Août 1855
Le train était poussif et on était toujours en banlieue.
" Tu n'as pas trop chaud, mon Emilie ?," demanda doucement François Rambert.
Maintenant que Soeur Clémence n'était plus, le vieil homme s'inquiétait pour sa compagne. Emilie Pavolva Romanova se tenait droite et froide, comme une statue, dans cette chaleur infernale d'août. Elle était si distante depuis qu'elle ne portait plus le voile.
" Emilie ? моя подруга [maia padrouga] ?"
S'entendre appeler en russe réveilla la femme qui retrouva son sourire.
" Mon amie ? C'est ainsi que tu m'appelles maintenant, François ?
- Je ne sais pas comment te faire revenir à aujourd'hui. Et tu n'es pas mon amie ?
- Si, François. Je le suis de tout coeur !"
Emilie tendit la main et caressa les doigts de son compagnon de voyage. François se troubla et murmura maladroitement :
"A ce train-là, nous arriverons après la bataille !"
Les yeux de sa compagne brûlèrent d'un terrible feu intérieur. La religieuse avait définitivement disparu et une autre femme renaissait.
"Tant qu'on arrive assez tôt pour retrouver Ivan, claqua durement l'ancienne aristocrate.
- Emilie... Tu n'es pas fatiguée de sang ?
- Une vie perdue !? Je suis prête à lui arracher les yeux avec mes propres dents !
- Dieu ! Je ne pense pas qu'Ivan y survive !"
François Rambert se tourna vers le paysage qui défilait trop lentement derrière les vitres de leur compartiment.
" Pourquoi as-tu laissé perdre ta vie, Emilie ? Tu étais si jeune !
- Après Moscou ? Qui aurait voulu d'une...d'une..."
Les mains tâchées par l'âge tremblaient de rage. François les saisit doucement.
" Il y avait d'autres options !
- Ah ! Un jeune chirurgien ?
- Je n'étais plus si jeune, se défendit François Rambert. Et je t'ai sauvée, moi !
- Ho si, tu l'étais ! Tu y croyais tellement...
- Qu'aurais-je pu faire d'autre ? Nous...nous étions si sûrs..."
Les deux vieilles personnes se regardèrent et la même détresse brillait dans leurs yeux.
"Comment va Sébastopol ?, demanda la comtesse russe à son ami, le soldat napoléonien, sur le ton de la simple conversation.
- Mal. Le choléra décime les troupes anglaises et la ville souffre des bombardements. La faim n'est pas le pire ennemi dans cette guerre.
- Pauvres gens !
- Tu es sûre de vouloir aller sur place, mon Emilie ?
- Je suis sûre d'aller jusqu'au bout du monde !
- Quelle soif de vengeance !, se moqua gentiment le Français. Tu me raconteras un jour ?
- Il y avait Moscou, l'incendie et..."
Le reste se perdit dans le bruit infernal que faisaient les roues du train sur les rails.
Paris disparaissait peu à peu.
On atteignait enfin la campagne du Bassin Parisien.
La route serait longue jusqu'à Prague...
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