaient les coeurs et les âmes.

Même moi.

Les attaques et les contre-attaques se mêlèrent dans cette journée mémorable, sous le soleil étincelant.

Les forces de Koutouzov contre les divisions de Napoléon.

Et l'Empereur fut vainqueur, malgré son infériorité numérique, malgré la puissance de ses ennemis, l’empereur François Ier d'Autriche et du Saint-Empire et de l'empereur russe Alexandre Ier..

Porté par ses soldats et par la fougue de ses généraux.

Je vis les cavaliers de Murat passer dans la fumée des tirs d'artillerie, au mépris du danger.

L'air était saturé de poudre et on m'appelait dans les tentes de l'infirmerie.

Tant de blessés, tant de mutilés, tant de morts.

Notre artillerie tira sur les étangs gelés et les Russes se retrouvèrent à devoir refluer. Certains régiments se trouvèrent engloutis dans les eaux glacées.

Je regardais. Le temps d'une pause avant de saisir à nouveau ma scie, mon bâton, mon alcool, mes espoirs.

Soigner.

Sauver.

J'étais un médecin.

Au soir de ce jour, la victoire française était totale. On acclamait toujours l'Empereur !

"VIVE L'EMPEREUR ! VIVE NAPOLEON !"

Et le petit tondu passait entre les bivouacs, fier de nous, fier de son armée.

On comptait 20 000 morts côté ennemi, des milliers de prisonniers et moins de 9000 morts et blessés côté français.

Je ne les vis pas tous, mais je tentais d'en sauver quelques centaines.

Perdus.

Le lendemain, Napoléon écrivit dans son ordre du jour à l'armée : "Soldats, je suis content de vous. Il vous suffira de dire 'J'étais à la bataille d'Austerlitz' pour que l'on réponde 'Voilà un brave !'"

Je ne me suis jamais senti aussi peu brave que ce jour-là...